Comment s’extirper de ce pays éclopé

2021/09/10 | Par Simon Rainville

Je ne pense pas avoir plus d’antipathie pour qui que ce soit que pour Pierre Elliot Trudeau. Je pourrais même avoir un peu de sympathie pour Jean Charest, qui a la bouille d’un oncle avec qui je pourrais rire autour d’une bière, ou trouver loufoque le flot incessant d’inepties sortant de la bouche de Jean Chrétien.

Avec Trudeau, rien de tel. Mon premier contact avec lui a été par le biais de l’émission humoristique des années 1990 Taquinons la planète, dans laquelle Raymond Beaudoin (incarné par Pierre Brassard) prenait plaisir à le ridiculiser.

Avant même de connaître toute l’étendue de l’hypocrisie et du machiavélisme du politicien responsable de la Loi des mesures de guerre, du rapatriement de la Constitution et de l’insertion du multiculturalisme comme idéologie intouchable du Canada, l’humour m’avait permis de cerner le cœur de l’homme : un être froid, calculateur, prêt à tout pour sa gloriole, n’acceptant aucun compromis, incapable d’autodérision. En fait, j’avais devant les yeux un orthodoxe du fédéralisme : le Canada, on ne rit pas de ça, et encore moins avec l’image du Très Déshonorable.

Lux rend accessible sa correspondance avec son ami Pierre Vadeboncoeur sous le titre J’attends de toi une œuvre de bataille. J’avoue n’avoir pas beaucoup de sympathie non plus pour ce dernier, qui m’est toujours apparu distant. Bien que ses idées indépendantistes et syndicalistes me le rendent beaucoup plus aimable que Trudeau, son mysticisme et son classicisme opaques m’ont toujours un peu rebuté.

Même si je n’hésite pas à le qualifier de plus grand essayiste de notre histoire, j’avoue être indifférent à la plupart de ses livres. Ses commentaires à brûle-pourpoint dans les divers médias m’ont cependant souvent apparu comme percutants.

J’ai longtemps laissé la correspondance, qui couvre la période 1942-1996, poiroter sur ma table de travail. Et j’aurais peut-être dû la laisser là tellement la présentation de leurs lettres, de la plume de Jean-François Nadeau, est plus enthousiasmante que la correspondance elle-même.

Heureusement, les lettres de Trudeau, dont plusieurs ont été perdues, sont moins nombreuses que celles de Vadeboncoeur. Cela rend la lecture moins pénible et nous épargne l’ego plein de fausse modestie du futur Prime Minister.

On suit le cheminement intellectuel, culturel, moral et amoureux des deux Pierre, surtout entre 1942 et 1972, alors que leur mésentente au sujet de l’indépendance du Québec les éloigne presque définitivement. On n’y apprend malheureusement rien de vraiment nouveau, d’autant plus que les lettres de la décennie 1960 ne comptent que pour moins du dixième du livre. La maquette du livre et la présentation de leurs échanges insistent pourtant sur leur rupture politique.

On trouve assez peu de réflexions politiques, au point où je me demande ce qui a motivé la publication de ces lettres puisque leurs œuvres et leurs actions respectives permettent déjà de comprendre l’affrontement entre ces deux semblables dissemblables. Il s’agit donc de la correspondance angoissée de deux amis plutôt que d’un échange politique. Les historiens y trouveront néanmoins un intérêt pour faire l’histoire intellectuelle du Québec.

Je comprends que l’on ait voulu montrer que l’amitié entre ces deux hommes, « bien qu’éclopée » par leur opposition, comme le dira Vadeboncoeur lui-même à Trudeau en 1995, a en quelque sorte survécu à leurs différends. Il y a là quelque chose qui interpelle l’humanité en nous. Quiconque ayant fait l’expérience de la discorde idéologique avec un ami peut comprendre cela. Peut-être est-ce mon manque d’empathie à l’égard des deux Pierre qui a fait en sorte que leur amitié ne m’a cependant pas ému.

