Le peuple québécois est républicain

2021/05/26 | Par André Binette

Monsieur le président,

Je vous remercie de votre invitation à témoigner devant votre Commission à la suite des professeurs Chevrier et Taillon. J’interviens devant vous à double titre : d’abord comme juriste qui a développé une expertise sur les questions relatives à la monarchie, et comme président-fondateur de la Coalition pour la République du Québec (la CORÉQ).   La raison d’être de la Coalition est de donner une voix aux trois quarts des Québécois dont 81% des francophones qui, selon un récent sondage, favorisent l’abolition de la monarchie canado-britannique et la mise en place d’une République du Québec.  Je suis accompagné aujourd’hui par un membre co-fondateur, Pierre Dubuc, directeur de L’Aut’journal.

Mes remarques auront deux volets. Le premier portera sur le projet de loi proprement dit. Le second tentera d’ouvrir un débat plus large sur le statut de la monarchie au Québec, un sujet majeur qui a été rarement évoqué en cette Assemblée depuis les années 1960, mais qui nous paraît maintenant à l’ordre du jour de notre nation.

 

Le projet de loi 86

Le projet de loi 86 a pour but de corriger deux anomalies juridiques.

La première est l’existence continue d’une ancienne règle du droit britannique, dont nous avons hérité à la Conquête. Cette règle s’appliquait automatiquement dans tout l’empire, et s’applique toujours au Québec, à moins qu’elle ne soit écartée par une loi. La règle est à l’effet que la fin du règne d’un roi ou d’une reine, que ce soit par un décès ou une abdication, entraîne immédiatement la dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles élections, de même que la fin instantanée de la charge des juges et autres représentants de l’État qui ont prêté serment à Sa Majesté.

Cette règle a pris naissance à une époque où l’État était considéré une émanation de chaque monarque individuel. La vie de ce dernier était le fondement de l’existence de l’État. Le droit constitutionnel actuel fait plus nettement la distinction entre la personne et l’institution. Il demeure vrai que Sa Majesté incarne l’État, mais on ne confond plus de nos jours le roi ou la reine du moment avec la couronne qui jamais ne meurt.

Mais la règle demeure, et il faut toujours que le pouvoir législatif compétent intervienne pour l’empêcher de renaître par défaut.  

Au Québec, comme vous le savez, il existait des dispositions législatives qui écartaient l’ancienne règle, mais l’adoption d’une nouvelle Loi sur l’Assemblée nationale en 1982 les a omises, ce qui est la deuxième anomalie.  Certains juristes ont soulevé la possibilité de difficultés sérieuses si elle n’était pas à nouveau mise de côté explicitement par une loi.  Cela dit, le projet de loi me semble bien rédigé et paraît couvrir tous les angles d’une contestation éventuelle.

Il est toutefois malheureux qu’en 2021, des ressources législatives et gouvernementales doivent être consacrées à se pencher sur les inconvénients de l’ancien droit britannique.  Cela n’est possible que parce que le rapatriement de la Constitution n’a pas eu lieu pour la monarchie. C’est la grande exception.  Sur ce plan, le Canada n’a pas encore atteint l’indépendance constitutionnelle.

Nous le constaterons à nouveau à la fin du règne d’Elizabeth II qui, inévitablement, surviendra bientôt.  À ce moment, la succession royale sera instantanée.  Le cadre législatif applicable ne sera ni canadien ni québécois. Il sera fourni par des lois anglaises poussiéreuses qui datent de 1689 et de 1701.  

Ces lois sont en contradiction avec le principe de laïcité et le droit à l’égalité garantis par la Charte québécoise. La monarchie est bien sûr le plus grand symbole de l’inégalité, du colonialisme et de la Conquête. Le peuple québécois ne l’a jamais choisie.

Les membres de l’Assemblée nationale seront prochainement appelés à inscrire dans la constitution provinciale, qui est reconnue par la Constitution canadienne depuis 1867, le fait indéniable que le Québec est une nation. Si elle pouvait librement exercer son droit à l’autodétermination interne dans le cadre canadien, il est certain que la nation québécoise choisirait de former une république. Cela va de soi depuis longtemps.

 

Une réflexion nécessaire

Les Québécois ne veulent ni de Charles III ni de William V. Ils croient que le moment est venu d’abolir la monarchie au Québec. Le peuple québécois est républicain.

L’idée républicaine est une caractéristique profonde de notre nation, comme l’attachement à la langue française ou la laïcité.

Les Québécois veulent entrer dans la normalité. La normalité, c’est que les trois quarts des États de la Terre, environ cent cinquante sur deux cents, sont des républiques et que cette tendance est nettement à la hausse depuis plus d’un siècle. En 1900, il y avait un empereur en Chine, en Allemagne et en Autriche, un tsar en Russie, un sultan en Turquie, des rois en Égypte, en Grèce, en Italie, au Portugal et nous en passons. Tout cela a disparu.

Loin d’être dans le camp de la normalité, le Canada est un retardataire constitutionnel.

