Vers une révolution numérique syndicale

2021/04/22 | Par Pierre Dubuc

Dans l’entrevue qu’il nous accorde à l’occasion de la sortie de son livre Plaidoyer pour un syndicalisme actuel (Somme Toute), écrit avec la collaboration de Maude Messier, Éric Gingras soutient que la crise de la pandémie a révélé au grand jour la perte d’influence des grandes organisations syndicales. « En pleine crise sociale, nous avons été cantonnés à la négociation et à l’application des conventions collectives, alors que des groupes dans la société étaient durement touchés. Je pense aux personnes âgées, à celles issues des milieux défavorisés ou des communautés culturelles, aux travailleurs et travailleuses défavorisés. Qu’en est-il du rôle d’acteurs sociaux dont nous nous targuons? »

Le jugement est dur. Plus sévère encore est le diagnostic qu’il pose sur les relations entre les membres et leurs syndicats. « Si les membres ne s’identifient pas à ce que nous disons, à la façon dont nous le formulons et à l’image que nous projetons, comment leur demander ensuite de militer pour une organisation qui, au final, ne leur ressemble pas ? »

Ce discours, nous l’avons souvent entendu. Mais, cette fois, il ne provient pas d’un vieux militant désabusé. Au contraire, il émane d’un jeune président de syndicat qui propose des solutions qu’il a déjà expérimentées auprès des 8 400 membres du personnel enseignant et 2 600 du personnel de soutien de commissions scolaires de la Rive-Sud de Montréal qu’il représente.

 

Les communications, le nerf de la guerre

Éric Gingras prend la mesure des défis de notre époque. « Nous vivons dans une période individualiste, soit. Mais je ne vois pas cela comme un élément négatif. Cessons d’être défaitistes; travaillons plutôt stratégiquement dans le sens de la vague », plaide-t-il.

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Et, pour lui, le « sens de la vague », c’est l’utilisation des réseaux sociaux pour établir une participation bidirectionnelle avec les membres et la population. « Aujourd’hui, nos membres sont familiers avec les réseaux sociaux et le réflexe de s’y exprimer est bien ancré. »

« Si leur seule possibilité d’intervention est de prendre le micro pour une intervention de deux minutes dans une assemblée générale, c’est absurde !, lance-t-il. Il faut développer de nouveaux espaces, des plateformes sur lesquelles ils peuvent réellement participer, parce que cela fait désormais partie de leurs pratiques. »

Depuis déjà plusieurs années, le Syndicat a pris le virage numérique. Il s’est doté d’un studio d’enregistrement et de production qui lui permet de mettre rapidement en ondes ses interventions et de rejoindre ses membres. Il est aussi très actif sur Facebook, Twitter et Instagram et il a appris à bien manier les codes et les mœurs d’utilisation des réseaux sociaux, comme j’ai été à même de le constater lorsque j’étais à l’emploi du syndicat avant ma retraite, il y a quatre ans.

« Nous avons commencé à faire des diffusions, puis des discussions en direct, dès 2016, raconte Éric. Au début, nous attirions parfois 20 participants qui assistaient en direct et nous recevions un ou deux commentaires seulement. Lors de l’annonce du confinement par François Legault, le 12 mars 2020, près de 4 000 personnes ont regardé la discussion en direct, parfois jusqu’à 1 000 personnes en même temps. Le record a été battu lors de l’annonce de la réouverture des écoles : 3 000 personnes en temps réel. Plus de 7 000 ont participé en direct; des dizaines de milliers en différé. »

Il est possible d’aller plus loin. « Avant d’aller en assemblée générale, pourquoi pas une vidéo rapide pour expliquer de quoi il sera question, une story à la sortie d’une importante rencontre avec un employeur, une publication sur Instagram montrant le personnel du syndicat qui prépare une assemblée, une publication instantanée pour souligner un vote auquel a pris part une assemblée de personnes déléguées. »

Le développement du sentiment d’appartenance est à ce prix. « Il ne se développe pas en plantant des pancartes ou en faisant voler des ballons près l’un logo », lance-t-il en soulignant la popularité sur les réseaux sociaux de publications avec des photos de membres lors d’événements, de manifestations ou de rassemblements.

« Si je me mets dans la peau d’un membre, je voudrais savoir ce que mon syndicat fait au quotidien, les activités qu’il organise, ce que ma présidente ou mon président pense de tel sujet d’actualité, si elle ou il rencontre l’employeur. Je voudrais voir des images des tournées d’établissements, des vidéos sur la route de manifestations, des photos des studios lorsqu’ils donnent des entrevues, des captations des coulisses de notre participation en commission parlementaire, des stories expliquant les points saillants (ou cocasses !) des instances nationales, des infos instantanées sur le développement des négociations, etc. », affirme Éric.

 

Relations avec les médias

« Les journalistes ne s’intéressent plus à nous. L’époque où les grands médias assignaient un journaliste au beat syndical est depuis longtemps révolue. Cessons de nous plaindre et occupons plutôt un tout autre terrain », conclut-il en citant des exemples d’alternatives en provenance du milieu sportif.

« Quand Geoff Molson a voulu confirmer Marc Bergevin dans ses fonctions de directeur général des Canadiens, il n’a pas convoqué de conférence de presse. Il a donné une entrevue sur le site du club de hockey, raconte ce mordu de sports. Quand la Major League Soccer a constaté son impuissance à intéresser les médias dans certaines de ses concessions, elle a décidé de pallier avec des entrevues, des tables rondes, des analystes sur son site Internet. »

Aussi, plutôt que de s’obstiner à vouloir rejoindre ses membres par l’intermédiaire d’un communiqué ou d’une conférence de presse de format classique, Éric plaide pour une conférence de presse entièrement pensée à l’intention des membres et diffusée le soir, alors qu’ils ne sont pas au travail. « Il nous faut, argumente-t-il, imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc. ».

D’ailleurs, c’est dans cette ligne de pensée qu’il lance son livre au moyen d’une entrevue avec la journaliste Josée Boileau diffusée sur la page Facebook du Syndicat.

 

Être proactif

Le président du Syndicat de Champlain en a marre que les syndicats soient toujours en réaction aux politiques gouvernementales et à la remorque des événements. Le contraire est possible. Il cite le succès d’une campagne pour rendre compte du ras-le-bol de ses membres sous le thème « Pu capable ».

Un autre exemple est la campagne menée depuis plusieurs années par le Syndicat de Champlain contre la création d’un ordre professionnel.  Déjà, en 2002, le Syndicat organisait un référendum auprès de ses membres; 92,5 % se prononçaient contre. Plus tard, l’exercice était repris par la Fédération des syndicats de l’enseignement (CSQ); 94,7 % des 54 000 répondants votaient contre. Avant la dernière élection, le Syndicat organisait sur ses plateformes un débat entre le député (futur ministre de l’Éducation) Jean-François Roberge et Éric Gingras sur le même sujet. Le projet de création d’un ordre professionnel est resté dans les cartons de la CAQ.

À l’hiver 2018, un autre débat s’est tenu avec les trois fondateurs du Lab-École, Ricardo Larrivée, Pierre Lavoie et Pierre Thibault, qui avaient été invités à venir confronter leur projet aux réalités vécues par le personnel de l’éducation.

« Les leaders syndicaux ne sont plus invités sur les tribunes médiatiques. À nous de proposer une alternative. Et surtout ne pas avoir peur des débats, de confronter nos positions », déclare le président du Syndicat de Champlain.

 

Demain, deuxième partie de l’entrevue.

Secteur public : La révolution numérique au service de la négociation