Numérique : Et si on décidait qu’assez, c’est assez !

2022/02/23 | Par Pierre Sormany

L’histoire que raconte Alain Saulnier, ancien directeur de l’information à Radio-Canada et professeur de journalisme à l’Université de Montréal, dans son dernier livre « Les Barbares numériques – Résister à l’invasion des GAFAM » (Écosociété) pourrait commencer le 17 mai 1999. Ce jour-là, le CRTC (Conseil de la radio et de la télévision canadienne) annonce qu’il adoptera, face à l’émergence d’internet, une politique du « laisser-faire ». On peut y lire : « En ne réglementant pas les services des nouveaux médias, nous espérons favoriser leur essor. »

Il faut dire qu’à l’époque, le web est un fouillis. Google vient à peine d’être créé et les moteurs de recherche antérieurs sont si peu performants que personne ne s’y retrouve. Mise à part le libraire virtuel Amazon, et quelques autres sites de commerce en ligne, rares sont les entreprises qui y font de l’argent. La culture du web est à la gratuité. Le mythe de la liberté d’expression en fait un espace anarchique dont on ne voit pas quel sera le modèle d’affaires.

Tout va changer dans les cinq années qui vont suivre, avec le développement des sites de partage de textes, photos ou vidéos (MySpace, Facebook, YouTube), d’informations utilitaires (Booking, Yelp, Trip Adviser), de distribution de films (Netflix, Amazone, Disney), de vidéos (Apple Music, Spotify) ou de services (Uber, AirB&B). Tout va changer… sauf le choix du CRTC de ne rien faire !

 

Des entreprises qui échappent à tout contrôle

Nous avons laissé passer le train. Les entreprises du GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et quelques autres géants des services numériques (Netflix, Spotify, AirB&B, Uber), en majorité américains mais habilement délocalisés afin de n’être encadrés par les lois d’aucun pays, nous ont envahis. « En fait, il s’agit de la plus écrasante attaque à la souveraineté nationale qu’aient connue les États, dans ce nouveau millénaire », écrit Saulnier. « Sauf qu’il n’y a eu aucune intervention armée, aucun coup de feu, aucune implication de la CIA ni de collusion avec des dirigeants complices ou des régimes corrompus. » Nous avons simplement laissé les géants du numérique nous envahir, sans leur imposer la moindre règle. Et pas seulement au Canada. On a assisté au même abandon béat partout en Occident.

Aujourd’hui, ces géants incontrôlés drainent des milliards de dollars de revenus, arrachés aux médias traditionnels, aux entreprises culturelles (cinémas, librairies) ou aux commerces locaux. Sans payer de taxes, ni leur juste part des impôts, leurs profits étant rapportés dans quelques paradis fiscaux où ils ont enregistré leurs sièges sociaux virtuels. En 2016, Google a inscrit près de 20 milliards de recettes… aux Bermudes. Et les multinationales américaines ont rapporté en Irlande plus de profits qu’en Chine, au Japon, en France et au Mexique réunis!

Au-delà de ces détournements de fonds, ces géants du numérique mettent en danger la survie de notre culture, dans un monde où les leviers de décision nous échappent. Et où la culture mise en marché est anglophone et américaine.

Dans son essai qui tient un peu du « cri du cœur », Saulnier rappelle que la Loi sur la radiodiffusion qui régit nos médias traditionnels date de 1991; elle est totalement inadaptée à cette nouvelle réalité numérique. Or, tous les efforts pour la moderniser ont échoué, faute de volonté politique. Pourtant, c’est désormais en ligne que les gens consomment la radio ou la télé. De même, les médias sociaux sont devenus la première source d’information des jeunes, et c’est sur leurs écrans (leur téléphone surtout) qu’ils lisent les infos. Mais les organismes réglementaires qui régissent les organes de presse ne couvrent pas à ces nouveaux médias. Enfin, notre Loi sur les droits d’auteur est impuissante à encadrer ces modes anarchiques de distribution des contenus culturels et les quelques tentatives pour la moderniser n’ont jamais abouti.

« Une des raisons qui pourrait expliquer ce laxisme, c’est que la classe politique était persuadée que les États nationaux ne pouvaient rien faire pour encadrer les GAFAM », constate-t-il, en suggérant que cette impuissance relève de ce qu’Étienne de la Béotie décrivait, en 1576, comme une forme de « discours de servitude volontaire. » Sous le charme des personnalités mythiques du numérique, les Steve Jobs d’Apple, Jeff Besos d’Amazon ou Mark Zukerberg de Facebook, fascinés par le côté « cool » de ces visionnaires, les gouvernements ont préféré les glorifier, les prendre pour modèles, plutôt que de les assujettir à nos modes d’encadrement social.

Là-dessus, Alain Saulnier rappelle l’épisode loufoque de 2017, quand Mélanie Joly, alors ministre du patrimoine (de la culture, donc), s’est réjoui d’avoir obtenu de Netflix la promesse d’investir 500 millions de dollars sur cinq ans dans le cinéma d’ici, sans le moindre engagement envers la culture francophone, en échange du maintien de son exemption de la TPS. Cela donnait à Netflix un avantage concurrentiel énorme sur les services analogues offerts par des entreprises canadiennes (Crave, Illico, Tou.tv) et les empêchait de se développer en finançant la production d’ici… en plus de priver Ottawa de revenus directs de plus de 60 millions de dollars par année.

