Les linguosceptiques

2021/05/19 | Par Charles Castonguay

C’est comme les climatosceptiques. Quelle que soit l’accumulation de données qui attestent du déclin du français, il ne manque toujours pas d’intervenants pour le minimiser ou le nier.

« En anglais pour le cégep, mais pas pour la vie », proclame La Presse+ du 12 février. L’article mousse l’idée que la fréquentation des cégeps anglais par des étudiants francophones ne mène que très rarement à leur anglicisation. Il s’appuie sur la thèse de doctorat de Karine Vieux-Fort.  Elle n’a trouvé qu’un seul cas d’anglicisation parmi son échantillon de 37 jeunes adultes francophones qui ont fait leur cégep en anglais. L’étude notoire de Patrick Sabourin, Le choix anglicisant, n’existe pas, quoi.

J’ai consulté la fameuse thèse. Mme Vieux-Fort a élaboré son échantillon par la méthode « dite de filière, de cascade, de proche en proche, de réseaux ou, plus couramment, « boule de neige » ». Cela n’a rien d’un échantillon aléatoire. Ses sujets ne représentent qu’eux-mêmes. Une thèse sans intérêt pour le débat en cours.

 

Négation et fabulation

Jean-Pierre Corbeil, de Statistique Canada, est linguosceptique d’office. Lors de sa comparution du 9 mars devant le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes, il glisse qu’au dernier recensement, plus de 80 % des récents diplômés francophones de McGill ont déclaré parler le français comme langue d’usage à la maison. Cela veut pourtant dire que près de 20 % sont passés à l’anglais, jusque dans leur vie la plus intime. Ce n’est pas rien.

Chroniqueur occasionnel au Devoir, Jean-Benoît Nadeau se moque aussi des « déclinistes » sur le site de L’actualité. Le 4 mars, il y travestit mon livre Le français en chute libre en un unique constat simpliste, soit que le français recule comme langue maternelle. Fabulation. J’y traite pour l’essentiel de l’écart entre langue maternelle et langue d’usage, c’est-à-dire d’assimilation linguistique, en tant qu’indicateur optimal de la vitalité des langues au Québec.

Nadeau en a néanmoins retenu que 55 % des allophones qui s’assimilent ont choisi le français. Pas de problème, en conclut-il. « Pour connaître la vraie proportion de francophones au Québec en 2016, il faut additionner un peu plus de la moitié des allophones aux 78 % de personnes dont la langue maternelle est le français. Cela donne 85,6 %. » Fabulation encore.

Notons que Corbeil et Statistique Canada font essentiellement la même chose que Nadeau avec leur chimérique indicateur de première langue officielle parlée, ou plop. En forçant 99 % de la population à rentrer dans le moule soit francoplop, soit angloplop, ils obtiennent pour 2016 un Québec à 85,4 % « francophone ». Et pouf ! les allophones.

 

Les « devoirs » du Devoir

Voyons enfin la page de chiffres dans le Devoir du 2 avril. Cela débute ainsi : « Pour certains, le français est en chute libre. Pour d’autres, le portrait est beaucoup plus nuancé […] À la source de ces visions divergentes, une montagne d’indicateurs […] qui n’ont pas toutes la même importance. »

La suite ne s’appuie cependant que sur l’opinion d’un seul « expert », le professeur Richard Marcoux. Celui-ci considère que la langue maternelle n’est pas un bon indicateur de la vitalité d’une langue, « parce qu’on peut très bien vivre en français tout en ayant une autre langue maternelle ». La langue d’usage à la maison serait un indicateur plus intéressant, mais « ne rend pas toujours compte de ce qui s’y passe – parce qu’on est de plus en plus rattrapés par le multilinguisme ». Selon Marcoux, la vitalité doit donc se mesurer autrement. Entre autres, par la capacité des gens à soutenir une conversation en français.

Ridicule. C’est le degré d’utilisation d’une langue, et non sa simple connaissance, qui nous renseigne sur sa vitalité réelle. Et l’histoire nous enseigne que la pérennité d’une langue dépend du nombre de ses locuteurs natifs. Or, la langue maternelle énumère ses locuteurs natifs actuels. Et la langue d’usage préfigure le nombre de ses locuteurs natifs à venir.

Le Devoir affiche ensuite les projections pour la période 2011-2036 réalisées par Corbeil pour l’OQLF en 2017, mais que l’Office n’a publiées que fin mars 2021. Le poids du français recule sur toute la ligne. Langue maternelle, de 78,9 à 70,3 %. Langue d’usage, de 81,6 à 74,5 %. Plop, de 85,4 à 82,2 %. Connaissance du français, de 94,4 à 93,5 %.

Le recul quant à la plop et à la connaissance est relativement doux. Les linguosceptiques en font donc leur miel.

Mais cela passe à côté de l’éléphant dans la pièce. L’anglais.

 

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/

 

Un recul de 18 % en 25 ans

Pour dénicher ce que Corbeil, l’OQLF et le Devoir ne nous présentent pas, il faut remonter aux projections pour 2011-2036 que Statistique Canada a publiées début 2017. L’anglais avance partout. Langue maternelle, de 8,2 à 8,7 %. Langue d’usage, de 10,7 à 12,6 %. Plop, de 13,6 à 17,2 %. Connaissance de l’anglais, de 47,6 à 57,7 %.

L’érosion de l’avantage que détient le français sur l’anglais se révèle alors considérable, quel que soit l’indicateur. Par exemple, le rapport du poids du français à celui de l’anglais, en tant que langues maternelles, était en 2011 de 78,9 % à 8,2 %, soit de 9,62. Ou, en têtes de pipe, de 962 francos pour 100 anglos. L’avantage du français sur l’anglais était donc de 862 locuteurs natifs. Selon les projections, en 2036 le rapport correspondant serait de 70,3 % à 8,7 %, soit de 8,06. Et l’avantage correspondant, de 706. Comparé à 862 en 2011, cela représente un recul de 18 % en 25 ans.

L’avantage du français fondrait encore plus rapidement selon les autres indicateurs.

Langue d’usage, recul de 26 %. Plop, de 29 %. Connaissance, de 37 %.

Coudonc. L’avantage du français sur l’anglais plongerait plus vite quant à la plop que quant à la langue maternelle ou la langue d’usage. Et plus vite encore quant à la simple connaissance des deux langues. Amusant.

Le directeur du Devoir clôt ensuite la semaine de « Devoirs de français » offerte par son journal en se félicitant « des reportages riches en contrastes et en nuances sur l’avenir du français ». Alors qu’il y manquait l’essentiel.

Faut faire gaffe. Les linguosceptiques exaltent le bilinguisme et le multilinguisme, et démultiplient les indicateurs d’importance secondaire, pour détourner notre attention de l’anglicisation du Québec et du Canada.

Un ultime exemple ? Le formulaire de recensement que vous venez de remplir. « Quelle(s) langue(s) cette personne parle-t-elle régulièrement à la maison ? » y devance maintenant la question sur la langue d’usage. Explosion garantie des déclarations de comportements linguistiques secondaires.

Suite au recensement de 2016, Corbeil et Statistique Canada avaient confondu comportements principal et secondaire(s) pour faire accroire que le français avait progressé au Québec comme langue d’usage. Ils seront bientôt en excellente position pour tenter de nouveau le même coup.