Chez Amazon, le combat syndical qui peut faire basculer l’Amérique

2021/03/22 | Par Arnaud Leparmentier

Article paru dans l’édition du 23 mars du journal Le Monde.

En Alabama, les salariés d’un immense entrepôt du géant du Net doivent décider s’ils soutiennent la création d’un syndicat. L’affaire prend une dimension nationale

Lorsque, à la fin de l’été 2020, l’employé d’Amazon Darryl Richardson s’est rendu dans une chambre d’hôtel de Bessemer, la ville la plus pauvre de l’Alabama, pour rencontrer en secret les dirigeants du syndicat du commerce RWDSU, il n’imaginait pas le séisme qu’il allait provoquer. « Je suis encore surpris », confie cet ouvrier afro-américain de 51 ans. Avec trois collègues, M. Richardson voulait créer un syndicat dans le centre de distribution d’Amazon inauguré début 2020 et a déclenché un affrontement majeur contre l’empire de Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, qui ne tolère aucun syndicat sur le territoire des Etats-Unis.

En mars 2020, Richardson était ravi d’avoir trouvé un emploi payé 15 dollars (12,50 euros) de l’heure, le double du salaire minimum local (7,25 dollars) : « Avant de commencer, j’étais tout excité », se souvient-il. Très vite, il déchante. La prime de 2 dollars, instaurée par M. Bezos au début de la pandémie, est supprimée au bout de deux mois. « J’étais déçu, car on avait toujours le risque de Covid. » Il ne supporte pas les cadences et la surveillance durant les pauses, lorsqu’il va aux toilettes. « Cela peut conduire à notre licenciement. » Et puis, il se souvient que dans son ancienne usine automobile, « le salaire horaire s’était envolé de 12,50 à 23,50 dollars en quelques années, lorsque la firme s’était syndiquée ». Alors, avec Joshua Brewer, jeune pasteur blanc devenu président local du syndicat, et Michael Foster, ouvrier d’une usine de poulets, il va organiser la mère des batailles contre Amazon.

Le 20 octobre 2020, le petit groupe se met à manifester devant le gigantesque entrepôt d’Amazon, qui emploie 5 600 salariés, pour obtenir les signatures de 30 % des employés afin d’organiser un référendum sur la syndicalisation du site. « Nous sommes restés pendant soixante et un jours aux portes de l’entrepôt, 24 heures sur 24 », se souvient M. Brewer. Avant Noël, le nombre de signatures est atteint, le référendum doit être convoqué selon la loi fédérale.

Amazon, qui n’a pas répondu au Monde, tergiverse. Pour mieux contrôler ses salariés, l’entreprise veut organiser le scrutin elle-même, dans l’usine, alors que l’épidémie fait rage. Ce sera finalement par correspondance, avec une consultation qui s’achève dans quelques jours, le 29 mars.

 

La presse du monde entier

L’affaire a pris une dimension nationale, avec le soutien du syndicat des joueurs de football américain et une manifestation du mouvement Black Lives Matter. Le président Joe Biden, proche des syndicats, a mis en garde Amazon, sans la citer, appelant les entreprises à respecter le droit des salariés à choisir de se syndiquer ou non.

« C’est la lutte sociale la plus importante depuis des décennies, assure Stuart Appelbaum, président du syndicat RWDSU à New York. Amazon transforme industrie après industrie et créera le modèle de travail du futur. L’enjeu porte sur la manière dont seront traités les salariés. Cette élection dépasse l’Alabama et Amazon. »

Comment expliquer qu’un tel mouvement surgisse dans le Sud rural, pauvre et noir, dans un entrepôt payant deux fois le salaire minimum, et non pas chez les militants de la gauche radicale des riches régions côtières de Seattle ou New York ? Parce qu’il s’agit de la coagulation de deux mouvements, une lutte sociale et une lutte raciale, dont les Afro-Américains d’Alabama sont le dénominateur commun.

