Le jugement Blanchard et les députés de l’Assemblée nationale

2021/04/26 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Au fond, le débat constitutionnel sur la laïcité se résume en peu de mots. Le Québec croit généralement que la liberté de conscience est plus importante que la liberté de religion et le Canada croit le contraire. L’État canadien n’est pas laïque, il est multiconfessionnel. Le Canada cherche à nous imposer son point de vue au moyen des juges et d’une constitution qu’il nous a imposés également. Nous étouffons au Canada. Le reste est secondaire.

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Il existe toutefois d’autres questions juridiques évoquées dans le jugement Blanchard qui ont une certaine importance dans le cadre canadien. Dans une affaire majeure qui sera inévitablement portée en appel, la fonction du juge de première instance est d’entendre la preuve et d’élaguer les arguments soumis afin de permettre à la Cour d’appel et la Cour suprême de se concentrer sur l’essentiel. Le juge Blanchard a disposé, probablement de manière définitive, de plusieurs arguments plaidés à l’encontre de la validité de la Loi sur la laïcité de l’État (la loi 21) : ceux relatifs aux lois pré-confédératives y compris l’Acte de Québec de 1774, au principe de la primauté du droit, à l’architecture de la Constitution canadienne, à la nature prétendument imprécise de la loi ou à la mobilité interprovinciale. Ces arguments peuvent toujours être soulevés en appel, mais ils ont peu de chances de succès.

Le juge a également écarté à juste titre, après quelque hésitation, l’argument fallacieux fondé sur l’article 28 de la Charte canadienne, qui a été adopté pour renforcer le droit à l’égalité des genres. Cet article a été invoqué par les opposants à la loi, dont la Fédération autonome de l’enseignement (la FAE), un syndicat multiculturaliste proche de Québec solidaire, pour contrer la clause dérogatoire, qui s’applique au droit à l’égalité général de l’article 15 de la Charte canadienne. La clause dérogatoire ne peut pas s’appliquer à l’article 28. Celui-ci a été soulevé paradoxalement pour défendre contre la loi 21 le droit à l’égalité des femmes qui portent des signes religieux dans le cadre de religions généralement identifiées à l’oppression de la femme. Selon cet argument, les femmes sont victimes de discrimination parce qu’elles sont visées davantage que les hommes par la loi 21.

C’est dénaturer le sens de l’article 28, mais cet argument hallucinant avait séduit l’ex-juge en chef de la Cour d’appel au stade préliminaire. Le juge a conclu avec raison que cette disposition ne crée aucun droit distinct de l’article 15, et qu’il s’agit seulement d’une clause d’interprétation. Si l’article 15 est bloqué par la clause dérogatoire, l’article 28 ne peut pas le récupérer. Il serait étonnant que cet argument aille plus loin devant les tribunaux supérieurs même s’il est à nouveau plaidé.

Le juge Blanchard a cependant aggravé la complexité du dossier sur deux autres questions par des interprétations abusives de l’article 3 de la Charte canadienne, qui porte sur le droit de vote et d’être candidat à l’Assemblée nationale, et de l’article 23, qui accorde à la minorité de souche anglophone le droit à des écoles primaires et secondaires sous son contrôle pour préserver sa langue et sa culture. Ces interprétations abusives justifient d’emblée l’appel du procureur général du Québec. Je me penche sur l’article 3 cette semaine et je reviendrai sur l’article 23 la prochaine fois.

L’article 3 de la Charte canadienne, à laquelle la clause dérogatoire ne peut non plus s’appliquer, se lit ainsi:

« Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. »

Quel rapport avec la loi 21? Le juge Blanchard s’en est servi pour invalider le premier paragraphe de l‘annexe III de la loi 21, qui mentionne les députés de l’Assemblée nationale.  L’annexe III a pour but d’identifier les personnes qui représentent l’État provincial québécois qui devront rendre des services publics à visage découvert. Selon le juge Blanchard, le premier paragraphe de l’annexe III crée une discrimination inacceptable à l’égard des personnes voilées qui désirent se présenter aux élections québécoises. Le juge n’a pas invalidé le premier paragraphe de l’annexe II de la loi, qui interdit au président et aux vice-présidents de l’Assemblée nationale de porter des signes religieux, parce qu’à ses yeux l’article 3 n’est pas en cause dans ce cas.

L’interprétation que fait le juge Blanchard est excessive parce qu’il ne distingue pas entre, d’une part, le droit de vote et le droit de se porter candidat ou candidate aux élections, et les conditions que doit remplir un candidat élu pour siéger à l’Assemblée nationale ou faire son travail dans son bureau de comté ou en tout autre lieu. On peut mentionner ici à titre d’exemple le serment d’allégeance à la Reine. En Irlande du Nord, des candidats à la fonction de député au Parlement britannique sont élus, et même réélus, sans jamais siéger parce qu’ils refusent de porter serment à la Reine, notre chef d‘État. En droit canadien, un ardent républicain qui serait élu ne pourrait pas siéger malgré l’article 3 même s’il invoquait sa liberté d’expression.

