Les camionneurs et la charte des droits

2022/02/18 | Par André Binette

L’auteur est avocat constitutionnaliste
 

Au début de la crise des camionneurs à Ottawa, j’ai vu à la télévision l’un de leurs leaders donner sa version imaginaire du droit constitutionnel. Le journaliste disait qu’il s’agissait d’un ancien membre de la GRC et ancien garde du corps du premier ministre Trudeau qui avait quitté ses fonctions l’an dernier. On ignore s’il les a quittées volontairement ou comment il a acquis sa vision juridique déficiente. Il affirmait avec assurance à son entourage que le droit de manifester garanti par la Charte canadienne était absolu et qu’il devait nécessairement prévaloir sur les règlements municipaux et les lois provinciales. Par conséquent, les camionneurs ne faisaient rien d’illégal.

Cette vision exacerbée des droits individuels est tordue. Elle ne correspondait pas à la réalité même avant que la Loi fédérale sur les mesures d’urgence ait été invoquée. L’article 2 de la Charte canadienne se lit comme suit :

« 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

  1. liberté de conscience et de religion;

  2. liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ;

  3. liberté de réunion pacifique;

  4. liberté d’association. »

Les camionneurs peuvent invoquer l’alinéa 2 c) qui recouvre le droit de manifester et de s’assembler publiquement pour exprimer des idées politiques. La liberté d’association de l‘alinéa 2 d) vise principalement les droits syndicaux. On remarque qu’il s’agit d’un droit de réunion qui n’est pas illimité, puisqu’on y ajouté le mot pacifique. Une manifestation ou une assemblée n’est pas pacifique si on y retrouve des armes, des actes d’agression envers des policiers ou des journalistes ou si on y exprime l’intention de renverser par la force un gouvernement élu démocratiquement. Au départ, certains camionneurs se sont exclus du cadre de la Charte canadienne des droits et libertés.

De plus, lorsqu’une liberté fondamentale est invoquée devant un tribunal, le juge peut apporter d’autres précisions à sa définition. La jurisprudence n’a jamais étendu la liberté de réunion pacifique jusqu’à devenir un droit de manifester collectivement avec des camions lourds de manière à obstruer les principales artères d’une grande ville pendant des semaines ou des mois. Au total, contrairement à ce qu’affirmait ce chef des protestataires, la Charte canadienne ne lui est fort probablement d’aucun secours.

Il y a davantage. Même si le droit de manifester pouvait recouvrir des groupes de camions, il est soumis à l’article 1 de la Charte canadienne, qui est le suivant :

« 1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncées. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. »

En d’autres termes, la liberté de réunion pacifique (ou droit de manifester) peut être restreinte par une règle de droit qui lui apporte des limites raisonnables qui peuvent convaincre le tribunal. Il ne fait aucun doute, contrairement à ce qui a été affirmé, que cette règle de droit peut être municipale ou provinciale. La Charte canadienne n’exige pas qu’elle soit fédérale, ce qui n’exclut évidemment pas les limites fédérales également. La Charte canadienne exige seulement qu’elle soit raisonnable. L’appréciation du caractère raisonnable d’une limite à une liberté garantie relève exclusivement du tribunal si cette limite est contestée devant lui.

Les règlements municipaux, les lois provinciales telles que le Code de sécurité routière et le Code criminel fédéral peuvent tous apporter des limites raisonnables au droit de circuler librement et au droit de manifester parce que ce sont tous des règles de droit. De plus, lorsque ces règles ne sont pas respectées, un juge d’une cour supérieure peut émettre une injonction ordonnant aux policiers d’intervenir ou pour limiter le droit de manifester même si la manifestation est tolérée pour un temps.

Deux injonctions ont été émises, l’une à Windsor pour déclarer illégal le blocage d’un pont international et l’autre à Ottawa pour limiter le klaxonnage pendant la nuit. Les policiers n’ont pas légalement besoin de telles injonctions pour agir, mais si elles ne sont pas suivies, ils ont un devoir d’agir accru, et les injonctions peuvent donner lieu à des sanctions qui s’ajoutent à celles déjà prévues par la loi. Les blocages par des convois de camionneurs à Windsor et à des postes frontaliers dans l‘Ouest canadien ont été jusqu’ici résolus dans ce cadre juridique régulier.
 

La Loi sur les mesures d’urgence

Le gouvernement fédéral a choisi d’aller plus loin. Il a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence, une loi adoptée en 1988 sous le gouvernement Mulroney pour remplacer l’odieuse Loi sur les mesures de guerre, qui avait conduit à un intolérable abus de pouvoir pendant la crise d’Octobre. La Loi sur les mesures de guerre a été activée à trois reprises, pendant les deux guerres mondiales et en 1970. Trudeau père avait promis de la remplacer, mais il a plutôt choisi d’adopter la Charte canadienne et de laisser cette tâche à son successeur.

La Loi sur les mesures de guerre contenait la clause dérogatoire la plus exorbitante jamais rédigée en droit canadien; cette clause prétendait immuniser contre la contestation judiciaire même les actes abusifs et illégaux de brutalité policière de quelque nature que ce soit. Une telle clause était peut-être inconstitutionnelle à l’époque, mais on ne le saura jamais parce que les tribunaux ne se sont pas sérieusement penchés sur la question à ce moment. Elle serait sûrement inconstitutionnelle aujourd’hui parce qu’elle serait incompatible avec la Charte des droits.

Ceux qui reprochent à l’Assemblée nationale l’usage de la clause dérogatoire dans les lois 21 ou 96 devraient s’en souvenir. La pire clause dérogatoire jamais adoptée, celle qui était la plus incompatible avec le respect des droits fondamentaux, fut celle de Pierre Elliott Trudeau, ce grand défenseur des droits et libertés.

La Loi sur les mesures d’urgence maintient la Charte canadienne et demeure soumise à celle-ci. Contrairement à la Loi sur les mesures de guerre, elle ne suspend pas les droits fondamentaux. Elle ne contient aucune clause dérogatoire. Elle reconnaît implicitement que le gouvernement fédéral n’a pas agi de manière acceptable en 1970. Cette loi d’exception permet toutefois de restreindre davantage les libertés. Sur le plan juridique, des limites qui ne seraient pas jugées raisonnables dans des circonstances normales peuvent le devenir si la loi est invoquée et le Parlement fédéral l’a approuvée selon la procédure qu’elle prévoit. Le contrôle judiciaire de ses règlements d’application et des actes policiers demeure une possibilité à la suite d’une contestation déjà annoncée de leur constitutionnalité.

Contrairement aux centaines de personnes innocentes arrêtées injustement au Québec pendant la crise d’Octobre, à qui le gouvernement fédéral n’a jamais offert une compensation ni des excuses, les personnes d’extrême-droite qui sont arrêtées pour avoir participé aux blocus des camionneurs auront droit à l’assistance d’un avocat, à des accusations précises et à une audition devant un juge. Comme il arrive souvent au Canada en ce qui concerne le Québec, nous voyons là encore une fois deux poids et deux mesures.