La Cour suprême et Manic 5

2021/08/16 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Dans les années 60, le barrage Manic 5, l’un des plus imposants au monde, a fait connaître le savoir-faire québécois. Ce barrage, qui est aujourd’hui au cœur de 14 infrastructures majeures sur le territoire traditionnel de la communauté innue de Pessamit sur la Côte-Nord, est devenu le symbole flagrant du colonialisme québécois au mépris des droits autochtones. Au moment de sa construction, les gouvernements du Québec et du Canada ne prenaient pas ces droits au sérieux et allaient jusqu’à nier leur nature juridique et leur valeur économique. Cette position a été contredite en 1973 par la Cour suprême. C’est ce qui explique que les Innus ont obtenu une compensation dérisoire de 150 000 $ en 1965, alors que les Cris et les Inuit se sont partagé 225 millions $ versés par Hydro-Québec pour les premiers barrages de la baie James dix ans plus tard, et que les seuls Cris ont ensuite obtenu 5 milliards $ (3,5 milliards$ du Québec dans la Paix des Braves de 2001, et 1,5 milliard $ du fédéral peu après) pour des barrages additionnels. De plus, les Cris ont obtenu une autonomie considérable à l’extérieur du cadre de la Loi sur les Indiens, alors qu’il n’en fut rien pour les Innus. Les barrages de la baie James sont d’une puissance comparable à ceux de la Côte-Nord.

Le gouvernement du Québec justifie cet écart depuis ce temps en soutenant que le règlement à titre gracieux, sans reconnaissance des droits ancestraux, était légal. Il oublie de dire que le cadre juridique de l’époque était vicié et inique, et qu’un règlement sans une telle reconnaissance n’a aujourd’hui aucun poids. Il a, en fait, obtenu deux fois une aubaine sur la Côte-Nord : par le contrat célèbre avec Terre-Neuve pour l’électricité produite à Churchill Falls jusqu’en 2041, que Terre-Neuve a essayé en vain à deux reprises de faire annuler par la Cour suprême, et en dépossédant les Innus au moyen d’un droit canadien aujourd’hui répudié. La différence entre ces deux cas est que le gouvernement de Terre-Neuve n’a qu’à s’en prendre à lui-même, alors que les Innus peuvent invoquer l’obligation fiduciaire fédérale, sans compter la responsabilité plus importante d’Hydro-Québec.

C’est ce que la Cour suprême vient de clarifier dans l’arrêt Southwind rendu le 16 juillet dernier. Dans cette affaire, le gouvernement du Canada avait signé une entente avec l’Ontario et le Manitoba pour permettre l’inondation en 1929 d’une partie d’une réserve anishnabée à la frontière de ces provinces pour alimenter la construction d’un barrage près de Winnipeg. Le ministère des Affaires indiennes n’avait négocié aucune compensation pour les Anishnabés, alors qu’il l’avait pourtant fait quelques années plus tôt dans un cas semblable en Alberta.

La Cour suprême a créé en 1984 l’obligation fiduciaire pour permettre la compensation des Premières Nations dans les dossiers où le gouvernement fédéral a violé l’honneur de la Couronne, qui est sur le plan juridique le socle de la réconciliation avec les Autochtones. L’obligation fiduciaire peut être invoquée rétroactivement puisque les règles de prescription provinciales ne peuvent s’y appliquer. Le juge de première instance avait accordé 30 millions $ aux Anishnabés pour la part fédérale, mais la Cour suprême lui a retourné le dossier en lui demandant de réviser ce montant à la hausse afin d’évaluer les terres qui auraient dû être expropriées en fonction non de leur valeur générale à l’époque, mais plutôt de leur valeur pour le développement hydroélectrique. Pour sa part, l’Ontario a conclu un règlement à l’amiable en 2006, dans lequel elle accordait notamment à la partie autochtone une participation de 25 % aux bénéfices d’un nouveau barrage, une possibilité inconnue au Québec.   

Ce jugement établit définitivement qu’une communauté locale autochtone peut obtenir une compensation majeure pour le développement illégal des ressources naturelles même si elle n’est pas appuyée par l’ensemble de sa nation. L’obligation fiduciaire allait jusqu’à exiger du fédéral qu’il négocie la meilleure entente possible au nom de cette communauté et qu’il s’oppose activement à une entente inadéquate. Cette obligation existe aussi à l’extérieur de la réserve sur l’ensemble du territoire traditionnel sur lequel un titre indien est revendiqué. Il est clair que l’arrêt Southwind aura d’importantes répercussions sur les indemnités versées aux communautés autochtones à l’avenir.

Aucune réconciliation avec les Autochtones ne sera possible au Québec sans régler le contentieux de Manic 5. Plus le temps passe, plus la facture s’alourdit pour les contribuables et plus le droit canadien évolue en faveur des Innus.  Le déni des gouvernements canadien et québécois attire de nouveaux litiges.

 

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