Il existe aussi de nombreuses contraintes vestimentaires au droit de participer aux travaux parlementaires. Un député ne peut pas se présenter à l’Assemblée nationale en costume d’Ève ou d’Adam. Il ou elle ne peut pas porter un message commercial ou politique sur ses vêtements. Il ou elle doit se vêtir de manière sobre pour assurer la dignité de l’institution parlementaire. Ces restrictions ne se trouvent généralement pas dans une loi, mais dans des règles de régie interne qui sont couvertes par les privilèges parlementaires. La Charte canadienne ne s’applique pas à ces privilèges en raison de la souveraineté des parlements, qui accorde une autonomie constitutionnelle particulière à l’exercice du pouvoir législatif.

Aurait-on pu invoquer les privilèges parlementaires pour imposer la règle du visage découvert aux députés plutôt que de l’inscrire dans la loi? La réponse se trouve dans un jugement intéressant de la Cour suprême rendu en 2018 dans l’affaire Chagnon, du nom de l’ancien président de l’Assemblée nationale sous le gouvernement Couillard. Dans cette affaire, trois gardiens de l’Assemblée nationale avaient été congédiés par le président pour des motifs sérieux. Ils avaient saisi leur syndicat qui avait logé un grief, ce à quoi le président s’était opposé en invoquant les privilèges parlementaires. La Cour suprême a reconnu que ces privilèges confèrent une importante autonomie juridique à un parlement dans notre système politique d’origine britannique, et qu’ils échappent au contrôle judiciaire. Mais la Cour suprême s’est réservé le droit de définir leur étendue en n’acceptant que les règles qui sont nécessaires pour permettre aux législateurs de faire leur travail constitutionnel. La majorité des juges de la Cour suprême ont résumé leur décision en ces termes :

« Il va de soi que le président est autorisé à exercer ses droits de gestion et à congédier les gardiens de sécurité pour une cause juste et suffisante. Toutefois, le privilège parlementaire ne protège pas la décision du président d’une révision dans le cadre du régime de relations de travail auquel les gardiens de sécurité sont assujettis suivant la Loi sur l’Assemblée nationale et la Loi sur la fonction publique. »

Dans cette logique, une règle de régie interne (que ce soit le Règlement de l’Assemblée nationale ou un Code de déontologie des députés) qui empêcherait un député d’origine juive ou musulmane de siéger serait invalidée non pas parce qu’elle est contraire aux chartes des droits, mais parce qu’elle n’est pas nécessaire pour faire fonctionner le parlement correctement. C’est peut-être parce que le ministère de la Justice était d’avis qu’il en serait ainsi également d’une interdiction de porter un voile que les législateurs ont décidé d’insérer cette interdiction dans la loi 21. Mais c’était sans compter sur l’extension indue que le juge a donnée à l’article 3 de la Charte canadienne.

Il est d’usage, quoique ce ne soit pas juridiquement requis, que le président de l’Assemblée nationale intervienne directement devant un tribunal, par la voix de son propre procureur, lorsque les droits des députés sont en jeu. Dans l’affaire Chagnon, le président de l’assemblée législative de l’Ontario était intervenu également. Le président actuel de l’Assemblée nationale a décidé de ne pas le faire en première instance, probablement parce que les privilèges parlementaires ne semblaient pas être directement en cause. Il devra sans doute se raviser en appel parce que l’étendue du privilège parlementaire a été débattue et le sera encore. Comme il n’existe aucun avocat plaideur à l’Assemblée nationale, il devra recourir au secteur privé pour avoir une voix distincte de celle du procureur général.

On peut se demander s’il est probable qu’une députée puisse un jour vouloir porter le voile à l’Assemblée nationale. Dans notre système électoral actuel, il faudrait que cette candidate soit élue par des milliers de concitoyens qui n’ont généralement pas tendance à voter pour un candidat qui porte un signe religieux. On se souviendra toutefois que l’abbé Raymond Gravel, un prêtre catholique, a été pendant quelques années un député du Bloc québécois jusqu’à ce que le pape lui demande de mettre fin à sa carrière politique. L’article 3 de la Charte canadienne protège à juste titre le droit de chaque citoyen de voter pour le candidat de son choix, et ce droit ne devrait pas être brimé pour un motif religieux. Cependant, si notre mode de scrutin était modifié pour introduire la proportionnelle, nous voterions pour un parti et non pour un candidat. Il pourrait arriver après l’élection qu’un parti multiculturaliste choisisse parmi ses membres une personne qui porte le voile pour siéger à l’Assemblée nationale. Ou encore, sous le mode de scrutin actuel, une députée pourrait annoncer après son élection sa conversion religieuse.

Pour l’Assemblée nationale, c’est une question de cohérence.  Si l’interprétation du juge Blanchard était retenue par la Cour suprême, l’Assemblée nationale pourrait inscrire le principe de laïcité dans la Charte des droits du Québec, mais elle ne pourrait pas l’appliquer à ses membres. La solution dans ce cas précis est une interprétation plus raisonnable de l’article 3 de la Charte canadienne. L’interdiction de porter le voile à l’Assemblée nationale n’a rien à voir avec cette disposition.