Inscrire la nation québécoise et sa langue commune de manière unilatérale dans la Constitution canadienne est voué à l’échec

2021/09/24 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste
 

Madame la présidente,

Je vous remercie pour l’invitation de cette commission à exprimer un avis sur les aspects constitutionnels du projet de loi 96. C’est à la fois un honneur et une responsabilité. Je reformulerai brièvement les principaux éléments de mon mémoire en ajoutant quelques commentaires.

Dans la première moitié de mon mémoire, j’aborde trois questions distinctes : les règles d’interprétation judiciaire de la Charte de la langue française, les pouvoirs d’inspection de l’Office québécois de la langue française et les droits ancestraux autochtones de nature linguistique.

Sur le premier point, j’estime que la jurisprudence claire et ferme de la Cour suprême du Canada relative à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867  ne permet pas à l’Assemblée nationale de dire aux tribunaux d’accorder la primauté à la version française des lois du Québec. Cette jurisprudence établit une symétrie rigoureuse entre les statuts de l’anglais et du français devant les tribunaux, à l’Assemblée nationale et au Parlement du Canada, ce qui est l’un des éléments principaux de l’entente politique qui est le fondement de la création du Canada.  La Cour suprême a constamment préservé avec vigilance les termes de cette entente. L’article 5 du projet de loi est donc inconstitutionnel à mes yeux et devrait être retiré. Qui plus est, l’article 5 n’est pas nécessaire parce que le projet de loi contient une autre nouvelle règle d’interprétation qui se trouve à l’article 63 et qui est valide. Cette seconde règle demande aux tribunaux, de manière identique dans les deux versions officielles, d’interpréter la Charte de la langue française de manière à atteindre ses objectifs de promotion du français. Cette seconde règle est suffisante à mes yeux.

Sur le deuxième point relatif aux pouvoirs d’inspection, je souligne les limites des clauses dérogatoires. Même si celles-ci sont valides, elles ne peuvent prémunir les lois du Québec contre les contestations judiciaires des actes abusifs ou disproportionnés des représentants de l’État en regard des chartes des droits. Les chartes des droits continueront de s’appliquer aux actes administratifs qui découlent des pouvoirs accordés par la Charte   de la langue française. Les clauses dérogatoires protègent les lois au nom du principe constitutionnel de la souveraineté parlementaire qui est un élément central de la Constitution canadienne. La souveraineté parlementaire ne peut pas à mon avis immuniser les actes des inspecteurs qui contreviennent aux chartes des droits parce que ce serait contraire au principe encore plus fondamental de la primauté du droit. Je suis convaincu que les avocats de la défense au Québec seront du même avis.

En ce qui concerne les droits linguistiques autochtones, je vous renvoie à mon mémoire en ajoutant ce qui suit. Il y a quelques années, il se trouvait à l’Assemblée nationale au moins un député autochtone. Ce député avait selon moi le droit constitutionnel ancestral de s’exprimer dans la langue de sa nation d’origine à l’Assemblée nationale, et que ses propos soient traduits aux frais de l’État de manière qu’ils soient compris par tous les parlementaires. Il en est de même des témoins autochtones devant une commission parlementaire telle que celle-ci.  Cela est vrai même si l’article 133, le Règlement de l’Assemblée nationale ou les lois du Québec ne le prévoient pas. J’ai appris récemment que trente-cinq langues autochtones peuvent être traduites par les interprètes officiels de la Chambre des Communes. Si ce n’est pas déjà le cas, j’estime que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 exige que des mesures semblables soient prises pour les langues des onze nations autochtones reconnues par l’Assemblée nationale.

La deuxième moitié de mon mémoire porte sur la tentative d’inscrire la nation québécoise et sa langue commune de manière unilatérale dans la Constitution canadienne. J’estime que cette tentative est vouée à l’échec parce que l’article 159 du projet de loi est inconstitutionnel pour le motif principal suivant : l’article 159 n’entre pas dans le champ d’application de l’article 45 de la loi constitutionnelle de 1982, qui permet à l’Assemblée nationale de modifier la Constitution du Québec unilatéralement. La Constitution du Québec existe depuis 1867 mais elle n’est pas codifiée. À titre de comparaison, les constitutions québécoise et britannique ne sont pas du tout codifiées, la constitution canadienne l’est partiellement et les constituions française et américaine le sont entièrement. Les autres provinces peuvent, comme le Québec, codifier leurs constitutions, mais la Constitution du Québec est la seule constitution provinciale à être aussi celle d’une nation, ce qui lui donnera un contenu différent.

