L’avenir d’un fleuron québécois

2021/10/06 | Par Orian Dorais

Dans le cadre des grèves qui touchent le milieu de la petite enfance, j’ai récemment eu le plaisir de discuter avec Stéphanie Vachon, de la FSSS-CSN. Cependant, il me restait plusieurs questions sur l’état actuel du réseau des CPE, sur les problèmes que pourraient représenter la multiplication des prématernelles et sur les solutions pour améliorer autant les conditions des travailleuses que les services aux enfants. C’est Valérie Grenon, présidente de la Fédération des intervenantes en petite enfance du Québec (FIPEQ-CSQ), qui a su répondre à toutes ces interrogations, dans ce deuxième entretien que je consacre aux éducatrices de CPE.

O. : En commençant, Mme Grenon, j’aimerais que vous nous rappeliez l’unicité du réseau québécois des CPE. Qu’est-ce qui fait que ce modèle est si bon ?

Ce qui est très important de faire, lorsqu’on parle de l’éducation à la petite enfance, c’est de la distinguer de la garde d’enfants. Les éducatrices ne sont pas des « babysitteuses » ou des « nounous », mais des spécialistes de l’éducation aux enfants d’âge préscolaire. Autrement dit, on fait de l’éducation dès le berceau. C’est ça qui nous distingue des services de garde d’enfant dans la plupart des pays et c’est ça que les autres provinces veulent imiter quand on parle de créer un réseau canadien des CPE. Dès 1997, quand Mme Marois a fait adopter la politique familiale et le modèle du Centre de la Petite Enfance, les buts éducatifs étaient déjà là.

Depuis que le réseau existe, il y a en place un programme d’éducation, obligatoire à suivre, qui sert à stimuler les enfants. Le but de la loi de 1997 c’était de donner à chaque enfant – peu importe son milieu, sa région ou le revenu de ses parents – une chance égale d’avoir accès à un milieu de garde stimulant pour son développement. Je précise que le but, dans le réseau, c’est d’avoir le plus d’éducatrices « formées », c’est-à-dire des techniciennes qui ont terminé leur DEC en éducation à l’enfance, ou un AEC avec une expérience cumulée.

Au départ, il fallait que 2 éducatrices sur 3 soient formées, donc le plus de professionnelles possible. À cause de la pénurie d’éducatrices, des décrets gouvernementaux ont descendu ça et, aujourd’hui, il y a une bonne partie des éducatrices qui n’ont pas leur DEC. Mais, quand même, la règle demeure que les éducatrices non formées ne doivent pas être laissées seules avec les enfants sans la présence d’une technicienne formée. Ça fait en sorte que le réseau des CPE compte quand même une bonne main-d’œuvre spécialiste de la petite enfance, qui peut détecter les problèmes de comportement ou d’apprentissage très rapidement et commencer à aider l’enfant à dépasser ces problèmes-là.

En plus, les CPE doivent être ancrés dans leur communauté. Le conseil d’administration est formé de parents qui choisissent la direction du centre. Les parents sont aussi invités à rencontrer les éducatrices et à discuter des défis de leurs enfants, comme à l’école. Il existe aussi, dans notre réseau, de la garde en milieu familial, encadrée et subventionnée, qui permet une proximité encore plus grande avec le milieu de vie. C’est ça, le réseau des CPE, c’est à la fois un monde très proche de celui des parents, mais qui prépare aussi à l’école et commence à éveiller les petits. Tout ça pour moins de 9 $ par jour.

O. : Par contre, un des problèmes du réseau depuis le début c’est la difficulté d’attirer les enfants défavorisés. Les familles sur l’aide sociale n’ont pas 9 $, ou 7 $ ou même 5 $ par jour.

C’est vrai que c’est un défi, mais, depuis 2019, pour les parents assistés sociaux, c’est gratuit d’envoyer leurs enfants en CPE. C’est une mesure que Couillard a fait voter peu avant sa défaite et ça fait un bien fou aux enfants défavorisés d’entrer en contact avec un nouveau milieu.

O. : D’après vous, est-ce qu’un bon CPE, bien encadré, peut faire un meilleur travail pour les enfants de milieux défavorisés que les prématernelles, par lesquelles notre premier ministre n’arrête pas de jurer.

