Bootlegger : Bien davantage qu’un suspense passionnant

2021/10/13 | Par Pierre Jasmin

L’auteur est artiste pour la paix

Quand tant d’éléments concourent à forger une œuvre majeure, inclinons-nous bien bas devant une immense réussite. Car Bootlegger marque une étape d’un cinéma autochtone arrivé à maturité pour s’intégrer pleinement à l’art-vérité. Il peut donc échapper ainsi au documentaire qui l’a fait émerger avec le grand Arthur Lamothe et divers cinéastes inuks et il n’a plus besoin de s’ériger en propagande de vertu[i], posant plutôt les vraies questions essentielles de l’art. C’est ce qu’a compris le 50e Festival du Nouveau Cinéma en en faisant son film d’ouverture cette semaine à Montréal.

À une question qui préoccupe au premier chef les Artistes pour la Paix, à savoir la survie de l’art quand toute la société concourt à le submerger dans le mercantilisme, ce film répond admirablement et nous en remercions la productrice Catherine Chagnon à la tête de la dynamique boîte Microclimat films. Le sujet : une jeunesse animée de questions vitales, au-delà des pièges de l’alcool (ou de la drogue, incluant la cigarette) qui fait du commerce photographié ci-dessus, avec sa tenancière brillamment interprétée par Pascale Bussières (incidemment, notre artiste pour la paix de l’année), le point cardinal de la vie quotidienne où s’englue la communauté autochtone de la Première Nation Kitigan Zibi Anishinabeg, actrice principale du film. Soulignons :

  1. La bande sonore exceptionnelle de Jean Martin qui exploite aux moments de tension la musique haletante de Tanya Tagak (dont s’inspire Élisapie Isaac). Bravo à la science de Bernard Gariepy Strobl qui intègre subtilement le traitement sonore à la trame narrative tournée en trois langues, français, anglais et anishinaabemowin (algonquin). Quel choix audacieux, totalement récompensé par un parfum prononcé d’authenticité.
  2. La narration, on la doit à la réalisatrice Caroline Monnet et à Daniel Watchorn qui ont eu pour conseillers les maîtres en scénarisation québécois Danielle Dansereau et Robert Morin qui ont sûrement contribué à préserver les ellipses magiques permettant les changements de perspective et revirements inattendus, propices au suspense.
  3. La direction de la photographie par Nicolas Cannicioni fascine, dans un paysage pourtant monopolisé par une forêt monotone, car il y débusque la fougue des rivières dans un patchwork d’alternances brillamment articulé par la monteuse d’expérience Aube Foglia.
  4. En maîtrise de leur art, divers acteurs autochtones comme Jacques Newashish et surtout la jeune et pure étudiante revenue dans sa communauté, Devery Jacobs, se confrontent à Dominique Pétin, dans le rôle de cheffe du conseil de bande. Deux mentions à Joséphine Bacon[ii] dont la discrète présence éclate, ainsi qu’à Samian APLP2015, dans un rôle de policier voulant améliorer la société, qui se trouve en face d’une réalité si difficile à saisir.

Caroline Monnet travaille à fond un engagement artistique multidisciplinaire exceptionnel. Personne ne prévoyait qu’elle devrait attendre quatre ans pour faire fructifier son Prix du meilleur scénario - Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et la Cinéfondation, obtenu au Festival de Cannes 2017. Elle dit en entrevue : « Le changement passe souvent par les femmes. Elles sont aux barricades, au premier plan des mouvements sociaux, aussi porteuses de mémoire. » Quoi de plus vrai, à observer les femmes de son film secouant les vieilles lois paternalistes. Il y a plus de quatre ans, madame Monnet créait à Montréal une installation dénonçant le manque d’accès à l’eau potable des communautés autochtones, ce que les APLP dénoncent depuis des années, en adressant leurs reproches en particulier à M. Trudeau pour l’hypocrisie de ses bonnes intentions jamais réalisées, alors qu’il dépense une vingtaine de milliards de $ annuels pour des mécaniques de guerre destructrices.


[i] Toute comparaison étant odieuse, on ne peut s’empêcher de trouver pénible la dystopie Night raiders de la crie Danis Goulet au scénario alambiqué pour titiller le spectateur : vieux poncifs de la misérabilité d’une mère et sa fille autochtones, traquées par des militaires, de mercenaires casqués armés de mitraillettes et de drones, munis de prisons-cages, dans un remake maladroit d’un Hunger games raciste – un mot qu’on n’entend à peu près pas dans le film québécois. Rendons grâce tout de même au film cri de dénoncer en images futuristes la dérive idéologique d’une société occidentale assiégée en situation de repli identitaire et raciste : on l’a vu aux frontières du Mexique avec Donald Trump qui encageait les enfants d’Amérique centrale.

[ii] Si admirable dans le documentaire Je m’appelle humain

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