Estrie : le seul choix honnête

2022/01/26 | Par Paul Lavoie

En vieil anglais, le mot township fait référence à un enclos. En anglais moderne, il désigne soit 1 o) le ghetto où on confine en Afrique du Sud les non-Blancs du temps de l’apartheid, soit 2 o) une division cadastrale. Depuis le dernier tiers du 19e siècle, on traduit au Québec ce deuxième sens par canton. Au Québec, faut-il insister ! Car ailleurs dans le monde francophone, les auteurs utilisent le mot township tel quel, sans le traduire, avec la remarque qu’aucun mot français ne lui correspond. Le township renvoie en effet à un type d’aménagement territorial typiquement nord-américain : il n’existe à peu près nulle part ailleurs dans le monde, car il nécessite un territoire supposé neuf et sans histoire préalable.

Quand on observe en avion les campagnes et les villes de l’Ouest américain, on est étonné de leur régularité : les routes et les rues sont orthogonales, les champs carrés. Cette configuration découle d’un type particulier d’arpentage, né chez les colons de Nouvelle-Angleterre qui s’en servent pour cadastrer les terres publiques non encore attribuées. Il consiste à les quadriller comme un damier, ce qui engendre des carrés appelés townships — selon le vieux sens d’enclos — et qui ont en moyenne aux États-Unis six milles (9,65 km) de côté. Ce sont justement ces carrés dont on aperçoit les empreintes des airs.

Au moment d’obtenir leur indépendance par le traité de Paris de 1783, les Américains n’occupent sur l’Atlantique qu’une bande de territoire dont ils ambitionnent néanmoins l’élargissement. Mis en œuvre en 1785, le projet de déplacer la frontière vers l’ouest apparaît téméraire : une partie des terres convoitées appartiennent à des pays étrangers, l’autre aux Autochtones. Dans le premier cas, on procédera par achat de gré à gré. Dans le second, on signera des traités inégaux avec les plus faibles et déclarera la guerre aux récalcitrants. Au cours du 19e siècle, le gouvernement américain réussit son pari et repousse, grâce à la colonisation, sa frontière jusqu’au Pacifique.

Si le township est un banal carré, il joue un rôle considérable dans la colonisation, aux États-Unis tout comme au Canada du reste, puisque les terres qu’il génère sont au départ mises aux enchères ou données à des colons en échange de leur établissement. En principe, un township n’est ni urbain ni rural et n’est géré par aucune entité politique. C’est une simple localisation géographique : il a un nom, mais pourrait être simplement numéroté. Des villes occupent une partie ou tout un township, d’autres sont à cheval sur plusieurs d’entre eux. La division du territoire américain en un vaste damier de townships débute au sud des Grands Lacs, à la fin du 18e siècle. À terme, les trois quarts du pays sont subdivisés en townships, chacun étant fractionné en 36 plus petits carrés d’un mille carré (2,6 km2), pouvant être sectionnés à nouveau à volonté.

Ailleurs qu’en Amérique du Nord, le territoire s’aménage autour d’un noyau auquel se rajoutent des couches au gré des siècles. Mais pas en philosophie « township » où tout un continent se subdivise, progressivement, rationnellement, sans qu’on en laisse tomber une parcelle. Les effets sont dévastateurs : la société autochtone est anéantie, la nature sauvage initiale détruite. L’éparpillement entraîne un gaspillage de ressources et d’espace. Les dizaines de milliers de townships qui défilent entre ses mains sont cependant un véritable trésor pour le jeune État américain. Il sait les rentabiliser : leur développement, assuré par un flot intarissable d’immigrants, contribue à lui donner en 150 ans un statut de super puissance, inimaginable au départ. 

Le traité de Paris délimite les territoires américain et britannique. De ce côté de la frontière, on doit rapatrier les troupes britanniques stationnées en sol américain et accueillir des milliers de loyalistes. Les autorités britanniques décident de se lancer à leur tour dans la colonisation. Elles font cadastrer en vitesse un territoire dans la région de Kingston (Ontario) pour accueillir un premier contingent de soldats démobilisés et de loyalistes. En poursuivant une même visée hégémonique, on a naturellement recours au même concept de township qu’aux États-Unis. Une deuxième entreprise de colonisation est donc née, celle-là avec l’objectif de tapisser de townships l’Amérique du Nord britannique.

Un premier township est établi en 1796 au Québec, alors Bas-Canada, près de la frontière américaine. Appelé Dunham, il est désigné comme un eastern township, par opposition au western township de Kingston. Si l’expression western township est vite abandonnée puisque les townships du Haut-Canada se développent vers l’ouest, les Canadiens français continuent à parler de townships de l’Est à mesure que d’autres surgissent. Les Canadiens français connaissent l’objectif des autorités coloniales : les submerger par l’arrivée d’Américains et d’immigrants des îles britanniques. Tandis que le gouvernement et le clergé protestant se réservent les deux septièmes des townships, le reste est accaparé par des spéculateurs américains, des marchands ou militaires anglais et quelques loyalistes.