Je pense que si on comblait les 50 000 places qui manquent en CPE, on n’aurait même pas besoin de prématernelles nulle part, même dans les communautés les plus appauvries. Je pense que nos éducatrices sont aussi compétentes que des professeurs de prématernelle pour s’occuper des enfants de milieux défavorisés. Et, avec la gratuité des CPE pour les prestataires d’aide sociale, ce serait une bonne solution.

Je ne suis pas contre les prématernelles, mais il faut qu’elles soient un dernier recours quand les ressources du réseau de CPE sont épuisées et il faut qu’elles travaillent en complémentarité avec nous, pas en concurrence. En ce moment, les prématernelles recrutent nos enfants ! 70 % des élèves en prématernelle viennent des CPE. C’est épouvantable, parce que les enfants ont besoin de stabilité émotionnelle, ils doivent rester dans le même milieu jusqu’à la grande étape de l’école. En plus, ça ne crée pas plus de places dans le réseau, parce que les écoles viennent recruter nos éducatrices.

 O. : Vous vous opposeriez donc à un agrandissement du réseau des prématernelles si Legault revenait à la charge avec ça pour la campagne de 2022 ?

Oui, à vrai dire on a fait une grande campagne contre ça en 2019. Le réseau de l’éducation ne peut pas absorber toutes ces nouvelles classes-là et les CPE ne peuvent pas perdre plus d’éducatrices.

O. : Vous estimez qu’il manquerait combien d’éducatrices à l’heure actuelle ?

Les chiffres qui circulent vont comme suit : il manquerait 3 000 éducatrices pour combler les besoins actuels, pour diminuer la surcharge actuelle des travailleuses, et il en faudrait 10 000 pour créer les dizaines de milliers de places manquantes, en prenant en compte les départs à la retraite.

O. : 10 000 pour combler la demande actuelle !?!

Oui, il faudrait une immense relève, et, en ce moment, c’est le contraire qui arrive. Les filles qui étudient en technique d’éducation à l’enfance abandonnent le programme, parce que les conditions les découragent. Elles vont en éducation spécialisée ou dans le secteur privé. Mais on peut renverser la tendance si le gouvernement accepte nos demandes : que l’échelon minimal soit de 24 $ de l’heure au lieu de 19 $.

C’est pas mêlant, j’ai vu des McDonald qui offrent des salaires plus compétitifs que le gouvernement du Québec. Sinon, vous allez voir d’autres situations comme celle en Abitibi où un CPE complet a fermé et que 80 familles ont perdu leur service de garde. En plus, les régions éloignées ont plus de difficulté à garder leurs éducatrices. Les bris de service vont empirer si le gouvernement continue de nous ignorer. Déjà qu’on en évite la plupart parce que les éducatrices prennent sur elles et vont travailler, même quand elles se sentent malades ou endolories (les problèmes au dos sont fréquents).

Aussi, sur les 10 000 qu’il nous faut, on pourrait déjà recruter les 1 000 éducatrices qui ont quitté le milieu parce qu’elles ont atteint leurs limites financières et psychologiques. Et c’est toujours déchirant pour une éducatrice de quitter le réseau, ça leur fend le cœur, parce qu’elles tiennent aux enfants.

O. : Vous pensez que ce sera possible ?

Il y a 6 milliards de dollars qui viennent du fédéral pour la garde d’enfants, mais sans obligation. Legault se vante de l’autonomie provinciale, tant mieux pour lui, mais il faut que cet argent-là aille dans le réseau ! On va surveiller ça, à la FIPEQ. Juste un tiers du montant ferait un bien fou, on serait peut-être même capable de combler notre pénurie.

Ensuite, on peut construire de nouveaux CPE, créer de nouvelles places. Je rappelle qu’un dollar investi dans la petite enfance, c’est plusieurs sauvés en éducation, en santé et en psychologie plus tard. On règle les vulnérabilités dès le départ. Plus il y a de CPE, plus il y a de femmes sur le marché du travail. C’était le but en 1997 et ça n’a pas changé. Nous, on se bat pour les femmes, pour les enfants et pour la justice.

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