Que s’est-il donc passé durant la Révolution tranquille?

2021/10/15 | Par Simon Rainville

Dans la série des « brèves histoires » publiées chez Boréal vient de paraître la Brève histoire de la Révolution tranquille de Stéphane Savard et Martin Pâquet. Mandat impossible, s’il en est : résumer ce pan de notre histoire en quelque 275 pages. Savard et Pâquet ne s’en cachent pas dès le départ : l’accent sera mis sur l’histoire de l’État et de la culture politique québécoise d’une Révolution « élargie » allant de 1959 à 1983.
 

Une querelle mal menée

On lit toujours ce que l’on cherche dans une synthèse. Dans un texte intitulé « Une interprétation problématique de la Révolution tranquille » publié dans Le Devoir, Denis Monière et Robert Comeau ont attaqué Savard et Pâquet. Et je dis bien « attaqué », puisqu’ils ont insulté les auteurs davantage qu’ils ont contredit leurs idées. Dans un procès d’intention et une suffisance sans bornes, Monière et Comeau n’ont rien de moins qu’expliquer à Savard et Pâquet ce qu’ils pensaient inconsciemment et quels étaient leurs biais cachés.

Dans « Problèmes de méthode », la réponse de Savard et Pâquet a été, à juste titre, sans appel et non sans une dose de culot : Monière et Comeau ont-ils lu l’ouvrage en entier ou seulement le résumé de leur synthèse qu’ils avaient publié quelques mois plus tôt dans Le Devoir? Il faut dire que la question se pose tant leur texte transpire la mauvaise foi.

Monière et Comeau, par exemple, qualifient le livre « d’histoire sociale ». C’est mal connaître cette branche de l’histoire. Les deux historiens font pourtant partie de ceux qui ont permis d’ouvrir la focale de l’histoire politique, alors cantonnée aux « grands hommes », à la joute politique et aux idéologies, sur le champ politique et l’action de l’État comme régulateur social. Il existe des phénomènes historiques dont l’explication nécessite le temps long, comme ils l’ont montré respectivement dans leurs ouvrages sur le rapport de l’État à l’immigration, à la symbolique et à Hydro-Québec.

Cette attaque est d’autant plus ridicule que le livre laisse plus de place aux dirigeants politiques qu’aux mouvements sociaux et aux acteurs civils. On pourrait même dire que les « élites définitrices » dont parlent Savard et Pâquet, qui imposeraient leur vision aux autres qui ne peuvent que prendre position sur ces questions, n’est pas sans rappeler l’histoire « des grands hommes » d’une histoire politique heureusement révolue. Les groupes militants, les syndicats et autres groupes de pression ne sont certes pas absents du récit, mais ils n’en sont généralement pas le cœur.
 

National ou politique?

Quoi qu’il en soit, Comeau et Monière ne comprennent pas qu’une histoire peut être politique sans être nationale (et nationaliste) et qu’une histoire sociale peut très bien être nationaliste et avoir des visées politiques. Il y a, à en point douter, une querelle de générations, d’autant plus que Savard est le nouveau directeur du Bulletin d’histoire politique (BHP), revue universitaire fondée notamment par Comeau.

Savard et Pâquet ont eu raison de rectifier cette grossière méprise, tout comme ils ont adéquatement montré que les deux provocateurs commettaient de surcroît des erreurs factuelles et des exagérations.

Par exemple, alors que Comeau et Monière prétendent que la synthèse fait remonter le début de la Révolution tranquille avec l’élection de Lesage en 1960 et la fait terminer avec la crise syndicale de 1983, il est pourtant clair dès les premières pages que, pour les auteurs, la chronologie va de la mort de Duplessis en 1959 jusqu’à une série de crises du début des années 1980, notamment la défaite du OUI en 1980 et le rapatriement de la constitution en 1982, la crise économique de 1981-82 et les mesures drastiques du gouvernement Lévesque contre les fonctionnaires en 1983.  

S’ils donnent bien l’année 1983 comme chant du cygne de la Révolution tranquille, ils ne prétendent pas que cela soit attribuable à un seul événement. Ce serait plutôt le moment où les changements sociopolitiques se lient entre eux pour former une nouvelle culture politique. Existe-t-il, de toute façon, une date pour faire débuter et terminer une époque ? Il est bon de se rappeler que nos périodes historiques sont des conventions qui ne sont jamais vécues exactement comme tel.

Comeau et Monière qualifient par ailleurs la synthèse d’exemple parfait de la tradition d’apolitisme des idéologies québécoises. Il y a, là encore, incompréhension de ce que cherchent à faire Savard et Pâquet en analysant la culture politique et le rôle de l’État, deux sujets profondément politiques.

