Un été avec Pierre Perrault

2021/09/17 | Par Simon Rainville

Comme un baume sur notre monde abîmé dont nous saisissons à peine l’étendue de la perte en biodiversité, l’œuvre de Pierre Perrault m’a accompagné tout l’été. Comme lui, j’ai un moment trop fréquenté la culture et délaissé la nature. J’abandonnai donc pour la belle saison « les mots savants, parfaitement inutilisables dans la glaise bleue des battures » et me lançai dans la réédition du classique de 1963 Toutes isles.

Comment décrire ce récit polyphonique de voyages et d’expériences, en des lieux et des temporalités qui s’entrechoquent, sur le fleuve Saint-Laurent ? Comme c’est souvent le cas chez Perrault, tout est à la fois documentaire, journalisme, poésie, légende et lyrisme. On y reconnait le procédé documentaire qui sera repris dans plusieurs de ses films, dont le plus connu, Pour la suite du monde, parut la même année.

C’est à une contemplation de la vie naturelle que nous convie son œuvre, là où l’humain doit trouver sa place, qui ne saurait être ni prédation accumulatrice ni occupation du territoire avec ses grands sabots.

Mais chez Perrault, la nature n’est jamais loin du pays des habitants, « ce pays d’oiseaux qui commence à peine ». Jacques Cartier y croise de simples pêcheurs et chasseurs dans cette navigation rocambolesque, où la « langue vulgaire » côtoie le classicisme de la France. Le pays, tant au sens de la patrie intime que du « pays sans bon sens » du Québec, qui commençait alors à se mettre en branle, occupe aussi une place importante dans Toutes isles.

Le fleuve, dira-t-il plus tard, était un prétexte pour parler de ce Québec-pays qu’il appela de tous ses vœux, ce fleuve « qui nous légitime à nos propres yeux », mais qui est aussi « l’expression de la pensée québécoise dépourvue d’élite qui espérait en dehors d’elle un évènement qui pourrait la libérer ‘‘d’un joug si doux’’ ».

On sent déjà, dans Toutes isles, que Perrault saisit la démesure du Saint-Laurent. L’œuvre prétend embrasser l’entièreté du Saint-Laurent chronologiquement et géographiquement, mais Perrault peine à joindre tous les morceaux, malgré la fascination qui le dépasse : « Bien trop vaste pour un seul homme, la mer, sur une grève de jonc par-ci, d’ardoise par-là, se roulait jusqu’aux ongles de la montagne; comment résister à la mer qui coule dans mes veines, se croyant infinie? » Il avouera cependant plus tard : « Mais le fleuve s’est révélé trop grand pour moi, peut-être aussi trop grand pour le Québec. »

Comment expliquer la fascination que son œuvre exerce sur moi ? J’y sens une connexion intime. Je prétends même que, si Perrault est une référence mondiale du documentaire, seuls les Québécois peuvent ressentir pleinement son travail.

Il affirmait souvent : « Écrire, c’est mettre au monde et on ne peut accoucher que de soi-même (…) Les pauvres n’ont que leur régionalisme pour universel. » Si Toutes isles porte en lui l’expression du régionalisme des pauvres pêcheurs et chasseurs du Québec de l’époque, exploités par les capitaux étrangers, il traite aussi de l’exploitation universelle capitaliste.

Mais ils ne sont pas sans dignité, ces « pêcheurs abasourdis par l’épaisseur et la longueur du temps », dont le « jour de travail dure autant que tout le soleil d’un jour de juin », bien au contraire, et Perrault leur rend cette grandeur.

Il dira plus tard avoir voulu « donner des ancêtres aux gens du Québec ». Dans Toutes isles, il prend la mesure de la rapidité avec laquelle la perte des traditions, dans le Québec du tournant des années 1960, se produit : « Les monuments de la mer sont périssables… combien de pays ont perdu leur sirène ?… préférant la belle réalité des loups marins du froid à la chaleur des légendes. » S’il y a beaucoup de nouveauté dans l’œuvre de Perrault, il me semble que nous avons passé rapidement sur son besoin d’ancrer le Québec dans son territoire et son histoire.

