Le mythe de Maria Chapdelaine

2021/11/05 | Par Simon Rainville

J’ai dénoncé à plusieurs reprises l’obsession de nos créateurs pour une part précise de notre passé canadien-français : la glorification de la Survivance, de ce monde que l’on nous vend comme idyllique, loin de l’Histoire, dans une permanence tranquille, où le politique n’existe pas, où la domination anglophone est éludée ou omise, où tout tourne autour de la création d’un monde « sans aventure », pour paraphraser Isabelle Daunais dans Le roman sans aventure.  

Pourquoi ne pas voir un autre Québec du tournant du 20e siècle ? Celui des journalistes de combat Olivar Asselin ou Arthur Buies, des travailleurs d’usines qui luttaient pour des conditions de vie minimales et des opposants à la conscription de 1917-1918 ?
 

Une quatrième adaptation

Quand j’ai su que Sébastien Pilote s’attaquait à une nouvelle adaptation de Maria Chapdelaine – une quatrième adaptation en moins de 100 ans , j’ai d’emblée été agacé. Pourtant, j’aime son regard cinématographique et l’on doit à Pilote d’excellents films : Le Vendeur, Le Démantèlement et La Disparition des lucioles.

Dans l’essai Voir disparaître, Thomas Carrier-Lafleur propose une bonne analyse du cinéma de Pilote en montrant les liens entre les différents films, la continuité de ton, de technique et d’esthétique. Les thématiques de la filiation et de l’héritage, de la technique et de sa reproductibilité, du travail et de l’aliénation marquent chaque long métrage.

L’essai est très convaincant quand il parle de cinéma. Mais lorsque l’analyse cinématographique se transforme en commentaire de l’ordre de l’histoire intellectuelle, les explications de Carrier-Lafleur atteignent rapidement leur limite, surtout lorsqu’il cherche à « démythifier » le « dogme » de la lecture de Maria Chapdelaine. Une œuvre n’est pas qu’intertexte et influences personnelles. Il y a des schèmes culturels desquels on s’extirpe difficilement.

Par exemple, Carrier-Lafleur fait un parallèle avec l’œuvre de Shakespeare lorsqu’il présente les rôles du père et du beau-père des Lucioles, citation de Pilote à l’appui. La question du père absent est pourtant une constante de la création québécoise. Le père absent, le père de remplacement, l’enfant tiraillé entre deux pôles tout aussi néfastes représentent un schème qui n’est pas sans lien avec notre histoire et notre condition politique : le père « français », disparu, et le père « anglais », omniprésent. Pilote peut bien s’inspirer du Roi Lear, il n’en est pas moins influencé par sa culture. Si le cinéaste a été happé par cette pièce précise, c’est qu’elle résonne en lui parce qu’elle lui rappelle sa condition.
 

Disparaître pour renaître ?

Mais revenons à Maria Chapdelaine. La thématique du « sacrifice et de la survivance » cimenterait les autres thématiques et unifierait l’œuvre de Pilote : « À travers la perte, la nostalgie est ce qui permet d’apprécier le présent et d’appréhender l’avenir », selon l’essayiste, qui poursuit : « Voir disparaître n’est pas un acte définitif, mais un passage obligé, qui implique l’apparition prochaine du nouveau, le retour inattendu et par là d’autant plus formidable d’une tradition : au pays de Québec, tout se transforme, et le cinéma doit être le témoin de ces métamorphoses. »

En ce sens, Carrier-Lafleur affirme que Pilote aurait trouvé la vraie lecture du classique d’Hémon : ce ne serait pas une œuvre qui glorifie la permanence et la Survivance mais, bien au contraire, aborde la question de la disparition d’un monde pour en voir apparaître un nouveau. Il faudrait voir le roman comme une suite de transformations et ne plus appréhender les personnages « en termes de symboles, mais depuis des conflits d’espace et des tensions de mise en scène » représentant une lutte existentielle entre la présence et l’absence.