La colonisation dans les townships américains et canadiens-anglais se fait au départ surtout de façon exogène, par l’afflux d’immigrants venus de l’extérieur du pays. Quant au Québec, qui acquiert une autonomie politique dans le second tiers du 19e siècle, elle sera plutôt endogène en raison de ces townships qu’il crée pour sa propre population afin de contrer son exode vers les États-Unis. Des townships sont ainsi cadastrés le long du Saint-Laurent, en Outaouais, à la baie des Chaleurs, au Saguenay, au lac Saint-Jean, au Témiscamingue, en Abitibi. Le Québec comptera près de 1600 townships : les derniers sont créés en 1966, année où on décide d’abandonner toute colonisation. On en trouve à tous les points cardinaux, au nord, au sud, à l’ouest. On en trouve près de 400 à l’est des prétendus townships de l’Est. Les townships de l’Est initiaux — leur nombre, entre 50 et 100, varie selon la façon de les définir — n’en représentent qu’une infime partie.

Même s’ils rencontrent le mot pendant pratiquement un siècle, les Canadiens français s’abstiennent de traduire township en français. En 1862, Antoine Gérin-Lajoie publie Jean Rivard, le défricheur. Par ce roman, il espère convaincre les jeunes gens de se faire colons. L’intrigue se déroule dans les années 1840 en Outaouais, dans le township de Bristol. Situer l’action dans un township de l’Outaouais plutôt que dans ceux de l’Est, où les Canadiens français sont mal reçus, est « vendeur ». L’auteur a de la difficulté cependant avec township, qu’il veut traduire d’autant que le mot traîne une réalité gênante, complexe, peu attirante pour ses jeunes lecteurs. Le mot « canton » lui semble convenir en raison, explique-t-il en note de page, de sa signification de division territoriale en France.

Autant chez les Français que les Canadiens français du 19e siècle, canton possède déjà un sens courant, celui de région, de coin de pays, de grand espace. Gérin-Lajoie se trouve alors à remplacer un mot ayant un sens spécialisé et propre à un domaine d’activité (township : une division cadastrale) par un mot de sens général et usuel (canton : une région, un vaste espace, un coin de pays…). Le procédé entraîne une sorte de falsification : comme on le verra, on se rencontre de ses effets même un siècle et demi plus tard dans la confusion entre « division cadastrale » et « coin de pays ».

Lancé par Gérin-Lajoie, canton en remplacement de township se popularise. Assez vite. Sir Georges-Étienne Cartier, qui travaille à rallier les Canadiens français à la Confédération canadienne et est sans doute heureux de voir un mot d’apparence inoffensive remplacer township, le met immédiatement à son vocabulaire. D’autres, d’autant que l’idée vient d’un roman lu par leurs enfants, semblent s’étonner qu’on puisse donner à un mot général un sens aussi spécifique : c’est le cas des fonctionnaires québécois qui attendent plus d’un quart de siècle avant de nommer les townships des cantons.

Preuve que la traduction de township par canton pose un problème, les scientifiques français étudiant l’aménagement du territoire américain préfèrent ne pas recourir au mot canton, même s’ils le savent utilisé au Canada. Mais, peu importe, le mot canton rentre dans les mœurs au Québec comme traduction de township. Dans Le Petit Robert par exemple, on relève effectivement le sens de township avec même comme exemple les cantons de l’Est : « (1862) Au Canada, Division cadastrale de cent milles carrés environ. Les cantons de l’Est, au Québec. » (Au Québec, les cantons sont des carrés de 10 milles [16,09 km] de côté, plutôt que de 6 milles [9,65 km] comme aux États-Unis.) Le Multi, un dictionnaire québécois, est direct et ne donne qu’un seul sens au mot canton : « Division territoriale qui a approximativement cent milles carrés. Les Cantons-de-l’Est. »

En prenant à témoin l’histoire, les dictionnaires, les conventions et usages, le fait même de traduire Eastern Township par Cantons-de-l’Est, le mot canton dans Cantons-de-l’Est correspond, au Québec du moins, au mot township et signifie une division cadastrale. Un panneau de l’Autoroute des Cantons-de-l’Est mène à des divisions cadastrales carrées de 10 milles de côté, pas à des prairies verdoyantes ! Et si on croit qu’il mène à des prairies verdoyantes, on est victime de ses perceptions ou de l’illusion créée par Gérin-Lajoie pour ne pas décourager les jeunes de se faire colons.

Une des raisons pour lesquelles Estrie apparaît, c’est justement pour qu’on cesse de nommer la région au moyen de « divisions cadastrales », de rompre avec cette habitude qu’on trouve ridicule, passéiste, démodée. Mais voilà que des gens, pour qui le nom d’une région est un truc publicitaire, sont prêts à faire disparaître l’appellation Estrie parce que, ignorants du vrai sens de Cantons-de-l’Est et de l’histoire, ils le trouvent plus mignon. Ils prétendent même déceler dans Cantons-de-l’Est des « éléments liés à la communauté, à la vie collective, la qualité de vie, le plein air, l’histoire et la cohabitation linguistique », alors qu’ils ne trouvent dans le mot Estrie que « certains éléments liés à l’économie ». Curieux !