En fait, la politique traverse de part en part cette histoire de l’État présenté comme étant le centre du champ politique. Parler de la question de l’immigration ou du statut des femmes est aussi faire de l’histoire politique. On dirait que les deux auteurs ne font toujours pas la distinction entre « national » et « politique », ce qui nous ramène au débat intermittent sur la question, qui a eu lieu notamment dans les pages du Bulletin d’histoire politique (BHP)… dont Comeau était alors directeur.
 

La portée nationale de la Révolution tranquille

Cela dit, une synthèse est, par définition, une succession de choix. Il y en a qui sont révélateurs. Savard et Pâquet rejettent trop rapidement du revers de la main le cœur du propos de Comeau et Monière, propos si mal amené qu’il a fini par se noyer dans leur mer de haine. Ce n’est d’ailleurs pas tant la nation qui est peu présente dans leur histoire que la lutte nationale, du moins comme facteur explicatif. Les deux auteurs écrivent souvent comme si le Québec était une nation « normale », libre de ses choix. Le choix d’avoir présenté l’évolution du Canada dans un chapitre séparé – bien que le fédéral ne soit pas totalement absent des autres chapitres – participe à apaiser les tensions entre le Canada et le Québec.

Par ailleurs, le changement identitaire de Canadiens français à Québécois, qui a valeur symbolique de renouveau national, me semble par ailleurs un phénomène central, qui permet une explication plus globalisante de la période, auquel les autres changements viennent se greffer. Cette identité est présentée par les auteurs en périphérie des autres questions.

De façon symptomatique, le chapitre introductif portant sur le contexte international d’après-guerre est plus volumineux que celui analysant la place de la Révolution tranquille dans l’histoire québécoise. S’ils ont raison d’insister sur le caractère général de plusieurs changements survenus à l’époque – le féminisme, l’écologisme, etc. – et sur l’importance d’incorporer l’histoire du Québec dans l’histoire mondiale, il est pour le moins surprenant de voir que la question de l’originalité (ou non) de la Révolution tranquille dans notre histoire est assez peu traitée.

À la fin de l’ouvrage, on se demande ce que le Québec a de particulier. J’oserais même demander : pourquoi alors parler de « Révolution tranquille » si cette période s’amalgame en tout point aux « Sixties », comme on nomme ces longues années 1960 ailleurs? Trop centrer l’argumentation sur la consolidation de l’État-providence et la politisation de l’espace public – phénomènes qui traversent toutes les sociétés occidentales – minimise l’unicité des parcours.

Certes, l’arrivée du mode de régulation sociale fondée sur l’État plutôt que sur l’Église et la tradition est un phénomène majeur de l’époque, mais cette transition revêt aussi un caractère de lutte nationale. Savard et Pâquet ne le nient pas (et l’affirment même à quelques reprises), mais il s’agit pour eux d’un phénomène d’émancipation parmi d’autres. On est en droit de contester ce verdict.
 

Une histoire pacifiée

Je ne prétends pas, à l’instar de Comeau et Monière, connaître leur position politique, mais il est clair que les deux auteurs insistent sur la tradition autonomiste et sur le fédéralisme nationaliste.

Nous avons souvent droit à une histoire pacifiée, sans trop de tensions entre francophones et anglophones. Or, la Révolution tranquille, c’était aussi une époque qui cherchait à en découdre avec la Conquête et l’Union, c’était symboliquement reprendre confiance en soi, ce qu’ils savent bien, eux pourtant si attentifs au symbolique.

Par exemple, selon les auteurs, la Confédération devait être, jusqu’aux années 1960, un principe qui « assurerait la stabilité du système d’aménagement des clivages politiques ». Il n’y a pratiquement aucune mention des innombrables exemples de mésentente. Quelques pages plus loin, ils prétendent pourtant que Duplessis est un autonomiste, contre la centralisation du fédéral. Or, n’est-ce pas là une belle occasion de rappeler l’inégalité des forces en présence, des nations canadienne et québécoise ? Ils utilisent aussi de nombreux euphémismes comme « proximité bienveillante entre le gouvernement Duplessis et le grand capital », capital qui est rarement décrit pour ce qu’il est : essentiellement anglo-saxon.

Un autre problème posé par la centralisation de la focale sur l’État : Octobre 1970 est traité comme un événement mineur. La crise coupe pourtant la période en deux et montre la puissance de l’État canadien et la faiblesse du demi-État québécois. Cela est plutôt surprenant puisque les deux auteurs ne se gênent pourtant pas pour qualifier d’autoritaires (même s’ils les mettent dans la bouche d’autres historiens) les mesures contre les fonctionnaires du gouvernement Lévesque de 1982-83. J’aimerais savoir comment ils auraient qualifié la Loi des mesures de guerre de Trudeau père, s’ils avaient accordé à Octobre la place qu’il mérite. Comme Octobre est un mouvement qui part du bas, il ne coïncide pas avec leur conception des « élites définitrices ».

