Une langue conscientisée

2021/04/27 | Par Olivier Dumas

Dans La Forêt des signes (remue-ménage, 2021), l’écrivaine France Théoret revient sur la genèse d’un parcours politisé, féministe, toujours en quête de sens et d’esthétisme.

« Je suis née sans langue », dit-elle dans la première page de son nouvel essai. Cette affirmation, la lauréate du Prix Athanase-David (2012) l’ausculte sans relâche depuis ses débuts. « Écrire la langue : saisir des mots, des expressions, les mener à dire ce qui fait corps à la pensée », voici l’un des traits distinctifs de cette « immigrée de l’intérieur. »

Force est de constater que, dans ce parcours littéraire, chacun des « mots a été gagné un à un », que « rien dans le langage n’est spontané ». Née à Montréal, France Théoret est la fille de Roger, « héritier des privilèges d’une jeunesse dorée », qui accumule les faillites commerciales dans la métropole avant de déménager avec sa famille à Saint-Colomban après l’achat de l’hôtel du village, « un débit d’alcool ».

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Dès l’âge de huit ans, elle travaille dans les commerces. Rien dans ses origines, où planent les ombres de l’extrême-droite des Bérets blancs, de Réal Caouette et du mépris de la culture ne prédisposait au désir d’une individualité forte après « des années de sujétion ». Sa trilogie Une belle éducation (Boréal, 2006), Hôtel des quatre chemins (Pleine Lune, 2011) et La Zone grise (Pleine Lune, 2013) illustre (avec des personnages aux prénoms différents) le microcosme d’une société inculte condamnant la vie intellectuelle.

« Je suis née dans un milieu où la langue parlée était le joual, une langue pauvre. J’ai éprouvé assez tôt le désir d’apprendre à lire et à écrire. Dans un entretien à la revue Arcade en 1996, je disais que tous mes livres pourraient porter le titre de La Dette[1], celle d’être née là où je suis née », lance Théoret. À l’école, l’apprentissage « des mots qu’on aime » s’est amorcé avec les fables « bien construites » de Jean de La Fontaine.

Ses études en littérature à l’Université de Montréal furent marquées par la découverte du Refus global, manifeste mémorable lancé en 1948. L’écrivaine se considère comme « une héritière de ce grand moment, chef d’œuvre à sa manière ». Deux hommes hors-normes ont eu et ont toujours une influence par leur écriture « excessive » et transgressive : Antonin Artaud, qui a introduit le concept du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son double), et Claude Gauvreau, qu’elle a rencontré lors de la conception du numéro Automatistes de La Barre du jour paru en 1969[2]. Sa thèse de maîtrise porte sur son œuvre scénique Les Oranges sont vertes. « Quand un écrivain sait écrire sur la folie, je le suis jusqu’au bout. » Son implication dans l’équipe directrice de La Barre du jour (1965-1977) la guide vers le formalisme, où la forme domine sur le fond.

Si la philosophie d’un tel courant rejette en principe « la quête de sens », France Théoret construira plutôt une œuvre dérangeante qui s’apparente à celle de l’une de ses inspiratrices, l’Autrichienne Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004. Loin d’une littérature désincarnée, le propos et le style se répondent, s’enchevêtrent, à l’opposé des styles flamboyants et de l’autofiction intimiste.  

Après deux années d’études à Paris, France Théoret revient au Québec au milieu des années 1970 et plonge dans l’effervescence de l’époque. Elle écrit l’un des monologues d’une pièce majeure du théâtre québécois, La Nef des sorcières, cofonde le journal féministe Les Têtes de pioche (1976-1979), publie un premier recueil de poésie à l’oralité fort prégnante, Bloody Mary (Les Herbes rouges, 1978), en plus de diriger la revue culturelle Spirale (qu’elle a créée avec d’autres) de 1981 à 1985. « Le féminisme demeure une question politique. Que peut le politique en regard de la littérature? La littérature doit laisser le message ouvert. »

La deuxième vague du féminisme lui fait découvrir des influences majeures : Virginia Woolf, Simone de Beauvoir et l’ouvrage qui bouleverse bien des femmes : La Politique du mâle de l’États-Unienne Kate Millett. « Lors de son décès en 2017, le New York Times a parlé de l’influence de son essai comme d’une révolution copernicienne. J’y ai vu là un espoir d’une écriture au féminin dans des formes nouvelles, accompagnée d’une révolution sociale et politique. »

La plume de France Théoret se reconnaît par « une approche froide, chirurgicale, minimaliste.  Pendant dix ans jusqu’au recueil de poésie Intérieurs (Les Herbes rouges, 1984), j’ai écrit du joual, une langue volontairement pas propre et déshéritée. Pour Intérieurs, ce fut dans le langage de mes études et de mon enseignement[3], loin de la langue parlée, dans la lignée d’Annie Ernaux qui qualifie son écriture de plate (soit loin d’une prose délicate ou du sentimentalisme). »

Au fil des décennies, l’autrice refuse la psychologie, le mélodrame, l’émotivité. Ses réalisations comprennent aussi Nous parlerons comme on écrit (Les Herbes rouges, réédition 2018), Laurence, un roman « historique » des années 1928-1945 qui détourne les codes du genre (Les Herbes rouges, 1996), un Huis clos entre jeunes filles (Les Herbes rouges, 2000) dans une forme féministe « inédite et inventive », quatre novellas[4] sur le thème de la prédation, Va et nous venge (Leméac, 2015). Souvent passée sous silence par la critique, sa trilogie stalinienne (L’Homme qui peignait Staline, Les Herbes rouges, 1989; Les Apparatchiks vont à la Mer Noire, Boréal, 2004; La Femme du stalinien, Pleine Lune, 2010) dénonce « l’endoctrinement et les tendances autoritaires » de certains leaders autoproclamés « à parler au nom du peuple ». 

L’une des réflexions les plus éclairantes de La Forêt des signes surgit à la toute fin. « Se confiner à son identité mène au tribalisme, au communautarisme. (…) L’identité est un point de départ, ce n’est pas tout. Ce n’est surtout pas un point d’arrivée. » Les idéologies sont-elles dangereuses pour une écrivaine politisée ? « La littérature est toujours en danger et c’est ce qui la rend vivante. » Son plus grand risque : « la scléroser ».

 

[1] Un récit de 34 pages paru dans la troisième partie de L’homme qui peignait Staline porte ce titre. 

[3] France Théoret a été professeure au CÉGEP Ahuntsic de 1968 à 1987.

[4] Oeuvre dont la longueur en général se situe entre la nouvelle et le roman.