Souvenirs du copinage libéral

2021/05/03 | Par Simon Rainville

En relisant la réédition des Souvenirs de prison (Lux, 2021) du journaliste Jules Fournier, je me suis demandé qui, aujourd’hui, au Québec, pourrait déranger le pouvoir établi pour pousser ce dernier à le harceler et le jeter en prison.

Au début du 20e siècle, Fournier talonne sans arrêt le PLQ en y révélant des scandales et en soulignant les incongruités de ses décisions. On peut avoir un aperçu de sa verve assassine en lisant un recueil de ses textes publié sous le titre Mon encrier, dont l’encre, assure l’auteur, « fera d’agréables éclaboussures sur certains visages ».

Fournier, alors au journal Le Nationaliste, met à jour « la prostitution de la justice » dans un article du 9 mai 1909. Il y démontre le copinage entre le Parti libéral et le pouvoir judiciaire. Devant les preuves de partialité de deux anciens organisateurs libéraux devenus juges par les soins de ce même bon vieux PLQ, le premier ministre Lomer Gouin et le ministre Louis-Alexandre Taschereau intentent un procès à Fournier.

Et c’est ainsi que ça se passe dans le monde des petits amis du parti : l’un des deux juges mis en cause par Fournier, François Langelier, sera le juge qui entendra la poursuite... Être juge et partie pour le parti !  Et puisque, comme on l’a entendu à la commission Charbonneau, « un chum c’t’un chum », le bon Langelier montera les échelons jusqu’au poste de lieutenant-gouverneur du Québec deux ans plus tard.
 

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/

La prison

Fournier passera un peu moins de trois mois en prison, desquels il tirera en octobre 1910 ses Souvenirs, qui sont un véritable réquisitoire contre les conditions de détention des prisonniers (d’où émanent de très belles pages pleines d’humanité), mais surtout contre le régime libéral.

Dès son « loyal avertissement », le ton est donné : « Il aurait de beaucoup préféré, dans cette étude sur le régime pénitentiaire, mettre en scène un autre personnage, et par exemple le premier ministre de la Province de Québec. Malheureusement, M. Gouin n’a pas encore été en prison. Cela viendra tôt ou tard, il faut l’espérer. »

Fournier recommande par ailleurs de transformer l’infirmerie de la prison en cabinet de ministre où nous « verrions beaucoup de malandrins, de parjures et de voleurs. Ils y seraient en habits de forçat, et cela ferait un grand changement ». Sinon, elle pourrait devenir la Chambre d’Assemblée : « Le jour où ils y siégeront tous, nous pourrons enfin dormir tranquillement : nos biens seront en sûreté. »

L’auteur ne manque pas une occasion de rappeler que les prisons et le régime libéral sont intimement liés, que le « gouverneur » de la prison, Joseph Morin, est un bon libéral, ami de Charles Langelier, frère du juge François Langelier. Les deux, à en croire Fournier, admettent volontiers avoir voulu faire de son emprisonnement « une leçon pour le public ».

 

Les coquerelles

Le journaliste ne peut pas alors savoir que Gouin se maintiendra au pouvoir encore pendant 10 ans et que son parti contrôlera les affaires de l’État jusqu’en 1936. Gouin, après de loyaux services à l’entreprise privée, pourra jouir du prestigieux titre de lieutenant-gouverneur de la province, le même que son ami Langelier, jusqu’à sa mort en 1929. Et son ami Taschereau, avec qui il a intenté la poursuite, réputé aujourd’hui comme l’homme le plus corrompu de l’histoire du Québec, règnera sur le Québec de 1920 à 1936. Décidément, le PLQ est bien en selle malgré toutes ses turpitudes. C’est Le temps des bouffons, trois quarts de siècle plus tôt.