Les auteurs affirment que leur synthèse « n’a pas voulu proposer un récit pour séduire ou émouvoir » et qu’elle « n’a pas dégagé un modèle explicatif d’un système clos ». Ne pas faire une histoire nationaliste est un choix qui se défend, mais peut-on vraiment faire une histoire qui ne prend pas en compte, comme facteur central, notre statut national d’infériorité, notre condition politique québécoise inférieure ayant des répercussions sur toutes les autres sphères ?
 

Le rapport au temps

Le Québec des années 1960-70 cherchait à mettre de l’avant un nouveau rapport au temps. La question apparaît en début et en fin de synthèse, mais s’éclipse durant le corps de l’ouvrage. Il y a là quelque chose de problématique, d'autant plus que ce rapport au temps n’est jamais réellement défini. Et cette explication ne peut pas être la seule raison d’un phénomène.

Selon les deux historiens, par exemple, les opposants à Duplessis auraient en commun, essentiellement, un rapport au temps différent de leurs contemporains. Loin de moi l’idée de nier l’importance du rapport au temps, mais en faire l’explication unique des liens qui se forment entre opposants à une cause est pour le moins court. Est-ce à dire que la Révolution tranquille ne serait qu’une accélération du temps, une mise à jour temporelle du Québec?

Il ne faudrait pas oublier que l’oppression est aussi vécue dans la chair : si l'on est affamé, on veut d’abord manger; si l'on est molesté par la police provinciale, on veut d’abord préserver son intégrité physique. Ce qu’ils ont en commun ces opposants me semble plutôt être le fait qu’ils se mettent dans la chair de l’histoire et osent s’opposer à l’immobilisme et au consensus mou de l’extrême-centre canadien-français. Le pouvoir n’est-il pas d’abord inscrit dans le rapport au corps, comme l’expliquait Foucault? Réfléchir au rapport au temps, il faudrait se le rappeler, est le luxe d’intellectuels – dont je ne m’exclus pas – qui ne craignent ni pour leur intégrité physique ni pour leur ventre. N’est-ce pas justement une des différences de la Révolution tranquille : que certains cherchent à mettre leur corps, par le militantisme, dans la balance, à défier les normes et les puissants?

Leur intérêt pour le temps aurait pu les conduire à remettre dans le temps long l’histoire du Québec, partant de la Conquête, par exemple. Un lecteur qui ne connaîtrait rien de l’histoire du Québec aurait une idée floue de la raison pour laquelle il existe un mouvement indépendantiste, comme s’il ne s’agissait que d’une chicane de constitution, de champs de compétence.

L’un des chapitres porte le titre « Appartenance. Le temps de l’État québécois, 1959-1971 », mais l’appartenance ne se résume pas qu’à l’État. Rien n’est dit, par exemple, sur la politisation de la St-Jean-Baptiste. Rien, non plus, sur la chanson Gens du pays, pourtant considérée aujourd’hui comme l’hymne national du Québec. C’est aussi le prix à payer pour donner la place d’honneur à l’État.
 

Mémoire et histoire

Comme les autres universitaires, les auteurs séparent nettement la mémoire que l’on conserve de l’événement de l’histoire comme reconstitution analytique du passé. S’ils ont raison de le faire, il me semble que de rejeter du revers de la main la mémoire qu’en tiennent les protagonistes en la réduisant à de la « nostalgie » et à un « sentiment d’appartenance à la communauté traversant le temps » revient à laisser de côté un pan de notre compréhension. Il manque certainement de la couleur et des saveurs à qui n’a pas vécu ces années. La synthèse est posée, à l’inverse de l’image que l’on en garde, peut-être à tort, dans la mémoire collective. Le fait que les auteurs ne s’intéressent que peu aux arts et à la littérature peut expliquer ce désenchantement.

Peut-être est-ce là la tristesse de ceux venus après la Révolution tranquille : il nous est difficile de rêver, de chercher la révolution puisque le monde nous semble bloqué, inchangeable, désenchanté. Nous savons que nous ne vivons pas « le début d’un temps nouveau ». Il faut donc interroger les protagonistes et écouter leur perception. Les deux historiens, évidemment, leur donnent voix. Mais ils le font surtout à titre de « sources d’époque » plutôt que comme des interprètes à chaud de ce qui se produit. La conscience que les acteurs avaient de vivre quelque chose d’historique ne peut pas être tenue pour négligeable et leur interprétation actuelle, si elle n’a pas valeur absolue, doit être prise en compte.

