CÉGEPS : une détérioration des conditions de travail qui ne peut plus être ignorée

2021/05/25 | Par Orian Dorais

Si les conditions de travail désastreuses des enseignants de primaire, secondaire, et de la formation professionnelle défraient fréquemment la chronique, et ce depuis près de 20 ans, les multiples problématiques auxquelles font face les enseignants du collégial sont beaucoup moins connues. Pourtant, comme me l’a révélé Yves de Repentigny, le vice-président du Regroupement Cégep de la FNEEQ-CSN, il est aujourd’hui difficile de faire la différence entre les conditions des professeurs de cégep et de secondaire. Salaires insuffisants, précarité, classes surchargées, sous-financement des programmes et manque de ressources pour la prise en charge d’étudiants à besoins particuliers, la situation décrite me rappelle un entretien que j’ai mené il y a quelques semaines.

Isabelle Bisson-Carpentier, présidente du syndicat du personnel enseignant du cégep de la Gaspésie-Des-Iles pour la FEC-CSQ, m’a, quant à elle, révélé que d’autres difficultés viennent s’ajouter à la longue liste ci-haut pour les enseignants travaillant dans des cégeps de région. Coup d’œil sur le réseau collégial, qui vient d’être secoué par des journées de grèves.

O. D. (à Yves de Repentigny) : Plusieurs Québécois – y compris moi, je m’en confesse – ont de la difficulté à saisir de quoi se plaignent les profs de cégep, avec leurs salaires de dizaines de milliers de dollars et leurs semaines de congés payés. Pouvez-vous m’éclairer sur vos revendications ? N’êtes-vous pas moins à plaindre que les profs des niveaux préalables ?

Y.D.R. : Bien, je tiens quand même à souligner qu’un prof de cégep qui commence sa carrière, qui enseigne à la formation continue ou qui est précaire ne gagne pas beaucoup plus qu’un professeur du secondaire moyen. Et c’est une majorité de profs se retrouvent dans ces trois situations. Les profs de cégeps ont deux mois de vacances méritées à l’été, mais durant les « semaines de lecture » ou la première moitié du mois de janvier, on travaille à préparer les sessions, les évaluations. Nos conditions ne sont pas si différentes de celles de nos collègues du secondaire. Et vous ne remettez certainement pas en doute la légitimité de leurs grèves à eux.

O. D. : Effectivement, ils ont bien peu d’avantages par rapport à tous les inconvénients de leur travail.

Y.D.R. : Exactement ! Bien, c’est la même chose pour nous. On revendique un certain nombre de conditions qui nous semblent essentielles. D’abord, il faut impérativement plus de ressources pour nous aider à prendre en charge les étudiants en situation de handicap (EDSH). Saviez-vous que de 2007-2008 à 2018-2019, on a vu une augmentation de 1500% du nombre d’EDSH !?! Et ces chiffres tiennent seulement compte des étudiants qui ont reçu un diagnostic. Certains sont des EDSH non diagnostiqués. Ajoutez à cela que le nombre d’étudiants par classe n’arrête pas d’augmenter, année après année, et on se retrouve avec une situation intenable. On a besoin de plus de ressources pour ces jeunes-là et il faut que ce soit inscrit dans la prochaine convention collective.

 

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Les chargés de cours, du cheap labour

Sinon, il y a une catégorie d’enseignants appelés les « chargés de cours de la formation continue ». Ces enseignants-là, grosso modo, font la moitié du salaire d’un prof au régulier… C’est du cheap labour, rien de moins. Quelqu’un qui enseigne en formation continue, avec une scolarité de doctorat et qui ferait le maximum permis de 525 heures par année ne ferait que 53 000$. Et quelqu’un qui a dix-sept ans de scolarité, la moyenne, faisant 525 heures ne ferait que 43 800$. C’est très peu. Ces profs-là donnent une qualité d’enseignement égale que celle au régulier, comme le gouvernement l’exige. Eh bien, on demande un salaire égal qu’au régulier, c’est tout. D’ailleurs, comme tous les syndicats dans la centrale, on demande une augmentation salariale, surtout pour les travailleurs au bas de l’échelle. Pour les bas salariés, on demande une augmentation de 2$/l’heure la première année de la convention et de 0,75$ l’heure pour les deux années suivantes de la convention. Pour les gens plus haut dans l’échelle salariale, 2$ l’heure la première année et on demande des 2,2% les années 2-3.

