En France : L’interdiction du voile influence la scolarité des filles

2021/09/01 | Par Luc Cédelle

Cet article est paru dans l’édition du journal Le Monde daté du 31 août 2021.
 

Sur une question ancienne, mais toujours âprement débattue, l’économiste Eric Maurin apporte un éclairage inédit. L’enquête qu’il a menée sur l’interdiction du port du voile à l’école conclut en effet que cette mesure s’est traduite par une spectaculaire, massive et durable amélioration des performances scolaires des jeunes filles de familles musulmanes.

Précisons que, dans son livre Trois leçons sur l’école républicaine, Eric Maurin aborde deux autres sujets – l’inspection des professeurs, les classes préparatoires –, mais c’est surtout cette « leçon » sur le voile qui retiendra l’attention et qui ne risque guère de plaire à ceux qui qualifient de liberticide la loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves de l’enseignement public le port de signes religieux ostensibles. Cette loi est aujourd’hui toujours perçue par une part minoritaire de l’opinion comme une violence symbolique à l’encontre des musulmans, une part qui, selon un sondage de l’IFOP de mars 2021, atteint 37 % chez les lycéens, au nom du principe que « chacun s’habille comme il veut ».

Le principal repère temporel retenu par Eric Maurin pour faire la différence entre avant et après l’interdiction du voile n’est pourtant pas 2004 mais 1994, année où François Bayrou, alors ministre de l’éducation, publie le 20 septembre une circulaire portant la même interdiction, cinq ans après « l’affaire » inaugurale du voile de trois collégiennes de Creil (Oise), en 1989.

Pour bâtir son enquête, l’économiste s’est d’abord attaché à identifier statistiquement les personnes issues de familles musulmanes. A cette fin, il a croisé les données de l’enquête « Trajectoires et origines », conduite conjointement, à partir de 2008 par l’Institut national d’études démographiques (INED) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), et celles de l’enquête emploi annuelle de l’Insee, qui indique la nationalité des personnes à la naissance.
 

Davantage de bachelières musulmanes

Une fois un « groupe musulman » ainsi constitué, il a comparé les niveaux de diplôme atteints par les femmes ayant achevé leurs études secondaires avant la circulaire de 1994 – soit les dernières générations scolarisées avant l’interdiction du voile – ainsi que les générations suivantes. L’enquête révèle que, parmi les femmes du premier groupe, nées en France avant 1970, seules 50 % ont atteint un niveau de diplôme au moins égal au baccalauréat, contre 62 % de leurs homologues du groupe non musulman. Cette inégalité n’est pas propre aux femmes car, dans les mêmes générations, on constate, parmi les hommes du groupe musulman, un déficit de bacheliers de 12 points par rapport aux non musulmans (42 % contre 54 %).

Pour les femmes nées vingt ans plus tard, au début des années 1990, donc scolarisées largement après l’interdiction de 1994 et âgées d’au moins 15 ans un an après la loi de 2004, le déficit de bachelières du groupe musulman a été divisé par deux, passant de 12 à 6 points : 68 % au niveau baccalauréat ou plus, contre 74 % pour le groupe non musulman. On pourrait imaginer que cette amélioration sensible s’explique par une évolution sociétale d’ensemble, touchant aussi bien les filles que les garçons, mais il n’en est rien : après l’interdiction du voile, la différence chez les garçons, entre bacheliers musulmans et non musulmans, est toujours de 12 points, comme avant.

En procédant aux mêmes comparaisons, mais cette fois sur les générations nées au début des années 1980, qui ont atteint la puberté après la circulaire de 1994 mais ont achevé leur scolarité secondaire avant la loi de 2004, Eric Maurin constate que la réduction du déficit de bachelières est déjà, pour l’essentiel, réalisée. Ce qui tendrait à en attribuer l’origine plutôt à la circulaire, la loi n’ayant fait qu’entériner une évolution déjà engagée.
 

Une scolarité plus apaisée

Une analyse fine, une année de naissance après l’autre, confirme la rapidité de cette évolution. D’autres facteurs que l’interdiction du voile peuvent-ils également expliquer l’amélioration sensible des niveaux de diplôme des filles, et seulement des filles ? L’économiste n��en trouve pas. Son hypothèse, confortée par l’étude de différents sous-groupes au sein du groupe musulman, est que cette interdiction aurait contribué à désamorcer les conflits suscités par le port du voile au sein des familles les plus traditionnelles, permettant aux jeunes filles de poursuivre une scolarité plus apaisée.

Sur ce type d’enquête sociologique, les désaccords entre spécialistes s’expriment habituellement à travers la mise en cause de « biais méthodologiques ». Eric Maurin, polytechnicien, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), n’est pas n’importe qui, et ses travaux sont a priori crédités d’un certain niveau de qualité. Nul doute cependant, vu le potentiel polémique du sujet abordé, mais aussi sa complexité, qu’il trouvera des contradicteurs et aura la tâche d’y répondre.

Trois leçons sur l’école républicaine d’Eric Maurin, Seuil, 128 pages, 11,90 euros
 

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/