Perrault, en ce début de Révolution tranquille, consacre par ailleurs une partie de son œuvre aux Montagnais (Innus aujourd’hui), ce qui est en soi hors de l’ordinaire pour l’époque. À eux aussi, il rend leur dignité, notamment en utilisant leurs mots pour décrire les réalités rencontrées. En quelque sorte, il les intègre à l’histoire du Québec et pointe vers la relation inégalitaire entre les Québécois et eux.

Toutes isles porte aussi une réelle attention à la nature et montre un amour profond des paysages, deux pans de l’œuvre de Perrault que les commentateurs n’ont peut-être pas appréciés à leur juste valeur. Il affirme pourtant d’entrée de jeu : « Attendant peut-être l’inattendu, espérant l’inespéré, je donnais la parole aux silences, le théâtre aux couleurs, la musique à tous les bruits, comme un homme réduit à cette extrémité de légende. »

L’humain se fond dans la nature, n’est qu’un élément du paysage chez Perrault. Mais la nature est aussi dotée d’intention, à la manière du Giono panthéiste dans ses œuvres moins connues : « Les villages effrayés, assure Perrault, se mettent à l’abri des vallées, à proximité des arbres malingres et entrechoqués. Les îles incapables de migrations tendent entre elles de grands enchaînements de glaces pour soutenir la malvenue des vents. » Qu’on se le tienne pour dit, la nature ne restera pas passive face à nos agressions.

On pourrait accuser Perrault de ne pas porter de jugement moral sur la chasse aux loups marins qu’il raconte dans Toutes isles et dont on connait aujourd’hui les dégâts. Mais il s’agit d’un anachronisme : ces questions n’effleuraient pas l’esprit de la grande majorité de la population. Et Perrault, comme dans toutes ses œuvres, documente les actions plus qu’il ne les juge. C’est là le travail de l’artiste et du journaliste, ce que nous oublions trop facilement aujourd’hui.

Il y a cependant davantage : la chasse est depuis toujours au cœur de la vie des humains et est intimement liée aux traditions : « Qui dira, demande-t-il, le plaisir d’une femme du Labrador ne disposant que de ces quelques blancs loups marins pour changer la face du monde à son humble avantage. Quelqu’un quelque part… il me semble… n’a pas compris l’importance des bébés phoques dans le rêve d’une femme du Labrador… quelqu’un qui n’a jamais fréquenté la dernière extrémité ».

Malgré tout, Perrault comprend que l’équilibre naturel est en proie à un changement drastique à cette époque où le capitalisme prenait un tournant décisif. L’écrivain accumule les références aux pêches et aux chasses moins abondantes qu’autrefois et les allusions aux dérives de la chasse et de la pêche commerciales qu’il faut cacher « afin que les vivants ne sachent pas ce qui est arrivé sur les banquises de l’anse Tabatière ».

Passer l’été avec Pierre Perrault fut une consolation. Son œuvre me rappelle que nous sommes trop nombreux à avoir vécu une « vie enfargée dans les écritures lointaines… une vie qui n’avait jamais pêché la morue au large des écoles… une vie encore enlisée dans le sable des plages qui ne savent de la mer que les discours creux des coquillages et le bronze des plagiaires… une vie de tout repos ».

Or, ce repos est aujourd’hui insoutenable. Il faut rendre à la nature la place qui lui revient dans nos vies et accepter notre dépendance à son égard. Développer une relation plus saine à la nature signifie bâtir des relations sociales plus égalitaires, comme le montre à plusieurs reprises Toutes isles. Il est temps, comme le dit Perrault, que les humains « respectent le bois sachant le temps dépensé pour façonner les arbres ».

Pierre Perrault, Toutes isles, Lux, 2021.
 

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