Le jugement Blanchard et les commissions scolaires anglophones

2021/05/07 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Dans son jugement du 20 avril dernier dans l’affaire Hak, du nom d’une des requérantes qui contestaient la validité de la Loi sur la laïcité de l’État (la loi 21), le juge Marc-André Blanchard a déclaré que cette loi est contraire à la liberté de religion. Il l’a néanmoins maintenue en vigueur en raison des clauses dérogatoires aux chartes canadienne et québécoise des droits de la personne. Il a cependant décidé que la loi ne pouvait s’appliquer aux commissions scolaires anglophones parce que, selon lui, elle est également contraire à l’article 23 de la Charte canadienne, auquel la clause dérogatoire prévue par l’article 33 ne peut pas s’appliquer.

L’article 23 garantit le droit des minorités de langue officielle au Canada, qui sont francophones hors-Québec et anglophone au Québec, à faire éduquer leurs enfants dans leur langue maternelle dans des écoles publiques contrôlées et gérées par cette minorité. L’article 23 vise l’enseignement public de niveau primaire et secondaire.

Le fait que la clause dérogatoire ne peut viser l’article 23 signifie que les droits linguistiques des minorités de langue maternelle officielle en matière d’éducation sont mieux protégés que les droits fondamentaux, qui comprennent notamment la liberté de conscience, la liberté de religion et la liberté d’expression. Par ailleurs, l’adoption d’une telle disposition en 1982 sans le consentement de l’Assemblée nationale a clairement porté atteinte à la compétence exclusive sur l’éducation qui lui avait été conférée par la Loi constitutionnelle de 1867.

Le jugement Blanchard sur ce point est du droit nouveau parce qu’aucun jugement antérieur n’avait interprété l’article 23 de manière à étendre sa portée à la protection des signes religieux portés par des enseignants ou enseignantes des réseaux publics d’éducation des minorités de langue officielle. L’article 23 ne mentionne nulle part la liberté de religion ni la laïcité. Il ne mentionne pas non plus le multiculturalisme.

En 1990, dans l’affaire Mahe, portant sur les droits de la minorité francophone de l’Alberta, la Cour suprême a décidé que l’article 23 avait une fonction réparatrice découlant des atteintes aux droits des minorités de langue officielle dans l’histoire canadienne et qu’il devait être interprété généreusement. De telles atteintes ont certainement eu lieu systématiquement pour les minorités francophones hors Québec.

Cela paraît moins évident au Québec, où la minorité anglophone, s’appuyant sur la majorité anglophone du Canada, bénéficie de ce que des auteurs tels que Frédéric Lacroix ont qualifié de surcomplétude institutionnelle, c’est-à-dire un réseau d’institutions publiques nettement plus étendu que ce que justifierait le poids démographique des anglophones de souche au Québec. L’équivalence qui est souvent faite entre la situation sociale de la minorité anglophone du Québec et celle des minorités francophones dans les autres provinces est l’un des grands mensonges canadiens.

Dans l’arrêt Mahe, la Cour suprême a aussi associé la langue et la culture en disant que la langue est un élément vital de la vitalité d’une culture, ce qui est incontestable. Enfin, toujours dans le même jugement, la Cour suprême a précisé que les droits linguistiques de la minorité comprenaient le droit de sélectionner les enseignants.

En 1999, dans l’affaire Beaulac, la Cour suprême a souligné que le but de l’article 23 est le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle. Le juge Blanchard rappelle, au paragraphe 947 de son jugement, qu’en 2003 dans l’affaire Doucet-Boudreau c. la Nouvelle-Écosse, la Cour suprême a écrit que l’article 23 permet de préserver la langue et la culture. Cette position fut réitérée en 2020 dans l’arrêt Conseil scolaire francophone de Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique.

Il y a eu un glissement de sens dans la jurisprudence de la Cour suprême parce que l’article 23 ne mentionne pas le mot culture. Malgré cela, la Cour suprême protège maintenant aussi la culture des minorités de langue officielle, qui est placée sur le même pied que la langue, ce qui était un objectif de longue date et constitue une victoire historique pour les avocats de la minorité anglophone du Québec.

 

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/

 

Étendre ainsi la portée de la protection linguistique de l’article 23 à la culture anglophone, dont la définition est infiniment extensible et soumise à la discrétion judiciaire, peut être si lourd de conséquences à long terme que cela constitue l‘équivalent d’une modification constitutionnelle par les juges fédéraux, qui s’approprient ici la fonction du législateur. Même sans cette composante culturelle inconnue au départ, l’article 23 a été l’une des principales causes du rejet de la Charte canadienne par le gouvernement de René Lévesque en 1982.

Fort de cette jurisprudence, le juge Blanchard va plus loin. Il écrit au paragraphe 950 ce qui suit :

« Le Tribunal se permet d’ajouter que la culture, au sens sociologique de ce qui constitue la manifestation de croyances religieuses ou autres, joue assurément le même rôle que la langue quant à ces finalités exposées précédemment. »

Ici s’opère un nouveau détournement de sens du texte de l’article 23. La langue a été d’abord associée à la culture, et maintenant celle-ci pour la première fois dans la jurisprudence canadienne est liée à l’expression de croyances religieuses. Nous sommes très loin de l‘objet initial de l’article 23 tel que conçu en 1982. Le juge Blanchard abuse de sa fonction judiciaire.

À l’UNESCO, l’organisme de l’ONU chargé de la protection des cultures de l’humanité, on a toujours refusé de lier la culture à la religion.

