La petite noirceur

2021/04/02 | Par Pierre Dubuc

La Grande Noirceur, un mythe, écrit Pierre B. Berthelot dans son Duplessis est encore en vie (Septentrion). Pourtant, dès le début de son livre, il trace un portrait dans lequel on reconnaît habituellement le « cheuf » : Autoritaire; antisyndical; opposé au droit de vote des femmes, à l’instruction publique et à la création d’un système de santé publique; à genoux devant l’Église; à la solde des grosses compagnies; voleur d’élections; ennemi de la presse et de la culture; conservateur impénitent et nationaliste de pacotille.

Mais, pour Berthelot, « tout cela est une caricature ». Même diagnostic pour les trois auteurs d’une biographie de Duplessis (Robert Rumilly, Conrad Black et Denys Arcand) dont l’étude forme la substance de son livre.

Pourquoi ? Parce que Duplessis a électrifié les campagnes, construit des écoles, des hôpitaux des routes, ouvert le Québec à l’exploitation des ressources naturelles, créer l’impôt provincial. C’est l’argumentaire d’historiens « révisionnistes » et d’une certaine intelligentsia nationaliste de droite qui nie la Grande Noirceur et minimise l’ampleur du changement qu’a constitué la Révolution tranquille.

Il est indéniable que le Québec s’est énormément développé économiquement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais il n’en demeure pas moins que le salaire moyen des Canadiens français est, au début des années 1960, inférieur à celui de tous les autres groupes ethniques au Québec, sauf les Italiens et les Autochtones et que seulement 30 % des élèves inscrits en 1re année atteignent la 9e année, et 14 %, la 11e année.

 

L’échec des Patriotes

Inscription à l'aut'hebdo : https://lautjournal.info/newsletter/subscriptions

Cependant, le fondement de l’opposition entre la Grande Noirceur et la Révolution tranquille est ailleurs. Il se trouve dans l’échec des Patriotes en 1837-1838. Leur lutte avait un double objectif démocratique et révolutionnaire : remplacer la vieille superstructure féodale héritée de la Nouvelle-France par une superstructure bourgeoise moderne et mettre fin au joug colonial par l’indépendance nationale. C’était une révolution bourgeoise, démocratique, progressiste dans la foulée de la Révolution française et de la Révolution américaine.

Mais, à cause d’un rapport de forces défavorable – les États-Unis refusant de les soutenir pour ne pas entrer en guerre avec l’Angleterre – leur combat s’est soldé par un échec. Aussi, parle-t-on de « Rébellion » plutôt que de « Révolution ».

Les événements se sont conclus par la reconduction de l’alliance entre l’Église et l’occupant britannique, bouclée au lendemain de la Conquête.

Mais le capitalisme a continué à se développer au Québec, particulièrement sous l’effet des importants investissements américains au cours des années 1940 et 1950. Les rapports sociaux ne correspondent plus alors au développement des forces productives, la superstructure de la société à l’infrastructure économique. Une révolution devient nécessaire. Elle fut « tranquille » plutôt que violente. Elle emprunta la voie réformiste plutôt que la voie révolutionnaire classique, mais ce fut tout de même une révolution.

Ceux qui nient le saut qualitatif entre la Grande Noirceur et la Révolution tranquille à cause du développement économique qui l’a précédé récusent-ils le caractère révolutionnaire de la Révolution d’Octobre 1917 sous prétexte du développement économique majeur sous le tsarisme? Au contraire, c’est celui-ci qui a engendré la classe ouvrière qui a renversé le régime du tsar.

 

Trois biographes

Revenons au livre de Berthelot et à son analyse de Duplessis par ses biographes. La biographie de Rumilly est une hagiographie. Duplessis est le « roi du Québec ». Rien d’étonnant de la part de ce royaliste français, partisan de Charles Maurras et de l’Action française pour qui « le pays du Québec, c’est dans une large mesure, la France d’avant la coupure de la Révolution ».

La biographie de Conrad Black est aussi une hagiographie. Mais sa raison d’être échappe à Berthelot. Black vient d’une richissime famille d’affaires ontarienne. Il vient s’installer au Québec en 1966 où il achète des journaux régionaux. Plus tard, il prendra le contrôle des journaux Le Soleil de Québec, Le Droit d’Ottawa et Le Quotidien de Chicoutimi.

Black est captivé par Duplessis parce qu’il s’intéresse à la politique, plus particulièrement au soutien apporté par les troupes de l’Union nationale au Parti Conservateur de John Diefenbaker pour son élection en 1958.

