Loi 101 au cégep : « libre choix » et pouvoir

2022/02/11 | Par Sébastien Mussi

L’auteur est membre du Regroupement pour le cégep français, auteur de « Le nous absent. Différence et identité québécoise » (Liber, 2018).
 

La possibilité d’appliquer la loi 101 au cégep soulève des réactions négatives très tranchées. Une objection en particulier revient constamment, celle du « libre choix » des étudiant.es.
 

Objection

Cette objection soutient qu’imposer aux étudiant.es de cégep la langue d’enseignement revient à les brimer dans leurs choix et leurs désirs de succès et de réussite. Or, il ne s’agit pas tant de savoir si on peut imposer la langue d’enseignement, mais de savoir si nous désirons, comme société, financer des places d’enseignement supérieur en anglais pour que des francophones et allophones puissent y avoir accès, parfois au détriment d’anglophones du reste, et non seulement la communauté historique anglophone du Québec.

Les cégeps sont des institutions financées par les impôts des citoyens du Québec, y compris les places dans les cégeps anglophones. On peut donc se demander si nous avons, comme État francophone, cette obligation de financer de telles places au-delà des besoins, légitimes et inaliénables, de la communauté historique anglophone du Québec, ce que nous faisons actuellement et au-delà, à tel point que le français comme langue commune est, particulièrement à Montréal, menacée.
 

Le « libre choix »

Qu’est-ce qu’un choix « libre » ? C’est un choix qui est effectué sans contrainte. Cela implique un milieu qui garantisse autant que possible cette absence de contrainte. Or, au Québec, c’est pour le marché de l’emploi qu’on veut l’anglais, qu’on veut s’y perfectionner, y performer. Pour l’emploi et non pour découvrir la poésie de Leonard Cohen ou l’humour déjanté des Monty Pythons. Ce qu’on entend, c’est que nos jeunes font ce « choix » et devraient pouvoir le faire pour avoir accès à des meilleurs emplois et à un plus bel avenir.

Cela signifie qu’ici, au Québec, la promotion socio-économique passe de nouveau par la maîtrise non pas d’une langue étrangère supplémentaire, mais par celle de l’anglais, et seulement de l’anglais. Plus encore : cette maîtrise devrait être telle qu’elle exigerait non pas un apprentissage dans l’école de la langue nationale (comme cela se fait partout ailleurs), mais dans une école de langue anglaise.

Les francophones (et les allophones) qui vont au cégep anglophone parlent déjà anglais : veut-on sérieusement nous faire croire qu’ils peuvent entrer dans une institution d’enseignement supérieur sans posséder une excellente maîtrise de la langue d’enseignement ? C’est rire du monde que d’affirmer cela. Ce qui est en jeu, c’est bien la promotion socio-économique, la crédibilité, le pouvoir.

Il faut donc regarder nos enfants dans les yeux et leur expliquer qu’ils ne peuvent avoir de l’espoir et un avenir qu’en anglais, que le français, c’est bien joli, c’est la langue de l’enfance, de la maison, de l’intimité, mais que celle du pouvoir, du succès, la langue sérieuse, adulte, civilisée, celle du travail, ce n’est pas cette langue qu’ils ont entendue et apprise depuis leur venue au monde, ce n’est pas leur langue maternelle. Speak white, my son. Speak white, my daughter.
 

L’exigence de l’anglais

Ce qui amène une question : d’où vient cette exigence ? Ne peut-on supposer qu’elle vient justement du marché de l’emploi et, donc, de ceux qui le contrôlent, qui exigent non seulement la connaissance de l’anglais, mais sa maîtrise quasi parfaite ? Autant pour le « libre choix ».

On notera que la sensibilité de la Chambre de commerce de Montréal à ces questions est plutôt basse, comme l’a bien montré l’affaire Rousseau. On peut aussi noter que nombre des grandes entreprises d’ici ne jugent pas nécessaire d’avoir des patrons parlant autre chose que l’anglais (Couche-Tard, SNC Lavalin, la Banque Laurentienne…) pendant que d’autres n’ont aucun francophone dans leur conseil de direction (Domtar, Télésat, la Banque Royale…). Globalement, seuls 50% des membres des conseils de direction des grandes entreprises québécoises sont francophones, comme le relevait l’essayiste Mathieu Bélisle (Ballado de Fred Savard, saison 4, épisode 13), alors que le français est la langue maternelle de 78% des Québécois.
 

Le libre choix dans l’avenir

Le français comme langue du travail, ça ne va plus de soi. Ce « choix » du cégep anglais est en réalité celui d’une élite économique qui tient le marché de l’emploi et qui pèse de tout son poids sur les institutions et le réseau d’enseignement, une élite économique qui considère plus efficace d’avoir une main d’œuvre qui comprenne sans peine les ordres qu’on lui donne et qui saisisse bien que toute promotion professionnelle reste liée à sa capacité de s’aliéner dans le language of the rich and of the employers, comme le disait Lord Durham, the language of jobs comme le disait le Montréalais Kevin O’Leary en 2016.

« Choisir » d’aller au cégep anglophone garantit de manière presque systématique une assimilation dans le monde anglophone : on poursuit ses études en anglais (85% des étudiant.es préuniversitaires des cégeps anglophones qui vont à l’université vont à McGill ou à Concordia), on travaille en anglais, on socialise en anglais, on se cultive en anglais.

Le soi-disant « libre » choix des jeunes actuellement a un impact sur le futur de notre société, c’est-à-dire surtout sur le futur des jeunes qui suivront, sur leur propre possibilité de choisir. La loi 101 appliquée au cégep, bien loin de restreindre le libre choix, est au contraire une façon de le rendre un peu plus réel pour plus de gens et, en particulier (mais pas seulement), pour une majorité de francophones ne faisant pas partie de l’élite économique.