Si cela peut s’avérer une lecture juste, elle ne change aucunement le cœur de l’œuvre puisque l’idée de permanence abonde dans les propos de l’essayiste et du cinéaste. L’auteur dit que Pilote – tout comme Hémon – « invite à trouver le nouveau à même l’identique, la différence à travers la répétition ». Le Québec ferait donc du nouveau avec de l’identique et se nourrirait de nostalgie pour former son présent et son avenir ? N’est-ce pas là de la Survivance où les protagonistes ne changent pas d’existence et cherchent la présence au cœur de l’absence ? Même si elle change, Maria prend la place de la mère.

On peut aussi voir en la volonté du père Chapdelaine, Samuel, de repartir à neuf en construisant continuellement une nouvelle ferme plus au nord, une image du Québec incapable de s’installer, d’accepter son sort, de prendre racine, pleinement, en cette terre d’Amérique, d’habiter pour de bon ce pays, même au prix de la confrontation à soi (la maison) et à l’Autre (la forêt). Plutôt que construire un pays et de s’y installer, Samuel décidera de le détruire et rêvera de tout recommencer à neuf, image du perpétuel recommencement du Québec qui ne s’installe pas dans le politique, dans le monde du danger et de la chair de l’Histoire, mais dans la fuite vers l’Éden et le monde sauvage. S’il agrandit le territoire du pays, Samuel ne l’habite pas.

Il s’agit d’un symbole du refus de la condition politique québécoise. L’ambivalence, l’incertitude, l’indétermination sont précisément au cœur de notre identité québécoise et de son ombre canadienne-française. Maria se demandera d’ailleurs, selon les dires de l’essayiste, « si elle est prête, elle aussi à s’embarquer dans une telle vie en marge du monde ». C’est bien de cela dont il s’agit : mener une vie en plein hiver de la Survivance à attendre, de génération en génération, un printemps qui ne pourra que décevoir, parce que jamais assez chaud.
 

Habiter cette Amérique sans s’acculturer

Malgré tout, l’œuvre de Pilote me plait précisément parce que je proviens de cette culture. Ultime paradoxe. Et tout ce que je viens de dire n’altère en rien la beauté de son œuvre ni la pertinence de l’explication cinématographique de Carrier-Lafleur.

Il ne revient pas à Pilote uniquement de porter le poids de rompre avec la perpétuation de cette idylle, mais le rôle de l’artiste est-il de tailler sa place dans cette culture ou de chercher à lui faire transgresser ses propres limites en lui montrant sa condition politique ?

Pourtant, le réalisateur réfléchit sur notre situation politique : « La figure du colon, dit-il, dans le cas assez unique du Canada français, je la trouve intéressante et riche parce que le colon n’est pas tout à fait colonisateur, il n’avait pas le capital de l’Anglais ou le pouvoir de l’Église, ni tout à fait le colonisé, parce qu’il possédait et maîtrisait encore sa culture, sa langue, ses us et coutumes, ainsi que sa terre. Le colon, on l’appelait l’habitant. Et l’habitant c’est, pour moi, une sorte d’équilibriste entre ces deux autres figures, le colonisé et le colonisateur. Il pouvait toujours basculer d’un côté ou de l’autre. C’était une sorte de figure intermédiaire, ambigüe, hybride. »

On peut remettre en question la vision trop optimiste du colon « qui possédait et maîtrisait » son monde, mais Pilote avait là, malgré tout, une belle amorce pour interroger cette relation triangulaire et entrer dans le politique québécois. Mais il a préféré refaire le roman d’Hémon dans lequel l’Autochtone et l’Anglais ne se trouvent pas directement : ils sont le hors-champ – technique prisée par Pilote – de notre condition.

Au fond, le cinéaste nous livre une variation sur un même thème.  « L’opposition entre conservatisme et modernité, affirme-t-il, ne constitue pas l’essence de Maria Chapdelaine selon moi. Il me semble que c’est une erreur de présenter l’œuvre de cette manière. C’est celle des curés. Pour moi, la vraie question, l’opposition centrale, serait plus : Survivre ou disparaître? Rester ou partir ? » C’est oublier que, pour les curés, survivre, c’était demeuré conservateur, alors que, devenir moderne, c’était disparaître dans le grand tout anglo-saxon. C’est là le nœud gordien de notre situation : comment habiter cette Amérique en nous assumant et aller de l’avant sans s’acculturer ?

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