De vieilles histoires tout ça ? Dans son Histoire du Parti libéral du Québec, Michel Lévesque est catégorique : « Le favoritisme constitue ni plus ni moins que la moelle épinière de l’organisation libérale ou le ciment qui unit la grande majorité des organismes libéraux et les fait tenir ensemble. En effet, une fois le parti appelé à former le gouvernement, que ce soit à Québec ou à Ottawa, les entrepreneurs privés, devenus des parlementaires, ont tendance à gérer l’État comme une entreprise privée distributrice de produits et de faveurs au profit de leur clientèle partisane. C’est pourquoi ils servent au premier chef la clientèle qui les soutient financièrement : leurs bailleurs de fonds et, en second lieu, leurs partisans. »

C’est ce même Parti libéral qui fera enfermer 500 Québécois en Octobre 1970. On dira que c’est le PLC qui a mené le jeu, pas le PLQ, mais c’est du pareil au même. On me répondra que je confonds cause nationale et pouvoir économique et politique. C’est encore du pareil au même : l’indépendance souhaitée en 1970 allait dans le sens d’une plus grande justice sociale. Déjà, à son époque, Fournier disait de la députation ministérielle qu’elle était faite « des coquerelles et des rats, tribus fraternelles et jamais assouvies ». Gérald Godin lui fera écho dans Mal au pays en fustigeant les « coquerelles de parlement ».

 

Les procès et le tribunal de l’opinion publique

J’en reviens à ma question de départ : qui aujourd’hui pourrait déranger le pouvoir au point d’être emprisonné ? Les journalistes ? On repassera. Les universitaires ? J’en doute. On peut, par exemple, comme l’a fait Mathieu Pontbriand, publier un ouvrage intitulé Lomer Gouin. Entre libéralisme et nationalisme, sans jamais aborder de front la question de la corruption libérale et du « gouinisme » comme le nommait déjà Olivar Asselin.

Mais a-t-on encore besoin d’emprisonner les malotrus pamphlétaires ? Les méthodes ont changé : on n’emprisonne plus personne pour délit d’opinion dans les démocraties du 21e siècle. On laisse le soin aux multinationales de mener des procès coûteux qui font taire toute contestation, cachant du même coup les relations politiques des lobbyistes. Ou alors, on laisse le tribunal de l’opinion publique, menée par une caste d’indignés professionnels, pendre symboliquement l’hérétique qui devient persona non grata.

Si le pouvoir politique n’a plus besoin de censurer les journalistes, c’est aussi parce que les luttes « politiques » d’aujourd’hui n'ébrèchent en rien le vrai pouvoir politique et économique. Qu’on me comprenne bien : je suis tout à fait en faveur d’une plus grande reconnaissance des droits et des différences, seulement les particularismes ne peuvent pas être la mesure de toute chose.

Or, dans une idéologie où l’on croit que tout un chacun cherche constamment à dominer son prochain, on oublie qu’il y a un pouvoir autrement plus réel et effectif : le pouvoir politique. Et ce pouvoir ne peut espérer meilleur allié que ce tribunal populaire qui éloigne les projecteurs de son copinage avec le pouvoir économique des multinationales et les magistrats.

Mais ce qu’il y a de plus néfaste dans certaines théories postmodernes (dont les « wokes » ne sont que la version la plus acharnée), c’est qu’elles encouragent la suspicion et brisent inévitablement les solidarités entre des individus et des groupes qui ont pourtant beaucoup en commun, seules capables de faire plier le pouvoir politique.

Pendant ce temps, les puissants s’enrichissent et les inégalités socio-économiques s’aggravent. Nous ne pouvons plus utiliser le « mot en N », même dans un contexte académique ou quand il s’agit d’une œuvre, mais les puissants peuvent continuer à tenir dans la pauvreté ceux que ce mot désignait.

Il faut lire Fournier pour reprendre goût à la lutte politique contre les puissants. On doit comprendre avec lui que « rien n’est immuable ici-bas, pas même les pierres des édifices publics, et [que] l’heure sans doute approche où le peuple irrité le comprendra ». Ça ne s’est pas produit à l’époque de Fournier, mais l’heure a sonné depuis longtemps.