Aussi, 40% des profs sont en statut précaire. On demande une facilitation de l’accès à la permanence et un meilleur accès aux congés payés pour les précaires qui sont à temps plein. On dénonce aussi un sous-financement généralisé des programmes d’études, particulièrement dans les cégeps de région. On demande une meilleure protection des lanceurs d’alerte, garantie dans les conventions. On aimerait se faire sortir beaucoup moins souvent l’argument du « devoir de loyauté » quand on veut dénoncer des situations dans le système des cégeps. Notre loyauté première doit être au peuple québécois, c’est lui qui finance le réseau collégial. En plus, le devoir de loyauté pourrait être invoqué pour permettre aux directions d’intervenir dans le contenu des cours, pour bannir certains sujets. Donc on veut des clauses de la convention pour protéger la liberté d’expression, la liberté de conscience et la liberté académique des profs contre les exigences de « devoir de loyauté », et toute autre intervention des directions.   

O.D. : Entrevoyez-vous un changement d'attitude chez  la partie patronale ?

Y.D.R. : Depuis nos deux jours de grève au début du mois de mai, on a vu une accélération à nos tables de négociation sectorielles. On sent une volonté de vouloir régler de la part patronale, mais ça bloque du côté du Conseil du Trésor. L’argent n’arrive pas vite. Le premier ministre aime se présenter en bon père de famille, dire qu’il a donné des augmentations aux profs de primaire-secondaire. D’accord, tant mieux… mais le secteur de l’éducation, c’est une chaine. Chaque maillon doit être renforcé, sinon la chaine n’est pas solide. Il faut donner des avantages à tout le monde.

 

La Gaspésie, seule région sans institution universitaire

O.D. (à Isabelle Bisson-Carpentier) : Après avoir fait une entrevue générale sur la question des cégeps avec M. de Repentigny, je voulais vous parler, pour voir comment se déroule la situation dans un cégep précis. Je vous demanderais quels sont les défis dans votre cégep, qui est assez éloigné.

Bien, au cégep de Gaspé, un de nos grands enjeux est celui de la formation à distance. Il faut comprendre que nous, on fait du télé-enseignement depuis bien avant la pandémie, à cause de la grandeur du territoire à couvrir et de la distance qui sépare certains étudiants du campus. L’enseignement en ligne a permis à certains programmes, comme Soins infirmiers, de survivre. On veut conserver une offre variée de cours et de programmes, même si on n’a peu d’étudiants. Donc la formation à distance nous aide là-dedans, mais en même temps, ce type d’enseignement provoque une charge de travail plus élevée, notamment sur le plan organisationnel et technique. Le ministère de l’Enseignement supérieur le reconnait aussi.

On revendique un financement en adéquation à cette charge plus élevée, pour trouver des ressources et diminuer la charge de travail. Présentement on gruge sur notre masse salariale pour combler les lacunes de financement dans la formation à distance. Aussi, on a des enveloppes dédiées au perfectionnement des enseignants, mais qui ne prennent pas en compte les frais élevés de déplacement qu’encourent les profs en régions éloignées. Le perfectionnement c’est important ! Si on doit se rendre dans les centres urbains, ça coute cher en frais de transport et en logement. Le financement n’est pas adéquat de ce côté-là non plus.

Par ailleurs, on vit un alourdissement de la tâche comme tous les autres cégeps. On a aussi besoin de plus de ressources pour les élèves à besoins particuliers. On a aussi beaucoup de profs en situation de précarité je suis moi-même précaire depuis près de douze ans . Certains de nos profs enseignent à temps partiel ou ne savent pas s’ils vont avoir une tâche la session suivante. En plus, ils n’ont pas la possibilité d’enseigner dans 2-3 cégeps différents comme en ville.

O.D. : Vos doléances sont semblables à celles de M. de Repentigny. Il dénonçait aussi un sous-financement des programmes d’études en région. Partagez-vous son opinion ?

Absolument. La pression sur les cégeps de région est très forte. En plus, la Gaspésie est la seule région où il n’y a pas d’université, on est la seule institution d’enseignement supérieur sur notre territoire. Donc, il y a une pression pour garder certains programmes ouverts, pour offrir le plus de cours possible aux étudiants en région, qui ont les mêmes droits que les étudiants en métropole et doivent avoir les mêmes possibilités d’accès à des formations diversifiées. Cette situation particulière aux cégeps de région n’est pas suffisamment reconnue par le Ministère dans le calcul du financement. Certains programmes se retrouvent sous-financés parce qu’il n’y a  soi-disant pas assez d’étudiants. Il faut encore revoir plus avant le financement des programmes dans les cégeps éloignés. Notez que c’est un problème constant, à chaque négociation, pas spécifique à celle-ci.

O.D. : En terminant, pouvez-vous me dire un mot sur la mobilisation syndicale en région ?

Je peux vous dire qu’on est un cégep très mobilisé. On a voté à 83% pour la grève. Historiquement, Gaspé a toujours voté très fort en faveur des grèves. L’avantage est qu’on se connait tous. On est un petit milieu, on est très liés, donc c’est facile de s’organiser. On est mobilisé et on va le rester. Nos lignes de piquetage sont fournies et insurmontables !