Des leçons singulières de l’homme de théâtre Luc Morissette

2021/09/24 | Par Olivier Dumas

Bien de jeunes québécoises et québécois rêvent de briller sur les planches et tentent leur chance dans les écoles de théâtre. Certains ouvrages sur les méthodes de jeu se sont imposés dans bien des pays comme Être acteur : technique du comédien de Michael Tchekhov, et surtout La Formation de l’acteur de Constantin Stanislavski. Paradoxalement, il existe ici peu d’ouvrages spécialisés[1] pour saisir de l’intérieur les rudiments du travail d’interprète. Pertinente, La Formation au métier d’acteur propose une synthèse personnalisée qui s’inscrit d’emblée dans le contexte québécois actuel.  

Comme interprète, Luc Morissette a participé à des productions marquantes comme La Terre est trop courte Violette Leduc de Jovette Marchessault (Théâtre expérimental des femmes, 1981) dirigée par Pol Pelletier ou encore Vie et mort du roi boiteux sous la gouverne de Jean-Pierre Ronfard (Nouveau théâtre expérimental, 1982). Il a côtoyé autant des metteurs en scène aguerris comme André Brassard et Claude Poissant que de nouveaux talents comme Louis-Karl Tremblay et Mireille Camier (le brillant spectacle Le Dragon d’or du dramaturge allemand Roland Schimmelpfenning). Il a aussi participé à des films (Il pleuvait des oiseaux) et des séries télévisées (Les Pays d’en haut). De ses engagements professionnels, l’artiste revient sur son parcours de pédagogue principalement à l’option-théâtre du Cégep Lionel-Groux de Sainte-Thérèse pendant un quart de siècle.  

En exergue du recueil, nous lisons une phrase du philosophe et épistémologue français Georges Gusdorf (1912-2000) : « Enseigner, ce n’est pas parler en l’air; c’est parler à quelqu’un, c’est parler pour quelqu’un, ce qui suppose la réciprocité des perspectives. » Peu après sa retraite de l’enseignement, Luc Morissette a voulu transmettre son legs et sollicité de ses anciens élèves. Pascal Auclair, Sarah Berthiaume, Simon Boulerice, Valérie Charland, Catherine Dajczman, Alexandre Dubois, Isabelle Dupont, Philippe Laperrière, David Laurin, Bruno Marcil et Marianne Moisan ont répondu à l’appel.  

Construit sous forme d’échanges avec l’historienne du théâtre Hélène Beauchamp, le livre nous présente un formateur qui n’a jamais établi de hiérarchie avec les apprentis artistes. Savant, mais accessible, il expose bien des clés pour comprendre qu’être acteur constitue « l’essence de devenir une autre personne ». Les gens de théâtre influents d’avant les années 1960 comme Jean-Louis Roux, Jean Gascon et le Père Émile Legault étaient influencés par des maîtres de France comme Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault et Jacques Copeau. Ensuite, ce fut davantage les États-Unis. En Estrie (sa région d’origine) aux débuts des années 1960, Luc Morissette fonde avec le comédien Pierre Gobeil l’Atelier de Sherbrooke. « Nous nous intéressions à l’absurde, courant à la mode aussi chez des troupes montréalaises comme L’Égrégore et Les Apprentis-Sorciers. Nous avons monté En attendant Godot de Samuel Beckett, mais nous ne l’avions pas joué beaucoup », rigole-t-il. Par la suite, Luc Morissette effectue pendant 15 ans des études et des pratiques cliniques et universitaires. Il donne ses premiers cours en art dramatique à l’École nationale de théâtre et fera sa marque à Lionel-Groulx entre 1983 et 2007, notamment par ses exercices d’improvisation basés notamment sur la bioénergie et des recherches corporelles.     

Dans les mois suivant sa « retraite », Luc Morissette s’adonne à l’écriture des grandes lignes de ses connaissances pratiques. Tout reste en plan, jusqu’à la pandémie. « Je n’avais plus d’engagement au théâtre ou au cinéma. » Confiné dans son 4 ½, l’envie de témoigner de son parcours est revenue le titiller. « Les Français écrivent sur l’enseignement du théâtre, les Américains aussi, mais pas (ou peu) les Québécois. Yvan Bienvenue, directeur de Dramaturges Éditeurs (seule maison d’édition à se consacrer exclusivement à la dramaturgie québécoise) a accepté l’ouvrage avec plaisir dans la collection Didascalies. »  

Le collège Lionel-Groulx lui a permis d’évoluer dans un milieu effervescent, influencé notamment par la création collective et l’art pluridisciplinaire. « Ghyslain Filion, longtemps directeur du programme, percevait les comédiens comme de véritables créateurs, Claude Laroche et Suzanne Garceau ont été du Grand Cirque Ordinaire, Louise Saint-Pierre au Théâtre de la Rallonge. Marie-Lise Hétu avait une vision innovante du travail vocal. Marie-France Marcotte avait étudié auprès du metteur en scène danois Eugenio Barba. Au fil des années, nous avons constitué une belle équipe. J’ai amené de nouvelles idées comme le radio-théâtre. Je souhaitais apprendre aux étudiants l’exploration des différentes facettes d’une production, les encourager à faire leur chemin sans qu’ils deviennent des tâcherons. » L’éducateur témoigne aussi de l’évolution quant à l’ouverture d’approches diversifiées lorsqu’il raconte que l’une de ses collègues, l’actrice Catherine Bégin, se remémorait qu’au moment de ses études au Conservatoire d’art dramatique de Montréal à la fin des années 1950, « il n’existait qu’un seul modèle (l’enseignement traditionnel de France) avec un seul maître qui avait le droit de vie ou de mort ».   

Luc Morissette considère tout geste créateur comme une prise de risque. « L’artiste a le droit de manquer son coup. Il ne faut pas qu’il ait peur de fouiller dans ses bibittes, de creuser les émotions. Nous devons parfois incarner des personnages monstrueux, qui ne sont pas des enfants de chœur. Certains élèves se sentent fragiles et craignent de ne pas rester à l’école (pendant toute la scolarité). Je préconise une approche bienveillante. »    

Le « maître » a transmis son savoir notamment à Sylvie Drapeau, Roy Dupuis, Sarah Berthiaume, Florence Longpré ou encore Simon Boulerice. Par ailleurs, nous apprenons lors d’un des passages les plus surprenants du bouquin que le professeur a aidé ce dernier dans son cheminement. « Il (Boulerice) s’en allait droit dans le mur. Je voyais la difficulté qu’il avait de s’oublier pour rentrer dans la peau de quelqu’un d’autre. Je suis intervenu pour lui dire d’aller vers le personnage au lieu de l’amener à lui. » Le conseil l’a possiblement aidé dans sa carrière. Simon Boulerice écrit dans son témoignage « qu’il est allé chez le personnage avec son sleeping bag… pour y passer quelque temps ».  

De la première à la dernière page de La Formation au métier d’acteur dominent le plaisir et la ferveur d’un métier qui exige l’abandon. « Nous avons derrière nous plus de 200 000 années comme homo sapiens. Nous ne devons pas qu’écouter les mots (avec les oreilles), mais vibrer avec toute notre charge émotive, notre intelligence corporelle », lance un volubile Luc Morissette.   


[1] Soulignons la publication l’an dernier de René Richard Cyr, l’entremetteur en scène (Leméac, 2020).

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