Le no-man’s land de Simon Lavoie

2021/05/10 | Par Pierre Jasmin

L’héroïne du film Nulle part, la formidable Monique Gosselin

L’auteur est artiste pour la paix

Le cinéaste et scénariste Simon Lavoie refuserait probablement l’étiquette « artiste pour la paix » et pourtant, ne lui convenait-elle pas, dès le déserteur, œuvre historique de 2008 dont une part didactique a sûrement atténué le succès dû principalement aux dons de comédiens de la famille Danielle Proulx-Raymond Cloutier, Émile Proulx-Cloutier? Lavoie avait trouvé davantage la sienne dans Le Torrent au scénario mordant signé Anne Hébert. Quant au burlesque pathétique de l’ovni cinématographique marquant Ceux qui font la révolution à moitié ne font que creuser leur tombeau, sans doute le co-réalisateur Mathieu Denis et les extraordinaires actrices qui l’animaient l’avaient aidé à obtenir le prix du meilleur film canadien au Festival de Toronto 2016.

Son dernier film minimaliste en blanc et noir se déroule en un boisé dans un dépouillement plus extrême que les paysages lunaires de Nomadland, et la critique désemparée incapable de trouver un sens à ces deux films, parle d’œuvres poétiques, mot clé pour signifier qu’il n’y aurait pour elle rien à comprendre. Et pourtant l’être humain a vraiment besoin de sortir du tumulte lassant des 30 jours max, Godzilla vs Kong, La furie d’un homme, Le protecteur, Mortal Kombat, dont même un cinéma de répertoire comme la Maison du cinéma à Sherbrooke nous gave.

Mais je leur suis très reconnaissant d’avoir reprogrammé Le club Vinland dont j’ai déjà commenté les grandes qualités, Nadia, Butterfly qui mérite le prix Artis pour l’imprévisibilité créatrice de son scénario à l’origine sportif, habité par Katerine Savard, et enfin Nataq, vu au début du mois dans une petite salle d’après-midi incapable de bouger de leurs sièges à la fin du film, que tous ont applaudi avec ferveur : triomphe de l’art engagé de Richard Desjardins et des sept femmes muralistes qui ont décidé de lui rendre hommage à Rouyn-Noranda en une fresque d’un quart de kilomètre de long!

 

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Par la longueur de ce préambule bavard, je montre ma crainte d’aborder le film austère de Lavoie, Nulle trace, où il ne se prononce guère plus de trois cents mots (à part ceux d’une prière musulmane), et qui met en scène deux femmes, une héroïne humanitaire sans cause et sans sentimentalisme qui bourlingue sur sa draisine, vivant de contrebande, au visage marqué par la dureté de la vie, et l’autre plus jeune avec son bébé, à qui la première fait passer clandestinement la frontière malgré les risques sur une voie ferrée que les Québécois reconnaissent comme celle de Charlevoix, ce qui nuit quelque peu à l’adhésion au scénario.

On ne connaîtra rien du passé de ces deux femmes, seule compte pour Lavoie et pour les femmes qui vivent une telle situation la tension déshumanisante de l’angoisse vécue intensément, car on se met dans la peau de ces survivantes dans ce film-réquisitoire contre la guerre et les massacres absurdes et cruels auxquels les hommes s’adonnent volontiers, le réalisateur ne nous en offrant, fort heureusement, que les conséquences, déjà assez macabres.

La réfugiée, qui a survécu à un viol évoqué par ses ecchymoses et ses vêtements déchirés, s’enferme d’abord dans un mutisme effrayé. Puis, elle révèle « sa foi en Allah, le très miséricordieux » qui fait dire à celle qui l’a rescapée, jouée par l’authentique Monique Gosselin, impressionnante mais peu impressionnée : « Je ne suis pas assez désespérée pour m’en remettre à ça ».