Le procureur général du Québec a plaidé à juste titre que la protection culturelle de l’article 23 doit se lier à la protection de la langue, sans plus. Il a soutenu que les opposants à la loi 21 tentent de réintroduire des éléments de confessionnalité dans le réseau d’éducation public qui ont été abolis au Québec lors d’une modification constitutionnelle en 1997 à laquelle le Parlement canadien a consenti et qui sont étrangers à l’article 23.  Mais le juge Blanchard avait en tête une tout autre définition de la culture, qui n’a plus rien à voir avec le texte de la Constitution ni avec la pratique de l’UNESCO.

Au paragraphe 967, il écrit que la minorité linguistique anglophone peut faire ses propres choix de société.  Au paragraphe 972, il affirme que la culture anglophone est une culture séculière ouverte, ce qui signifie qu’elle valorise la multi-confessionnalité, qui est incompatible avec le principe de laïcité inscrit dans la loi 21.

Au paragraphe 978, il écrit que la religion fait partie de l’identité culturelle d’une communauté et cite pour le démontrer que l’appartenance à la religion catholique a longtemps défini la culture québécoise. L’exemple de l’évolution du Québec depuis la Révolution tranquille aurait dû au contraire convaincre le savant juge que la langue et la religion ont toujours été traitées de manière distincte. Le juge Blanchard dénature des faits sociaux élémentaires.

Le plus étrange, c’est qu’au paragraphe 981 le juge écrit qu’il est lié par la règle du précédent, le stare decisis, dans l’interprétation de l’article 23. Or, il n’existe aucun précédent qui associe les droits linguistiques à la liberté de religion.  Ici, on approche de la malhonnêteté intellectuelle.

Les juges fédéraux qui n’ont aucune légitimité démocratique, qui abusent autant, d’une manière aussi évidente et exorbitante, de leur pouvoir d’interpréter la Constitution doivent s’attendre à être sévèrement, fermement et rigoureusement condamnés sur la place publique. Il n’est pas approprié, comme l’a fait un professeur de droit de l’Université de Sherbrooke dans les pages de La Presse, de se porter au secours du juge Blanchard en disant qu’il ne peut pas se défendre. Dans une société démocratique, lorsqu’on fait de la politique on doit s’attendre à prendre des coups. On ne peut pas s’abriter derrière la fonction judiciaire pour les éviter lorsqu’on fait de la politique dans ses jugements.

Les jugement Blanchard n’est pas du droit. C’est une déformation du droit  pour aggraver les effets de la Loi constitutionnelle de 1982, cette nouvelle expression de la Conquête, et pour bloquer l’exercice légitime du droit à l’autodétermination interne de la nation québécoise en introduisant la partition sociale du Québec.

Aux paragraphe 983 et suivants, le juge Blanchard réintroduit dans les écoles anglaises la liberté de religion qu’il reconnaît par ailleurs avoir été validement écartée par l’Assemblée nationale.  Il écrit que la preuve démontre que les commissions scolaires anglophones reconnaissent et célèbrent la diversité culturelle et religieuse. C’est sans doute vrai.

Mais le juge refuse de reconnaître une évidence : devant la réduction des effectifs des enfants de souche traditionnelle dans ses écoles, la minorité anglophone se tourne vers l’apport des allophones pour se reproduire et accroître son poids démographique dans la société québécoise. Nier une réalité aussi fondamentale fait voir que le jugement Blanchard concrétise un vaste projet de réingénierie linguistique et sociale qui est, sur ce plan et d’autres, profondément hostile à l’identité québécoise.

Le juge Blanchard est un activiste et un militant trudeauiste. Son chartisme n’a aucun intérêt pour la retenue judiciaire. Il est en croisade. Cela n’a strictement rien à voir avec l’impartialité. L’objectivité judiciaire dans de telles affaires est un autre mensonge canadien.  Dans l’affaire Hak, la Cour supérieure du Québec a été un tribunal politique. Ce n’est pas la première fois.

Le juge Blanchard affirme que les commissions scolaires anglophones pratiquent l’interculturalisme. Au paragraphe 990, il cite avec ironie François Legault, lorsqu’il était ministre de l’Éducation dans un gouvernement formé par le Parti Québécois, qui allait dans le même sens. Cela lui évite de citer l’article 27 de la Charte canadienne, qui lui impose d’interpréter la Charte canadienne de manière à valoriser le multiculturalisme. Dans les mains d’un juge fédéral, l’interculturalisme évoqué parfois à l’Assemblée nationale est au même effet.

Plus loin, le juge Blanchard estime que la vision quotidienne d’enseignants portant des signes religieux issus des courants le plus conservateurs des religions traditionnelles, et auréolés du prestige et de l’autorité d’une fonction de l’État, est une bonne chose pour les esprits de nos enfants. Cela leur enseignerait la tolérance et la diversité dans notre société. En réalité, cela leur enseigne la tolérance pour des pratiques sociales révoltantes et pour l’oppression de la femme.  

Cela ne leur enseigne pas que la moitié des femmes d’origine musulmane rejette le port du voile et que bon nombre d’autres le portent sous la contrainte. Cela ne renforce pas leur esprit critique ou leur liberté de conscience.

Ici, non seulement nous ne sommes plus dans le domaine juridique, nous ne sommes même plus dans celui de l’idéologie politique. Nous sommes dans la théologie canadienne et dans une psychologie sociale malsaine, qui renie les valeurs des Lumières. La Charte canadienne nous ramène en-deçà de Voltaire et de Condorcet.

Le jugement Blanchard est dangereux parce qu’il cherche à soumettre nos enfants au conservatisme religieux que la laïcité cherche au contraire à combattre. La laïcité remplace ce conservatisme au nom de valeurs qui sont d’une qualité supérieure parce qu’elles respectent leur intégrité psychique et leur raison.

Nous devons rejeter totalement et implacablement l’obscurantisme canadien qui conduit à cautionner et à renforcer les éléments les plus négatifs et intolérants du monde contemporain.