La courte partie que Savard et Pâquet consacrent à la mémoire me semble par ailleurs problématique puisqu’elle néglige un pan fondamental de notre rapport à l’époque. La question de la place de Révolution tranquille – et de sa relation à son antithèse dans la mémoire collective, la Grande noirceur – devrait être abordée plus directement puisque, après tout, la conscience historique générale – lorsque l’on sort des milieux universitaires – est encore celle d’une rupture quasi absolue entre les deux époques. Or, ils se limitent à dire que des changements se préparaient depuis au moins 30 ans et que la modernité arrive avant 1960. Ce n’est pas faux, c’est même nécessaire comme explication, mais est-ce suffisant?

Cependant, il est trop facile de dire que nous, qui n’avons pas connu l’époque, ne comprenons rien à la Révolution tranquille puisque nous ne l’avons pas vécue. L’argument est inacceptable comme explication scientifique. Nous ne pourrions donc pas faire l’histoire des patriotes puisque nous ne l’avons pas connue?

Il y a irrémédiablement une perte lorsque l’on passe du vécu à l’explication historique. Et il en est peut-être bien ainsi : le temps ne passe qu’une fois et c’est rassurant de le savoir. Mais l’explication historique a aussi, comme savoir construit, ses avantages, et non les moindres. Par exemple, elle permet d’avoir une vision plus globale de l’époque et de voir avec un certain détachement – peut-être trop, parfois – l’époque, ce que l’on pourrait nommer l’altérité et la mise à distance. L’histoire se veut une interprétation d’une époque et non pas sa reconstitution exacte. Il faut donc chercher la véracité historique dans l’entrelacs du vécu des survivants, de la mémoire et de l’histoire.
 

Et après la Révolution tranquille?

Il faudra bien écrire l’histoire de la Révolution tranquille, pas seulement dans ce qui la précède, mais dans ce qui la suit. Elle est terminée depuis quelques décennies. Le Québec a changé depuis. La remettre dans le temps long aiderait à en saisir la portée et la particularité. La spécialisation universitaire nous mène dans ce marasme : les synthèses globales sont presque inexistantes.

L’on doit se contenter de livres plus ou moins de qualité sur la période récente, comme s’il était encore impensable pour les historiens d’écrire l’histoire à chaud, celle des années 1990 et 2000. Or, l’historien qui abandonne le temps très récent laisse le champ libre aux commentateurs patentés. Et c’est à travers leur prisme que l’on crée, à chaud, la mémoire que l’on entretiendra par la suite. Nos descendants nous réserveront-ils le même sort que nous réservons aux acteurs de la. Révolution tranquille? Et comme on sait que l’histoire, comme discours savant, pénètre peu l’espace public, l’historien doit réfléchir à la question.

Par exemple, comment expliquer que, si la Révolution tranquille se termine en 1983 comme le disent Savard et Pâquet, le mouvement indépendantiste se poursuive au moins jusqu’en 1995 ? De la même manière, il faudra attendre le tournant de l’an 2000 avant que les attaques groupées contre l’État interventionniste se fassent sentir, la création de l’ADQ en étant le meilleur exemple. Bien qu’il ne s’agisse pas du cœur du leur propos, les courtes réponses que les auteurs apportent à ces questions mériteraient analyse et débat.

Dans les deux cas, le fait d’analyser surtout « du haut vers le bas » laisse de côté la chair de l’histoire, les individus qui la vivent, les rêves qui les poussent. D’autant plus que les exemples que soumettent les auteurs de contemporains qui ont annoncé la fin de la Révolution tranquille durant les années 1980 sont pratiquement tous des acteurs de la droite, souvent très près du PLQ. Qu’en dit la gauche? Prétend-elle dans les années 1980 que la Révolution est terminée et qu’il doit heureusement en être ainsi? N’y a-t-il pas là une autre limite à voir les « élites définitrices » comme principaux acteurs de l’histoire?

Quoi qu’il en soit, Savard et Pâquet livrent une belle somme d’érudition et tissent des liens solides entre des pans de l’historiographie qui ne se parlent que rarement. Le simple fait de s’acharner à écrire une telle synthèse est louable.  Il faut lire l’ouvrage pour ce qu’il est : une excellente histoire de l’État-providence du Québec et des luttes de pouvoir dans le champ politique des années 1960-70 pour influencer la culture politique. L’histoire nationale de la Révolution tranquille demeure à écrire

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