« C’est la continuation d’un processus engagé depuis quatre-vingt ans, et qui revit depuis quelques années avec la prise de conscience de l’injustice que subissent les Noirs », estime M. Brewer, qui n’est « pas surpris » : « Les gens de l’Alabama sont des combattants depuis longtemps. » Birmingham, qui jouxte Bessemer, fut, à partir du XIXe siècle, une région sidérurgique importante, et connut dès les années 1930 des syndicats non ségrégués, où les Noirs étaient cadres. Cet Etat fut le théâtre du début du combat des droits civiques, lorsque, en 1955, à Montgomery, 150 km plus au sud, Rosa Parks refusa de s’asseoir à l’arrière du bus, sur un des sièges réservés aux Noirs.

L’actualité rejoint l’histoire, à en croire l’historienne Keri Leigh Merritt, qui y voit un nouveau « mouvement des droits civiques » : « Le mouvement a commencé dans les années 1950, avec la lutte contre la ségrégation, mais était devenu un mouvement social dans les années 1960, avec des revendications sur les salaires et la santé. Il reprend aujourd’hui là où l’avait laissé Martin Luther King, lorsqu’il a été assassiné, en 1968. »

La peur du Covid-19, avec ses conséquences sanitaires et économiques, qui frappent en premier lieu les Afro-Américains, la relance du mouvement Black Lives Matter après la mort le 25 mai 2020 de George Floyd, étouffé par un policier blanc de Minneapolis (Minnesota), tout cela a permis au mouvement de se cristalliser. Sans oublier la détestation de Jeff Bezos, dont la fortune s’est envolée de 70 milliards de dollars (près de 60 milliards d’euros) pendant la crise sanitaire.

La campagne politique tourne à plein. En ce mercredi 17 mars, la manifestation de soutien à Amazon a dû être annulée pour cause d’alerte à la tornade, tandis que les salariés de l’entrepôt avaient été renvoyés chez eux. Mais, à son siège de Birmingham, le syndicat enchaîne les entretiens avec la presse, accourue du monde entier.

« Amazon pensait qu’il pouvait profiter de Noirs pauvres et que, s’il payait 15 dollars au lieu de 7,25 dollars, ils feraient ce qu’il voudrait », nous explique dans son fauteuil Michael Foster, qui a mené la campagne. Cet Afro-Américain estime que la pandémie a conduit à une prise de conscience des Américains : « Avant, les gens ne voyaient que les beaux paquets qui arrivent dans les publicités, mais pas les conditions de travail intenables. » De New York, Stuart Appelbaum renchérit. « Les travailleurs nous disent qu’ils sont dirigés par un algorithme, disciplinés par une application sur leur téléphone et virés par SMS. Ils ont le sentiment d’être traités comme des robots par des robots. C’est déshumanisant. »

Pour en avoir le cœur net, nous nous sommes rendus le lendemain sur le parking d’Amazon, gardé par une voiture de police. De nombreux salariés refusent de nous parler, l’œil rivé sur leur smartphone : il est 11 h 29 et leur pause s’achève à 11 h 30. Avant de se faire aimablement expulser par un vigile le parking est un lieu privé –, on a pu interroger quelques salariés, au ton moins véhément. « Physiquement, ça va, presque tout le monde peut le faire », assure Makayala Roberts, jeune salariée blanche de 20 ans. « Vous voulez mon avis ? Les gens sont paresseux et ne veulent pas travailler », poursuit la jeune femme, qui reproche aux syndicats de pousser les promotions « à l’ancienneté ». Elle a voté non.

Sandra McDonald, 62 ans, cigarette au bec, ne se plaint pas non plus des conditions de travail, alors qu’elle est manifestement abîmée par la vie. « Cela m’a pris un peu de temps pour devenir assez rapide. » Dans son anorak, elle se réjouit d’avoir un meilleur salaire – auparavant, elle était payée « 11 balles de l’heure », et encore, quand elle était payée ; elle se félicite d’avoir obtenu une assurance-maladie « dès le premier jour » et s’oppose fermement à toute syndicalisation. « Je connais l’Alabama. J’ai grandi dans le Sud. On n’a pas besoin de syndicat, comme les ouvriers de la sidérurgie ou de l’automobile. On peut aller voir notre supérieur, assure-t-elle. Je prie pour qu’ils perdent. »