Mgr Maurice O’Bready, un des fondateurs de l’Université de Sherbrooke, réalise le problème créé par Gérin-Lajoie et la nécessité de le faire disparaître en perdant l’habitude de traduire Eastern Townships par Cantons-de-l’Est. Il imagine en 1946 le toponyme Estrie. Créer un toponyme est compliqué : il doit être clair, bref, harmonieux, ne laisser aucune prise au dénigrement ou aux jeux de mots. Les néologismes pour nommer des régions, comme lors des découpages territoriaux des années 1960, sont courants : Laurentides est inventé en 1845 par l’historien Garneau ; Montérégie, issu d’une forme latinisée de Mont-Royal, est créé au début du 20e siècle ; Mauricie est imaginé en 1933 à partir du nom de la rivière Saint-Maurice. Pour convaincre la population, O’Bready attaque d’abord l’appellation Cantons-de-l’Est qu’il présente comme longue, obscure, lourde, à qui il reproche d’être une traduction littérale et de nécessiter une périphrase pour parler de ses habitants — il est vrai que les mots « cantonnier », un ouvrier travaillant à l’entretien des routes, et « cantonnière », une bande d’étoffe, peuvent difficilement convenir.

O’Bready défend ensuite la composition du mot Estrie : « Est » correspond à une situation géographique, « tri » à quelque chose de choisi, de trié, et « -ie » à un suffixe utilisé pour désigner des noms de pays (Italie, Hongrie) ou de territoires (Normandie, Mauricie, Montérégie). Le mot, se félicite-t-il, se dérive en estrien et estrienne, ce qui donne naissance à un gentilé et un adjectif. Estrie vaut-il mieux que Cantons-de-l’Est en conservant la même origine par la racine Est ? O’Bready répond qu’il ne s’agit pas d’ignorer le passé, mais de renoncer au mot problématique canton. De toute façon, on est toujours à l’est de quelque part : « Est » et « tri » peuvent tout aussi bien se comprendre comme une référence à une région de forme triangulaire complètement à l’est de la région métropolitaine et du fleuve Saint-Laurent.

L’appellation Cantons-de-l’Est est trompeuse. Le mot canton maquille une réalité qui n’est pas complètement reluisante et qu’il n’y a aucune raison d’honorer dans le nom de la région. En plus d’être mal nommés, ces cantons dans Cantons-de-l’Est ne sont pas des exceptions au Québec (on en retrouve 1600), n’ont pas comme caractéristique d’être à l’est (on en trouve des centaines plus à l’est), n’ont aucune personnalité particulière (à peu près personne n’en sait le nombre ni est en mesure d’en nommer plus d’un ou deux). Choisir Cantons-de-l’Est parce qu’il constitue un message promotionnel à la mode est risqué. L’appellation Estrie s’est généralisée parce que les gens avaient assez entendu parler de cantons, de ces lieux de colonisation appartenant à un monde disparu, rappelant aux Québécois leur vieux fond de paysans pauvres, sans ambition, s’exprimant difficilement. Le mot canton, n’a pas été aidé par les jeux de mots faciles à forger pour en rire. Les modes passent. Un nom correspondant à une localisation géographique précise et au singulier a plus de chances d’être aimé qu’un slogan publicitaire au pluriel et flou. Qu’on profite plutôt de l’occasion pour abandonner pour de bon Cantons-de-l’Est, remplacer « Autoroute des Cantons-de-l’Est » par « Autoroute de l’Estrie », et « Tourisme Cantons-de-l’Est » par « Tourisme Estrie ».

 

 

Références choisies

  • Catherine Maumi : « L’utopie du middle landscape américain », SociologieS [En ligne], http://journals.openedition.org/sociologies/5926

  • Dunbar-Ortiz, Roxanne : Contre-histoire des États-Unis, Wildproject, Marseille, 2018.

  • Léonard, Carol Jean : « Une toponymie voilée : effets de l’unilinguisme des génériques sur la toponymie fransaskoise », Aspects de la nouvelle francophonie canadienne, PUL, 2004.

  • Little, Jack l. : « L’établissement des Canadiens français dans les Cantons de l’Est », La francophonie nord-américaine, PUL, Québec, 2013.

  • Mercier, Jean : L’Estrie, Apostolat de la Presse, Sherbrooke, 1964.

  • Montès, Christian : « La délimitation des États des États-Unis, entre damier et patchwork », Géocarrefour, 2004 (79/2), 163-174.

  • Ressources naturelles, Faune et Parc : Répertoire des cantons du Québec 2004, Gouvernement du Québec, Québec, c2004.

  • Ross Geiger, Dorothy A. : “Ontario’s First Township”, The Ontario Land Surveyor, 2001 (Summer). 18–22.

  • Tassé, Joseph : Discours de Sir Georges Cartier Baronnet accompagnés de notices, Eusèbe Sénécal et fils, Montréal, 1893.

  • White, C. Albert : History of the Rectangular Survey System, U.S. Government Printing Office, Washington, 1983.

 

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