Film sombre que la lumière des cieux du Saint-Laurent illumine à de brèves occasions, de même que l’eau chantante d’un ruisseau, malgré les cadavres qui y nichent. Lavoie tourne la nature avec génie, lui donnant le sens d’un huis-clos cernant deux personnages féminins, isolés par une guerre qui échappe aux conventions cinématographiques, un peu comme les premiers films d’Andreï Tarkovski.

Il faut donner crédit en partie à la grinçante atmosphère musicale de Jean L’appeau (est-ce un vrai nom, celui du musicien qu’on retrouve dans Ville Neuve de Félix Dufour-Laperrière ou l’acronyme de l'Association Pour la Protection des Espaces Authentiques et Urbains dont la mission est de défendre et protéger à l'échelon local, les espaces en danger… mais il n’y a aucun espace urbain dans ce film?!).

Sa publicité qualifie l’oeuvre de post-apocalyptique, expression utilisée par le critique du Journal de Montréal, Maxime Demers, qu’on remercie pour avoir dès le 11 février salué la « prestigieuse » récompense obtenue par le film à Slamdance, marge alternative du festival de Sundance, en Utah, en première mondiale hélas virtuelle.

Marc Cassivi, dans La Presse, avait souligné il y a trois ans l’héritage religieux de Simon qui répondait: « Les gens s’en étonnent parfois, parce que je n’ai pas 60 ans, mais j’ai été élevé par les religieuses. J’allais à la messe le dimanche. Il y avait 17 enfants du côté de ma grand-mère. C’étaient des Canadiens français tardifs. La présence de la religion catholique était forte. C’était une communauté fermée, isolée, où les étrangers – et je ne parle même pas d’immigrants, mais de gens des autres villages – étaient perçus avec méfiance. C’est de ce terreau-là que je viens. »

Ce terreau, poursuit Marc Cassivi qui vient hélas de perdre son intéressante émission culturelle hebdomadaire Esprit critique hantée par l’inventif Serge Denoncourt, ce terreau, c’est le village de Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix, où Simon Lavoie a grandi dans les années 80. L’aîné de quatre enfants d’une famille ouvrière pas du tout artistique, qui ne l’a jamais encouragé, mais pas non plus découragé – « Ce qui est déjà immense » – à faire du cinéma, dit cet intellectuel formé aux arts plastiques et passionné de peinture québécoise, encore davantage que de cinéma.

Même s’il n’est pas croyant, Lavoie ne rejette pas en bloc son héritage religieux, à l’instar de bien des Québécois de la génération de ses parents. « J’ai du respect pour cette institution-là, qui me définit un peu. Je vois ma grand-mère prier et je trouve ça émouvant. Il faut peu à peu faire la paix avec cet héritage-là, si on veut maturer comme société. Si on a pu subsister dans l’histoire pendant 400 ans, il ne faut pas nier que c’est parce qu’on formait un ensemble auquel la religion catholique a contribué, au-delà de ses symboles souvent vides. »

Aussi, Lavoie, dont la personnalité réservée est peut-être plus conforme à la solitude de l’écriture qu’à la vie de plateau de tournage, comprend les cinéastes québécois de vouloir travailler à l’étranger : « Je ne lance pas la pierre à ceux qui vont à l’étranger pour un appel d’air, dit-il. Mais il y a toujours une question éthique qui se pose pour moi autour de ceux qui abandonnent des thématiques québécoises pour tourner à l’étranger, en anglais, des sujets qui pourraient être faits par n’importe qui dans le monde. C’est le pas que je n’arrive pas à concevoir que je puisse franchir. »

On lui en est reconnaissant, mais le film qu’il vient de tourner semble avoir franchi ce pas, paradoxalement en tournant, chez lui, un film à la thématique universelle.

Laurentie (2011, avec Mathieu Denis)
Le torrent (2012)
Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (2016, avec Mathieu Denis)
La petite fille qui aimait trop les allumettes (2017)