L’article 90 de la Loi constitutionnelle de 1867 a la particularité exceptionnelle de faire à la fois partie des constitutions des provinces et du Canada, alors que ces constitutions sont distinctes et ne sont pas de la même nature juridique comme on peut le voir clairement dans d’autres fédérations. L’article 159 repose sur le postulat erroné que puisque l’article 90 recoupe la constitution provinciale, il peut être modifié par l’Assemblée nationale agissant seule au moyen de l’article 45.  C’est l’inverse qui est vrai. Lorsqu’une disposition de la Constitution du Québec fait aussi partie de la Constitution du Canada, elle ne peut être modifiée que par une procédure de modification multilatérale, qui est dans ce cas la procédure la plus exigeante de l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui requiert l’unanimité fédérale-provinciale.

L’article 159 se trompe de constitution. Il manque de réalisme constitutionnel. Les éléments qu’il cherche à ajouter à la Constitution canadienne, et que je propose de développer, ne peuvent être ajoutés qu’à une constitution nationale du Québec qui serait codifiée. Si l’article 159 est adopté, je prévois qu’il sera immédiatement contesté et que le procureur général du Québec ne pourra éviter un revers cuisant devant les tribunaux. Je ne peux concevoir que la Cour suprême du Canada voudra reconnaître sa validité, puisqu’il modifie considérablement l’architecture constitutionnelle dont elle est la gardienne. Les reconnaissances politiques de la nation québécoise par le premier ministre du Canada et la Chambre des communes ne sont nullement déterminantes dans ce débat juridique. Je rappelle que la demi-douzaine de jugements les plus fondamentaux de la Cour suprême depuis cinquante ans ont tous, sans exception, été des rebuffades du gouvernement fédéral du moment, y compris, quoi qu’on en dise, le Renvoi sur le rapatriement de 1981. C’est doublement vrai en matière autochtone.

J’ouvre ici une parenthèse. J’ai cité dans mon mémoire la version française de l’article 90 de 1867.  Cette version n’existe pas sur le plan juridique, ce qui est contraire à l’article 55 de la Constitution de 1982 qui ordonnait au gouvernement canadien de traduire dans les meilleurs délais la Constitution de 1867 et de donner à la version française une pleine valeur juridique égale à la version originale anglaise. Au moment où la nation québécoise exerce son droit à l’autodétermination interne pour renforcer la protection du français, il serait justifié après quarante ans que le procureur général du Québec demande à la Cour supérieure un jugement déclaratoire qui constatera ce manquement constitutionnel majeur par le gouvernement du Canada. Le gouvernement du Québec ne ferait la preuve ainsi que de sa cohérence et de son respect pour la primauté du droit. Je referme la parenthèse.

Je conclus en vous exprimant ma lecture fondamentale du droit constitutionnel canadien. Le Canada est un État multinational composé de la nation canadienne, de la nation québécoise et des nations autochtones. La Constitution du Canada est la constitution de la nation canadienne qui a été imposée à deux reprises à la nation québécoise, en 1867 et en 1982. Elle a aussi été imposée aux nations autochtones en 1867; la constitution de 1982 n’a reconnu les droits de celles-ci que de manière partielle et tronquée.

Chaque nation possède un droit inhérent à l’autodétermination. Il a beaucoup été question du droit à l’autodétermination externe dans les deux référendums sur la souveraineté, mais dans la vie de tous les jours le droit à l’autodétermination interne est beaucoup plus concret. Toutes les lois majeures du Québec, du Code civil à la loi 21 et au projet de loi 96, sont des expressions du droit à l’autodétermination interne de la nation québécoise. Ce droit à l’autodétermination interne n’a pas été respecté par la nation canadienne en 1867 et en 1982.

Ceux et celles qui veulent garder le Canada uni ont une immense tâche constitutionnelle qui les attend d’urgence, celle de rédiger des constitutions pour chacune des nations qui forment le Canada et de les réconcilier entre elles. S’ils n’acceptent pas cette tâche ou s’ils échouent à la remplir, les tensions constitutionnelles s’accroîtront continuellement et la question de l’autodétermination externe se posera presque sûrement à nouveau.  Pour bien la remplir, il ne faut surtout pas confondre les constitutions de différentes nations.

La question de la coexistence des nations au sein d’un même État est universelle. Elle est, avec la crise climatique qui pourrait d’ailleurs l’aggraver, l’une des plus grandes questions du 21e siècle.

Je vous remercie de votre attention.

Pour lire l’intégral du mémoire, cliquez ici.

Pour écouter la présentation d'André Binette et ses échanges avec les membres de la commission parlementaire:
Séances des commissions - Assemblée nationale du Québec (assnat.qc.ca)

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