Xinjiang : des accusations de génocide injustifiées

2021/05/06 | Par Jeffrey D. Sachs et William Schabas

Jeffrey David Sachs est un économiste américain. Il dirige et enseigne à l'Institut de la Terre de l'université Columbia. Il est consultant spécial du secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres.

William A. Schabas, professeur associé à la faculté de science politique et de droit du département des sciences juridiques de l'Université du Québec à Montréal.

 

NEW YORK/LONDRES – Le gouvernement des États-Unis intensifie inutilement son discours à l’encontre de la Chine selon lequel un génocide serait en cours contre le peuple ouïghour, dans la région du Xinjiang. Ces accusations sont très graves, le génocide étant à juste titre considéré comme le crime ultime. De nombreux observateurs appellent ainsi à un boycott des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin, parlant des « Jeux du génocide ».

Les accusations de génocide ont été formulées le dernier jour de l’administration Donald Trump par le secrétaire d’État de l’époque, Michael Pompeo, qui n’a pas caché son recours au mensonge en tant qu’instrument de la politique étrangère américaine. Voici désormais que l’administration de Joe Biden abonde dans le sens des affirmations peu étayées de Pompeo, alors même que les meilleurs juristes de l’actuel département d’État partagent semble-t-il notre scepticisme quant à ces accusations.

Cette année, le rapport sur les pratiques en matière de droits de l’homme du département d’État suit Pompeo dans ses accusations de génocide formulées contre la Chine dans le Xinjiang. Ce rapport n’utilisant le terme que dans sa préface à une seule reprise, puis dans le résumé analytique du chapitre portant sur la Chine, le lecteur est censé en deviner les éléments de preuve. La majeure partie du rapport traite de questions telles que la liberté d’expression, la protection des réfugiés, ou encore les élections libres, sans aucun lien avec les accusations de génocide.

Un certain nombre d’accusations crédibles de violations des droits de l’homme impactant les Ouïghours existent, mais ces violations ne sont pas constitutives d’un génocide. Nous devons par ailleurs comprendre le contexte de la répression chinoise dans le Xinjiang, pour l’essentiel motivé par des raisons comparables à celles qui ont fondé les interventions de l’Amérique au Moyen-Orient et en Asie centrale après les attentats du 11 septembre 2001 : combattre le terrorisme des groupes militants islamistes.

Comme l’a expliqué l’homme d’affaires et écrivain Weijian Shan, base à Hong Kong, la Chine a connu des attentats terroristes répétés dans le Xinjiang, au cours des mêmes années durant lesquelles la réponse défaillante de l’Amérique face aux attaques du 11 septembre a conduit à de nombreuses violations du droit international et effusions de sang causées par les États-Unis. D’ailleurs, jusqu’à la fin de l’année 2020, l’Amérique catégorisait le Mouvement islamique ouïghour du Turkestan de l’Est comme un groupe terroriste, et luttait contre les combattants ouïghours en Afghanistan, faisant parmi eux de nombreux prisonniers. Jusqu’en juillet 2020, les Nations Unies relevaient la présence de milliers de combattants ouïghours en Afghanistan et en Syrie.

Une accusation de génocide ne doit jamais être proférée à la légère. L’emploi inapproprié du terme peut conduire à des tensions géopolitiques et militaires, et dévaluer la mémoire historique de génocides tels que la Shoah, mettant ainsi potentiellement à mal la prévention de futurs génocides. Il incombe au gouvernement américain de faire preuve de responsabilité lorsqu’il est question d’accusations de génocide, une responsabilité à laquelle ce gouvernement a manqué en l’occurrence.

