Bilinguisme des juges : la juge en chef commet une erreur de jugement

2021/11/12 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Fait rarissime, la juge en chef de la Cour du Québec, madame Lucie Rondeau, le juge en chef associé et le Conseil de la magistrature du Québec – que la juge en chef préside – poursuivent le ministre de la Justice du Québec, Simon Jolin-Barrette. L’enjeu est constitutionnel; il porte sur le bilinguisme des tribunaux imposé notamment par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867.

La Cour suprême a étendu en 1999 à l’ensemble du Canada le droit à un procès dans la langue officielle choisie par l’accusé dans un procès criminel, ce qui a déplu à des juristes du Canada anglais. Au Québec, la juge en chef estime que cela signifie qu’il faut des juges bilingues, même dans des districts judiciaires très majoritairement francophones.

Normalement, le ministre de la Justice tient compte des positions de la juge en chef, qui se situe à l’interface entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Cependant, dans ce cas, il y a un conflit, car dans le cadre de son projet de renforcement de la langue française, le ministre refuse d’inclure l’exigence du bilinguisme dans les appels de candidature aux postes de juges.

La juge en chef demande aux juges fédéraux de la Cour supérieure, et éventuellement de la Cour d’appel et de la Cour suprême, d’annuler ces concours déficients à ses yeux, et donc les nominations qui en découleraient, et de rétablir l’exigence faite aux juges de pouvoir s’exprimer en anglais et en français.

Selon son site Internet, la Cour du Québec comprend 308 juges nommés par le gouvernement du Québec qui siègent sur l’ensemble du territoire. Ces juges entendent, en première instance, le plus grand volume d’affaires judiciaires au Québec. La Cour du Québec est le plus souvent pour le citoyen le visage du système judiciaire québécois.

La juge en chef a été nommée juge à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec par le gouvernement Parizeau en 1995. Elle a été nommée juge en chef par le gouvernement Couillard en 2015. Ce poste exige des compétences administratives, et un certain doigté dans les relations avec le milieu politique, principalement le ministre de la Justice. La juge en chef doit prendre position auprès du ministre sur les mesures à prendre pour assurer le bon fonctionnement de son tribunal et doit gérer ses effectifs, notamment en assignant les procès à des juges particuliers.

La juge en chef a fait parler d’elle récemment dans d’autres contextes. Elle est membre de la Lord Reading Society, une association de juristes qui a réuni des juges et avocats opposés à la loi 21 et qui a peut-être peu de sympathie également pour le projet de loi 96. Après que cette association ait été dénoncée par l’historien Frédéric Bastien, deux juges de la Cour suprême ont annulé des conférences qu’ils devaient y donner, afin d’éviter des accusations de partialité. La juge en chef semble faire peu de cas de tels soupçons.

La juge en chef s’est aussi opposée au projet de loi 92, adopté cette semaine par l’Assemblée nationale. Ce projet de loi crée un tribunal spécialisé pour les accusations à caractère sexuel, ce qui fait suite à des demandes de nombreuses femmes qui rejettent les règles de procédure traditionnelles qui dissuadent les victimes de tels actes de porter plainte. Le projet de loi était appuyé par la prédécesseure de la juge en chef Rondeau.

La juge en chef actuelle a eu raison de rappeler l’importance de la présomption d’innocence, mais n’a pas reconnu, semble-t-il, que de tels tribunaux semblent bien fonctionner ailleurs, notamment en Espagne et même au Nouveau-Brunswick. L’impression qui est donnée est celle d’une juge en chef conservatrice qui s’oppose à certains progrès sociaux.

La juge en chef choisit maintenant de livrer bataille devant les juges fédéraux sur le terrain des droits linguistiques dans le système judiciaire. Son recours est en grande partie fondé sur la Loi constitutionnelle de 1867, qui n’a jamais été traduite, malgré un engagement en ce sens dans la Loi constitutionnelle de 1982. Si j’étais le ministre de la Justice et donc le procureur général du Québec, je demanderais à mes avocats de soulever ce manquement constitutionnel du gouvernement canadien dans la défense.

Ce n’est pas la première fois que l’article 133, qui impose aussi le bilinguisme des lois du Québec, provoque des remous dans le monde juridique. Il y a quelques années, le Barreau du Québec avait déposé un recours pour étendre l’obligation de bilinguisme à l’Assemblée nationale. Ce recours avait été retiré à la suite d’une assemblée générale spéciale des avocats qui avait été mouvementée, et qui avait opposé des avocats des régions à ceux de Montréal. On a l’impression d’assister à un retour de ce débat explosif sous une autre forme.

Les accusés dans un procès criminel et les parties à un procès civil ont droit à des procédures judiciaires dans l’une ou l’autre langue officielle du Canada. Cela peut faire partie du droit à une défense pleine et entière ou à des procédures équitables. Mais cela ne signifie pas que le juge doive être bilingue, sinon ce serait aussi un critère de sélection pour les neuf juges de la Cour suprême. Les obligations constitutionnelles du gouvernement du Québec en ce domaine peuvent être remplies en fournissant un nombre suffisant d’interprètes judiciaires et en les payant convenablement, ce qui ne serait pas le cas actuellement. La solution ne se trouve pas dans les concours de sélection des juges de la Cour du Québec. Espérons que ce sera la position raisonnable de la Cour supérieure, qui devrait décliner de faire de la politique judiciaire.

La juge en chef cherche en fait à imposer sa vision politique du Canada et du Québec. S’il est important de préserver l’indépendance de la magistrature, ce principe joue dans les deux sens. Il est affaibli lorsque la juge en chef fait fi de la séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif, qui est un élément fondamental de la Constitution canadienne. Les concours de sélection des juges sont la prérogative du ministre de la Justice, et les éventuelles atteintes aux droits des justiciables doivent être décidées au cas par cas. Bref, la juge en chef commet une erreur de jugement.

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