L’auteur concentre son regard sur la culture et les médias, Mais il aurait aussi pu rappeler l’histoire d’Uber, cette entreprise-voyou qui a bousculé sans permis les règles qui régissaient le monde du taxi, sous les encouragements des jeunes Libéraux du Québec, lesquels voyaient cette exploitation de travailleurs non encadrés comme un modèle innovant ! Il n’évoque pas non plus le développement, hors de toutes règles, du réseau hôtelier pirate de AirB&B, contre lequel le pouvoir politique a refusé d’agir, malgré son effet destructeur sur l’industrie hôtelière et son effet catastrophique sur le marché immobilier. Dans tous les cas, c’est le même syndrome : devant l’innovation perçue comme irrépressible, nos gouvernements ont abdiqué.

 

Des solutions pour contrer l’invasion barbare

Le cri du cœur d’Alain Saulnier est un peu brouillon. D’un chapitre à l’autre de son réquisitoire, on retrouve les mêmes constats, les mêmes récriminations et, parfois, les mêmes « flash » sur l’absurdité de cette asservissement volontaire. On sent que le livre a été écrit dans l’urgence. Mais celui qui fut jusqu’à tout récemment un acteur majeur de l’information au Québec souhaite, par cet ouvrage, secouer la classe politique et suggérer des pistes de solution à explorer sans attendre. « Nous avons déjà perdu trop de temps », déplore l’auteur, à juste titre.

Parmi ces solutions, Alain Saulnier met certains espoirs dans le projet de loi C-10, mort au feuilleton l’année dernière à cause de cette idée saugrenue de Justin Trudeau de déclencher des élections hâtives. L’objectif de cette loi : mettre sur un pied d’égalité les entreprises de production et de distribution numérique étrangères et canadiennes, et donner des pouvoirs accrus au CRTC pour garantir la diversité dans les produits offerts et leur visibilité. L’Opposition officielle à Ottawa, le Parti conservateur, s’y est fortement opposé, au nom de la liberté d’expression, mais le nouveau ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, doit redéposer ce projet cette année. À suivre.

Mais il faudra aller plus loin. Alain Saulnier souhaite que les médias sociaux ne soient plus considérés comme de simples diffuseurs passifs, mais comme de véritables médias, responsables des contenus qu’ils diffusent et soumis aux mêmes règles d’éthique que les médias traditionnels, devant le Conseil de Presse par exemple. C’est une suggestion bien modeste, mais son extension juridique pourrait modifier profondément les règles du jeu : Facebook, Reddit ou Parler doivent-ils être tenus responsable devant nos tribunaux, des propos haineux dont ils favorisent la circulation ? J’aurais aimé que Saulnier développe un peu plus cette piste.

L’auteur croit par ailleurs que le maintien de médias d’information de qualité impose que l’État y investisse, quitte à assortir ce soutien au respect de normes professionnelles. Il réclame que l’État assume un rôle plus actif dans la protection de la vie privée et fixe des limites à l’utilisation commerciale des données personnelles.

Sur le plan de la défense et la promotion de notre culture « distincte », Saulnier se tourne vers Québec, et réclame que, face au rouleau compresseur des géants de la distribution numérique, l’État investisse massivement, à toutes les étapes : soutien accru à la création, à la promotion et à la diffusion de produits culturels d’ici, incluant la création et la diffusion des cultures autochtones. Hélas, déplore-t-il, le gouvernement Legault est un gouvernement de comptable, qui n’a pas bien saisi l’importance de la culture dans le maintien de ce que nous sommes.

En lisant ces pages, je me suis rappelé les propos de Georges-Émile Lapalme, le penseur derrière le programme libéral de la révolution tranquille. Pour lui, si le Québec espérait rayonner dans le monde, ce n’était pas en misant sur sa production industrielle; nous n’étions pas assez nombreux pour exercer un véritable leadership. Mais on pourrait y parvenir en misant sur notre langue et notre culture distincte, cette présence française en Amérique. Soixante ans plus tard, personne n’a vraiment investi dans cette vision, ce que déplore Alain Saulnier. Et notre effacement devant les géants du numérique risque de la rendre caduque, si nous ne réagissons pas maintenant.

 

La mauvaise cible de la CAQ

« Si la protection de l’identité francophone dans l’espace numérique est un enjeu incontournable pour l’avenir du Québec, les débats identitaires menés au cours des dernières années ont malheureusement erré sur un tout autre terrain », déplore Alain Saulnier. C’est que la CAQ a ciblé la réduction des seuils d’immigration comme priorité.

Pour Saulnier, la vraie menace ne vient pas de là, mais plutôt du fait que les jeunes de moins de 35 ans consomment les produits culturels anglophones, s’échangent des vidéos en anglais sur Tik Tok, et ne ressentent plus l’importance de cette culture distincte qui nous anime. Oui, il faut mettre plus de ressources dans les services d’intégration des immigrants, reconnaît Saulnier, mais cessons de les blâmer pour le recul de notre langue et de notre culture, quand nous ne faisons aucun effort pour contrer l’impérialisme culturel des géants du numérique.

Disposons-nous des outils requis pour mener cette bataille? Camouflant (à peine) son penchant pour l’indépendance du Québec, Saulnier constate que François Legault a renoncé à promouvoir la souveraineté politique, et que celle-ci ne figure plus dans les enjeux prioritaires de la majorité des Québécois et des Québécoises. « Alors, on fait quoi, maintenant (ou en attendant) ? » Saulnier propose qu’on remette en priorité ce concept défendu jadis par Robert Bourassa, la souveraineté culturelle, un thème qui pourrait rallier tous les partis d’opposition : « Il faut réclamer tous les pouvoirs sur la langue, la culture et les communications. Il faut mener cette bataille-là, et la gagner. »

Mais encore faudra-t-il que le Québec, si jamais il remportait cette bataille (c’est un très gros « si ») ait plus de courage qu’Ottawa, face aux nouveaux maîtres du monde.