La définition du génocide figure dans le droit international au travers de la Convention des Nations Unies sur le génocide (1948), une définition que plusieurs décisions judiciaires ont par la suite précisée. La plupart des pays, dont les États-Unis, ont intégré la définition de la Convention à leur législation nationale, sans y apporter de modification significative. Ces dernières décennies, les principaux tribunaux des Nations Unies ont confirmé que cette qualification exigeait la preuve d’un très haut niveau de destruction physique intentionnelle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

La définition précise cinq actes, dont un doit être perpétré pour que le génocide soit qualifié. Il va sans dire que les massacres figurent au plus haut de la liste. Le rapport du département d’État sur la Chine énonce que « plusieurs » meurtres ont été constatés, tout en précisant « l’absence ou la faible disponibilité d’autres informations », et ne détaille qu’un seul cas – celui d’un homme ouïghour détenu depuis 2017 et mort de causes naturelles, d’après les autorités. Le rapport n’explique pas même pourquoi cette version officielle devrait être remise en question.

Techniquement, un génocide peut être prouvé sans éléments confirmant que des personnes ont été tuées. Mais dans la mesure où les tribunaux exigent la preuve d’une destruction physique intentionnelle d’une population, il est difficile de le démontrer en l’absence de preuves indiquant des massacres, en particulier lorsqu’aucune preuve directe n’existe qui indiquerait une intention génocide, par exemple sous la forme de déclarations politiques, mais uniquement des éléments circonstanciels, qualifiés par les tribunaux internationaux de « ligne de conduite ».

Les tribunaux internationaux ont à plusieurs reprises affirmé que lorsque des accusations de génocide n’étaient fondées que sur des déductions face à une ligne de conduite, tous les autres éléments d’accusation devaient être écartés définitivement. C’est la raison pour laquelle la Cour internationale de Justice a rejeté en 2015 les accusations de génocide formulées contre la Serbie, puis la contre-accusation concernant la Croatie, malgré des preuves d’épuration ethnique terrible en Croatie.

Ainsi, quels autres éléments pourraient fonder l’existence d’un génocide en Chine ? Le rapport du département d’État évoque l’incarcération massive d’environ un million de Ouïghours. À condition que cela soit prouvé, il s’agirait évidemment d’une violation majeure des droits de l’homme ; mais ici encore, rien ne prouve en soi l’intention d’exterminer.

L’un des cinq autres actes constitutifs d’un génocide réside dans « l’imposition de mesures visant à empêcher les naissances parmi une certaine population ». Le département d’État évoque la célèbre politique agressive de contrôle des naissances menée par la Chine. Jusqu’à récemment, la Chine appliquait strictement la politique de l’enfant unique pour la majorité de sa population, mais le pays se montrait plus souple avec les minorités ethniques, dont les Ouïghours.

 

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Aujourd’hui, la politique de l’enfant unique ne s’applique plus aux Hans, majoritaires en Chine, mais des mesures plus strictes ont été imposées à la minorité musulmane du Xinjiang, dont les familles sont traditionnellement plus nombreuses que la famille chinoise moyenne. Pour autant, le Xinjiang enregistre encore aujourd’hui une croissance démographique positive, la population ouïghoure augmentant plus rapidement que la population non-ouïghoure dans le Xinjiang sur la période 2010-2018. 

Les accusations de génocide sont alimentées par des « études » telles que le rapport du Newlines Institute, qui a récemment fait les gros titres. Newlines est décrit comme un think tank « non partisan » basé à Washington. À y regarder de plus près, il semble en réalité s’agir d’un projet mené par une petite université de Virginie, conduit par 153 étudiants et huit membres de la faculté, à l’agenda politique apparemment conservateur. Plusieurs grandes organisations des droits de l’homme ont d’ailleurs invité le think tank à cesser d’utiliser le terme de génocide.

Les experts de l’ONU appellent à juste titre les Nations Unies à enquêter sur la situation dans le Xinjiang. Le gouvernement chinois, pour sa part, a récemment déclaré qu’il accueillerait volontiers une mission de l’ONU dans le Xinjiang, sur une base « d’échange et de coopération », pas dans une démarche de prononcé de culpabilité avant même la présentation de preuves.

À moins que le département d’État soit en mesure de fonder ses accusations de génocide, il lui faut les retirer, tout en soutenant une enquête de l’ONU sur la situation dans le Xinjiang. Le travail des Nations Unies, et notamment celui des Rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la situation des droits de l’homme, est essentiel pour promouvoir la lettre et l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

 

Traduit de l’anglais par Martin Morel