Pour décourager les syndicats, Amazon a lancé une campagne de communication sur l’utilité de dépenser 500 dollars de cotisation par an, alors que les syndicats de grandes firmes automobiles de Detroit (Michigan) ont été décrédibilisés et leurs dirigeants condamnés dans une vaste affaire de corruption. « Dans mon syndicat c’est 1,4 % des revenus. A l’Eglise, le pasteur demande 10 % », rétorque Bren Rileyprésident du syndicat AFL-CIO pour l’Alabama. De plus, la loi de l’Etat est très restrictive. L’Alabama consacre (depuis 2016 dans sa Constitution) « le droit de travailler » : si le syndicat est créé, nul ne pourra être forcé à adhérer, à payer sa cotisation, et ce n’est pas le syndicat qui embauchera les salariés. Il aura en revanche le monopole de la représentation salariale et négociera les accords collectifs (rémunérations, santé, conditions de travail…).

Bien malin qui peut prévoir l’issue du scrutin, d’autant que les salariés afro-américains sont taiseux, quand ils ne sont pas présentés par le syndicat. Dans les jardins des maisons vermoulues de Bessemer, les calicots soutenant la syndicalisation jalonnent les rues, mais le doute subsiste : les précédents combats dans le Grand Sud n’ont pas été couronnés de succès, notamment dans l’automobile − les constructeurs étrangers fuyant les syndicats de Detroit se sont installés là à partir des années 1980. Ni les salariés de Nissan, de Volkswagen, de Mercedes ou de Boeing, n’ont voté en faveur d’une syndicalisation de ces usines.

 

Spectre d’une fermeture

Deux explications sont avancées. « Quand les syndicats arrivent, les entreprises commencent à traiter les sujets, explique Bren Riley (AFL-CIO). Résultat : certains ne voient pas l’utilité de s’organiser en syndicat. » Et puis, les Noirs et les Blancs n’ont pas fait cause commune. « Les élites blanches ont joué les Afro-Américains contre les Blancs pauvres », analyse l’historienne Keri Leigh Merrit. Chez Amazon, le cas est un peu différent : les employés sont à plus de 85 % Afro-Américains, ce qui pourrait éviter cet écueil. De plus, les ouvriers n’ont pas vu débarquer des syndicalistes du Nord sentencieux, venus leur expliquer ce qu’il fallait faire, comme ce fut le cas après la guerre de Sécession. « Notre campagne est menée en Alabama, par les travailleurs de l’Alabama », explique Stuart Appelbaum.

Que se passera-il si les syndicats gagnent ? Le spectre d’une fermeture plane, alors que M. Bezos a renoncé à s’installer à New York quand les élus locaux ont évoqué un syndicat. « Je ne veux pas que cela se termine comme en Floride, où ils ont fermé trois brasseries après leur syndicalisation », craint Sandra McDonald.

« Ou iraient-ils ? Ils ont besoin de [cet entrepôt] pour desservir le pays », se rassure Joshua Brewer. « Si nous gagnons, nous allons assister à une explosion de syndicalisation à travers les Etats-Unis et le monde », prédit M. Appelbaum, qui ajoute : « Peu importe le résultat du vote, nous avons déjà gagné. Nous avons montré qu’on pouvait affronter Amazon, qui croyait qu’on n’obtiendrait même pas l’organisation d’un scrutin et nous a jamais pris au sérieux. Les gens ont compris que si on peut le faire en Alabama, connu pour ne pas être favorable aux syndicats, on peut le faire partout. »

L’affaire crée du tumulte chez les républicains. « Amazon devrait comprendre que sa guerre contre les petites entreprises et les valeurs des classes laborieuses a brûlé ses ponts avec ses anciens alliés », accuse le sénateur de Floride Marco Rubio dans une tribune publiée par USA Today. A contre-courant de l’antisyndicalisme de son parti, il met en garde : « Le temps où les patrons pouvaient considérer comme acquis le soutien des conservateurs est révolu. » Le pasteur Brewer répond : « Je l’encourage à appeler ses amis républicains pour nous aider dans ce combat. »