Cette alliance officieuse lui servira de modèle pour l’élection de Brian Mulroney en 1984 avec l’appui du « beau risque » de René Lévesque. Mulroney avait été l’employé de Black lorsqu’il faisait partie de la direction de l’Iron Ore sur la Côte-Nord, une filiale de Hollinger Mines. Les principaux ministres du premier cabinet Mulroney provenaient d’entreprises contrôlées par Black. En résumé, Conrad Black était au Parti Conservateur ce que Paul Desmarais était au Parti Libéral.

 

Arcand et Maurice Séguin

La troisième biographie est la plus intéressante. C’est la série télévisée Duplessis de Denys Arcand, diffusée en 1978 à la télévision de Radio-Canada.

Arcand, selon Berthelot, montre dans cette télésérie un Duplessis « à la fois conscient » des limites de son pouvoir, « mais résigné, incapable d’agir et en même temps de révéler au peuple les preuves de sa servitude ».

En fait, cette caractérisation s’explique par la grande influence de l’historien Maurice Séguin sur Arcand, qui a suivi ses cours à l’Université de Montréal dans les années 1960.

Avec les historiens Michel Brunet et Guy Frégault, Maurice Séguin forme une école de pensée – l’école historique de Montréal – opposée à l’école historique de l’Université Laval de Québec avec les historiens Marcel Trudel, Jean Hamelin et Fernand Ouellet.  La différence fondamentale entre les deux écoles est leur appréciation de la Conquête. Pour les premiers, les retards du Québec s’expliquent par la Conquête. Pour les seconds, la Conquête nous a apporté la démocratie.

La vision de Séguin, résume Berthelot, répartit tous les peuples en deux grands groupes : les vainqueurs et les vaincus. Les premiers sont destinés à dicter le cours de l’histoire au reste de l’humanité, et les seconds sont condamnés à vivre dans la dépendance des grandes nations ou à disparaître. Le Québec fait partie de la seconde catégorie.

La solution idéale serait de faire du Québec un pays indépendant. Toutefois, cette indépendance serait irréalisable aux yeux de Séguin. À cause de « son sort de nation annexée la mieux entretenue au monde », le Québec est à la fois trop gros pour être assimilé rapidement, et trop protégé de l’extérieur par le Canada pour aspirer rapidement à son indépendance.

« Séguin croyait que l’avenir des Canadiens français serait donc de végéter dans une médiocrité éternelle, oscillant entre la disparition et l’affirmation », rapporte Berthelot.

Curieusement, de nombreux indépendantistes de cette génération se réclament de l’analyse de Séguin, mais en rejetant sa conclusion. Arcand, au contraire, la fait non seulement sienne, mais l’affuble à Duplessis ! Malgré sa volonté, Duplessis se serait buté à des forces qui dépassaient son pouvoir. Arcand aurait donc mis en scène « non pas sa puissance, mais son impuissance ».

 

Et François Legault ?

François Legault est-il un Duplessis en puissance ? Un disciple de Séguin version Arcand ? Un indépendantiste résigné ? Un nationaliste de pacotille ? Qui se contente de demander des transferts de fonds fédéraux en santé plutôt que des points d’impôts. Duplessis a au moins eu le courage d’instaurer un impôt sur le revenu.

À genoux devant « nos maîtres », les Anglos ? En refusant d’étendre les dispositions de la loi 101 au cégep et en finançant l’expansion de Dawson et McGill.

Un antisyndicalisme ? Le portrait est encore incomplet. Mais il se dessine avec des interventions pro patronales (Bécancour), le projet de loi 59 sur la santé-sécurité au travail et les négociations dans le secteur public.

Pro privé ? Pour l’instant, les projets de privatisation de la SAQ et d’Hydro-Québec ont été mis de côté. Mais les subventions pour le développement du réseau privé d’éducation sont maintenues.

Patronage ? Ses amis à Investissement Québec voient leurs salaires doublés et d’autres se goinfrent de « prêts pardonnables ».

Dans la conclusion de son livre, Berthelot se pose deux questions. Premièrement, d’où provient cette persistance du « mythe » de la Grande Noirceur chez le peuple, alors que les historiens (« révisionnistes ») l’ont invalidé ?

Réponse : Parce que les baby-boomers l’ont connu et ont transmis leur expérience aux autres générations.

Deuxièmement, Berthelot se demande : « À quelle période de l’histoire du Québec vivons-nous ? »

Soumettons une réponse : La petite noirceur.