La CORÉQ n’a pas à convaincre nos concitoyens que le moment est venu d’agir. Elle a seulement à convaincre les membres de l’Assemblée nationale.

Deux questions peuvent légitimement être posées. Comment faire et par quoi remplacer la monarchie?

 

Par quoi remplacer la monarchie?

La réponse à la deuxième question est évidente. La monarchie ne peut être remplacée que par la République du Québec. Dans le cadre canadien actuel, le lieutenant-gouverneur représente la Couronne canadienne. Il doit être remplacé par un gouverneur qui représente la nation québécoise. Il n’est pas nécessaire d’attribuer à ce gouverneur des pouvoirs plus importants que ceux du lieutenant-gouverneur actuel. L’important est de rapatrier la fonction de chef de l’État fédéré québécois. Il faut donc que ce gouverneur soit désigné par l’Assemblée nationale ou élu au suffrage universel. Ce changement à lui seul accroîtra la visibilité et la puissance symbolique de l’État québécois, et renforcera notre identité nationale. De plus, le Québec pourra s’autodésigner comme République associée dans la Constitution canadienne. Rien, en principe, n’empêche le Québec de devenir une république dans le cadre canadien, et ce même si le Canada devait choisir de conserver la monarchie.

 

Comment faire?

L’abolition de la monarchie sera le plus important changement constitutionnel depuis 1982. Il importe de bien le préparer.

Certains changements peuvent avoir lieu sans modifier la Constitution canadienne. Ces changements devraient être lancés dans les prochains mois. La priorité immédiate devrait être la sélection par l’Assemblée nationale du prochain, et dernier, lieutenant-gouverneur du Québec.  

L’Assemblée nationale pourrait faire connaître son choix dès cet automne en votant à la majorité des deux tiers, comme elle le fait déjà pour plusieurs autres fonctions. Une telle façon de faire serait tout à fait valide puisque, sur le plan constitutionnel, il s’agirait d’une simple suggestion. Certaines suggestions sont difficiles à ignorer.

La fonction de lieutenant-gouverneur a été conçue en 1867 pour placer les provinces dans un état de subordination. Cet état est incompatible avec le respect de la nation québécoise. L’Assemblée nationale doit construire et renforcer notre identité nationale en abolissant ce reliquat d’un passé colonial qui est révolu.

Plus fondamentalement, la Constitution canadienne ne doit pas être vue comme un obstacle à l’abolition de la monarchie, mais plutôt comme une manière de procéder.  Dans le Renvoi sur la sécession du Québec de 1998, une affaire dans laquelle j’ai été profondément impliqué, la Cour suprême a indiqué comment l’Assemblée nationale pouvait initier un changement constitutionnel majeur.  

Elle a créé ce qu’elle a appelé l’obligation de négocier, une notion empruntée au droit du travail. La Cour suprême n’a nullement exigé la tenue d’un référendum pour déclencher l’obligation de négocier. Elle s’est appuyée sur la souveraineté parlementaire puisque la souveraineté du peuple n’existe pas en droit canadien. Il suffit donc d’une simple résolution de l’Assemblée nationale pour déclencher l’obligation de négocier.

La Cour suprême a étendu cette obligation bien au-delà du cas de l’accession à la souveraineté. Elle peut s’appliquer à toute modification de la Constitution du Canada.

Elle est unique au monde à notre connaissance. Pour s’en prévaloir, il suffit d’avoir la volonté de donner suite à celle du peuple québécois.

L’obligation de négocier n’est pas une obligation de résultat. Mais encore une fois certaines propositions, qui s’appuient sur un vaste consensus démocratique, ont un très grand poids. Nul besoin dans ce cas d’un référendum pour démontrer son existence ou pour lui donner un poids politique supplémentaire.   

Aucune province ne s’est prévalue jusqu’ici de l’obligation de négocier.  L’Alberta pourrait être la première à le faire dans les prochains mois. Le gouvernement albertain a choisi d’employer l’outil référendaire ce 18 octobre même s’il n’est pas requis sur le plan juridique.   

Si cette démarche est suivie, la Constitution canadienne sera rouverte sans l’intervention du Québec. L’obligation de négocier s’appliquera cependant à lui comme au gouvernement canadien et à ceux des autres provinces.  Il n’aura d’autre choix que de se présenter à la table constitutionnelle.

Le mode d’emploi de l’obligation de négocier sera alors inventé. Ce précédent sera déterminant pour la suite de l’histoire constitutionnelle canadienne et québécoise.

Le Québec ne sera nullement tenu de se limiter à l’ordre du jour de l’Alberta. La Constitution sera rouverte en totalité. Le gouvernement devra obtenir de l‘Assemblée nationale un mandat de négocier. Ce mandat devrait inclure l’abolition de la monarchie et la mise en place de la République du Québec, sans se limiter à celles-ci.

Que la nation québécoise soit dignement représentée. Que vive longuement la République du Québec.