Télétravail : Une révolution qui n’est pas sans risque

2021/04/29 | Par Orian Dorais

Bien encadré par des lois et des conventions collectives, le télétravail pourrait faciliter plusieurs aspects de la vie professionnelle de millions de travailleurs. Cependant, cette révolution du monde du travail n’est pas sans risque et, depuis son avènement, les conditions de travail « se sont dégradées sur plusieurs plans », constate Patrick Gloutney, secrétaire général du Syndicat canadien de la Fonction publique (SCFP), section Québec. Spécialiste de la question du télétravail, Patrick Gloutney met en garde contre la normalisation de certaines pratiques patronales répréhensibles liées au télétravail – comme l’installation de logiciels de surveillance ! – et insiste sur l’importance de faire valoir ses droits, en ligne comme en personne. À l’approche de la Journée internationale des travailleurs, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui.
 

O. : J’aimerais commencer sur une note positive en vous demandant quels sont les avantages du télétravail pour les employés ?

P. G. : On n’a jamais aussi bien concilié travail et famille ! Aucun doute de ce côté-là, les gens voient leur famille à tous les jours. En plus, veut, veut pas, le télétravail permet des horaires plus variables. Rien n’empêche l’employé d’interrompre son travail et d’aller s’occuper de ses enfants. Il n’y a pas de superviseur dans le salon (rires). On voit des avantages du point de vue de la productivité aussi. Supposons qu’un enfant se blesse ou tombe malade, son parent n’a pas à prendre une journée de congé complète pour en prendre soin. Il faut juste s’assurer que la charge mentale ne retombe pas toujours sur la mère. Un autre avantage est qu’on évite le voyagement. Les travailleurs n’ont plus à passer trois heures dans le trafic. C’est mieux pour la santé mentale… et pour l’environnement !

O. : Et quel est le pire désavantage de cette forme de travail ?

P. G. : La santé mentale. Le télétravail, c’était le fun y a un an, les gens travaillaient au bord de la piscine. Aujourd’hui, on voit une multiplication des problèmes psychologiques liés à l’isolement, comme la dépression ou le burnout, particulièrement chez les personnes vivant seules. Il ne faut pas oublier qu’un lieu de travail est aussi un milieu de vie, qui donne un sentiment de communauté aux gens. Le pire, c’est pour les femmes qui vivent de la violence conjugale, car elles n’ont aucune échappatoire. Elles sont privées du refuge psychologique qu’est le bureau et leurs collègues ne peuvent plus se rendre compte si la situation à la maison dégénère. Notez que je dis « les femmes », mais les hommes qui vivent de la violence ne s’en sortent pas mieux. On sait que l’isolement augmente les cas de violence et limite les possibilités de s’en sortir.

O. : On se doute que ce n’est pas le seul problème lié au télétravail.

P. G. : Exact. Je pourrais vous parler pendant des heures de tous les défauts du travail en ligne. Je vous en nomme quelques-uns. L’ergonomie, pour commencer; depuis le début de la pandémie, les cas de douleurs musculo-squelettiques grimpent en flèche parmi les travailleurs. Certains de nos membres travaillent sur une chaise en bois, à leur table de cuisine au milieu de leur trois et demi, pendant huit heures. Imaginez des mois comme ça ! Ce n’est pas tout le monde qui peut se permettre des bonnes chaises de bureau confortables.

Sinon, le télétravail peut engendrer des coûts supplémentaires. Si un employé développe des troubles ergonomiques, il doit, dans la plupart des cas, payer lui-même pour la physiothérapie ou la massothérapie. Sinon, quand on habite en dehors des grands centres et qu’Internet n’est pas haute vitesse, c’est le travailleur qui doit se vider les poches pour faire « booster » sa connexion, pour pouvoir remplir son mandat de travail et suivre les réunions Zoom. On a dit que le télétravail pourrait aider la revitalisation des régions. C’est vrai, ça pourrait, mais il faut que le gouvernement « branche » les régions.

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Et je ne vous ai pas encore parlé de l’affaiblissement du droit de grève, parce que, en télétravail, quand on décrète une grève, c’est plus difficile de s’assurer que tout le monde la respecte, que tout le monde ferme son écran. L’employeur peut contourner plus facilement les mécanismes de surveillance syndicale et avoir recours à de la sous-traitance quand tout se fait en virtuel. La dissolution du lieu de travail où, traditionnellement, l’organisation syndicale se forme, est à l’avantage de l’employeur.

O. : A-t-on vu une augmentation du harcèlement et des conflits de travail, depuis le début de la pandémie ?

P. G. : Pas d’augmentation du harcèlement en tant que tel, mais on voit que l’employeur utilise son droit de gérance à outrance et essaye d’augmenter subtilement la charge de travail. Certains patrons font même installer des logiciels de surveillance ! Par exemple, dans certains métiers, les employés reçoivent du matériel professionnel chez eux, mais leur boss en profite pour installer un programme pour surveiller TOUT ce que l’employé fait. Chaque clic de souris, l’utilisation de chaque minute de travail.

O. : C’est orwellien ! Il me semble qu’Alexandre Leduc de Québec Solidaire avait proposé un projet de loi sur le « droit à la déconnexion », pour éviter des situations comme cela.

P. G. : Oui, c’est le projet de loi 492. Un gros problème qu’on a, au syndicat, c’est le non-respect du droit à la déconnexion. Nos outils technologiques font en sorte que l’employeur peut nous contacter n’importe quand. La frontière entre vie personnelle et professionnelle est complètement brouillée. Certains patrons exigent de leurs travailleurs qu’ils soient disponibles en tout temps, qu’ils répondent aux courriels immédiatement et même qu’ils aient une ligne de téléphone réservée au travail. Je m’excuse, mais la semaine de travail 8 h-17 h, cinq jours maximum, ne fonctionne plus si on doit être disponible sans arrêt.

O. : On pourrait aussi opter pour une semaine de trente-cinq heures, si on se rend compte que le télétravail augmente la productivité. En terminant, comment les travailleurs peuvent-ils faire valoir leur droit en télétravail ?

Le problème, en ce moment, c’est que le télétravail n’est pas encadré par les conventions collectives. C’est certain que dans les prochaines négociations, il va falloir prendre en compte tout ce dont on vient de discuter. Mais, en attendant les prochaines conventions, c’est important que les employés sachent que les conventions actuelles et les règles du travail continuent de s’appliquer ! Donc, si un patron fait des demandes irréalistes en prétextant la pandémie – qui a quand même le dos large – c’est normal de refuser et de formuler un grief. L’important, c’est surtout que les syndiqués refusent si le patron propose de négocier une « entente individuelle » entre lui et l’employé. Au Québec, l’agent négociateur c’est le syndicat et ce n’est pas parce qu’on est en télétravail que ça change. En fait, règle générale, les gens doivent continuer à parler avec leur syndicat et ne tolérer aucun abus mis sur le compte de « la situation actuelle ». Récemment, la FTQ a sorti un guide sur le télétravail, auquel j’ai collaboré, qui peut répondre à plusieurs des questions sur le sujet.