Et bien que je saisisse l’intention des éditeurs, je peine à ne pas voir derrière cette publication une énième tentative de rapiécer le Canada et le Québec. Comme si, en quelque sorte, tout ce débat était de l’histoire ancienne, prêt à être enterré, et qu’il était maintenant temps de jeter un regard un peu attendri sur cette division qui n’est pas venue à bout de la civilité entre deux peuples amis. L’amitié serait cet endroit où, comme le dit Nadeau dans son commentaire, l’on peut enfin retrouver « les êtres dans leur pureté plutôt que leurs idées » … Comme si un être était pur et qu’il était corrompu par des idées. Vision rousseauiste extrêmement cocasse lorsqu’appliquée à Trudeau qui n’était pas « un être pur » comme sa carrière peut en témoigner.

Pour le dire crûment, la publication de cette correspondance est une preuve par l’absurde de l’anhistoricité du Québec, réalité dont Jonathan Livernois (qui a fait l’appareil critique de la correspondance), à la suite des idées de Vadeboncoeur lui-même, a donné une explication souvent convaincante dans Remettre à demain. On y voit la confirmation de notre apolitisme, de notre incapacité à réfléchir et à agir en termes profondément politiques, condition historique où rien n’a de réelle valeur, où même des idées aussi éloignées l’une de l’autre que l’indépendance et la dépendance ne sont que secondaires.

Rien ne doit changer fondamentalement en ce presque pays. Un Québec-pays ou un Québec-province, quelle différence? Ces idées « impures » ne viendraient quand même pas complètement ternir une amitié… ni la concorde canadienne !

La correspondance est tout de même utile à la compréhension de notre condition politique : elle permet de mieux saisir que si Vadeboncoeur a réussi à cerner aussi bien notre apolitisme, c’est qu’il le vivait intimement, un peu à l’image de nous tous. Peut-il s’agir d’un hasard que ce soit Vadeboncoeur qui, quelques semaines après le référendum de 1995, tente de renouer avec Trudeau après un silence épistolaire de près de 25 ans ? Il s’agissait de revenir à la permanence tranquille et de rentrer dans le rang du Canada. L’essayiste-Québec retournait vers le pouvoir-Canada, la queue entre les pattes. Je suis sûrement trop sévère, mais je suis incapable de ne pas y voir un symbole.

On peut aussi comprendre que Vadeboncoeur ait pris la défense de son ami Trudeau publiquement dans les journaux lorsque, à la mort celui-ci, plusieurs ont rappelé à quel point il était narquois et calculateur. L’ami Vadeboncoeur avait raison de dire qu’il a connu un homme tout autre que le personnage, mais l’homme public aurait pu passer son tour. Que vient changer, au fond, la personnalité privée de Trudeau ? La population n’a connu que ses politiques funestes pour le Québec.

Et si Trudeau était empli de doute et de modestie dans sa vie privée (ce dont on peut douter à la lecture de plusieurs de ses lettres), cela n’efface en rien le personnage public. Je dirais même que cela le déshonore encore davantage. Son désir irrépressible de dominer le Québec et de le ramener à son statut de colonie au sein du Canada était si profondément ancré en lui qu’il a revêtu les oripeaux de l’autoritarisme pour s’imposer à notre peuple, qui était aussi, faut-il le rappeler, censé être le sien.

En finissant la lecture de la correspondance, j’en revenais toujours à la même question : comment quitter ce stade anhistorique si même les esprits les plus perspicaces comme Vadeboncoeur sont incapables de s’en extirper ? Comment faire passer le politique avant toute autre chose si l’on souhaite fonder un pays ?

Et ça nous ramène à une réflexion sur l’action : aller jusqu’au bout du politique, pour une fois, voir ce qui s’y trame. Tout mettre dans la balance pourrait, certes, laisser un champ de ruines, même entre deux amis, mais ce serait un mouvement qui aurait au moins la grandeur des tentatives désespérées. Ce champ de ruines vaudrait mieux que celui dont parlait Jacques Parizeau peu de temps avant sa mort. Je n’attends pas de nous « une œuvre de bataille », comme le demandait Trudeau à Vadeboncoeur, mais la bataille elle-même.
 

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