Zemmour : Coudonc, ont-ils assisté au même meeting ?

2022/03/29 | Par L’aut’journal

Le 27 avril, le candidat à la présidence française Éric Zemmour tenait un grand meeting au Trocadéro à Paris. À lire les différents reportages, on se croirait revenu à l’époque du duplessisme où les reportages sur les assemblées politiques du Montréal-Matin et de La Presse étaient si différents qu’il était loisible de se demander si les journalistes des deux médias avaient assisté au même meeting. Bien entendu, les reportages prenaient la coloration des médias et des journalistes. Montréal-Matin était la propriété de l’Union nationale et La Presse était pro-libérale.

C’est une impression semblable qui se dégage à la lecture du reportage de Christian Rioux du Devoir et de Franck Johannès et Ivanne Trippenbach du journal français Le Monde.

À vous d’apprécier.

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Zemmour joue son va-tout au Trocadéro
Christian Rioux
Correspondant du Devoir à Paris, 28 mars 2022

« Ma sœur a voté pour la socialiste Ségolène Royal en 2012. C’est une artiste. Elle s’est fait agresser dans la rue. Elle a rencontré la réalité. Cette année, elle vote Zemmour. »

Professeur d’informatique, Romain est venu en famille avec son épouse et son fils handicapé soutenir son candidat à l’occasion de sa dernière grande assemblée, place du Trocadéro, à Paris. « C’est le seul qui ose dire la vérité, la vérité toute crue », nous confiera-t-il, comme la douzaine de partisans rencontrés par cette belle après-midi d’été sur cette esplanade mythique, qui fait face à la tour Eiffel.

À deux semaines du premier tour, l’ancien journaliste candidat de l’extrême droite jouait cette fin de semaine son va-tout. En berne dans les sondages après un départ fulgurant qui lui permettait de rêver au second tour, le voilà autour de 11 %, derrière Jean-Luc Mélenchon, candidat de la gauche radicale (LFI), et presque à égalité avec la représentante de la droite classique, Valérie Pécresse (LR).

C’est pourquoi le candidat a tout misé sur une démonstration de force dans ce lieu symbolique qui a vu défiler Nicolas Sarkozy en 2012 et François Fillon en 2017. Ces deux candidats n’avaient pas remporté l’élection, mais ils avaient vu leur cote remonter sensiblement après cette assemblée.

Pour l’instant, le pari semble tenu avec certainement plus de 60 000 personnes, et peut-être même 100 000, s’il faut en croire le candidat qui revendique « la plus grande démonstration de force de cette campagne ». Contrairement aux assemblées de la droite classique, Zemmour attire un public souvent très jeune. Comme Louise, une étudiante qui votera pour la première fois dans deux semaines. « C’est le seul candidat qui défend les valeurs françaises, dit-elle. Notre patrimoine, nos traditions, notre littérature et même le cochon et le vin ! »

Entre une campagne qui semble aujourd’hui figée par la guerre en Ukraine et un président qui cherche à l’enjamber, Éric Zemmour a peut-être gagné le prix des plus fortes mobilisations. Mais, cela suffira-t-il ?

Le candidat en doute probablement lui-même, puisque au Trocadéro, il a ouvertement lancé un appel à le rejoindre, interpellant nommément des élus de droite proches de ses positions comme Nadine Morano (LR), François-Xavier Bellamy (LR), Éric Ciotti (LR) et Jordan Bardella (RN).

« J’aurai besoin de tout le monde. J’aurai besoin de toutes les familles de la droite et de tous les patriotes », a lancé celui qui dit être « le seul candidat de droite de cette élection ». Selon lui, Valérie Pécresse serait en effet une « centriste », Marine Le Pen une « socialiste en économie ». Quant à Macron, ajoute-t-il, « il ne sait toujours pas de quel bord il est ».

Le candidat, fils de Berbères nés en Algérie, a profité de ce dernier grand rassemblement pour s’adresser directement aux Français « de confession musulmane ». « Je connais l’islam mieux qu’aucun de mes concurrents », dit-il, avant d’affirmer qu’« il y a un problème de l’expansion musulmane en France. » Celui qui dit respecter « toutes les religions et tous les croyants » propose aux musulmans « d’embrasser la culture française, une langue, notre histoire, nos mœurs. Beaucoup de compatriotes musulmans ont déjà fait le choix de l’assimilation et ceux-là sont nos frères ».

Et le candidat de conclure que « ce n’est pas à la France de s’adapter à votre culture, mais à vous de faire vôtre la culture française. […] Les Français sont généreux, ils veulent seulement qu’on les respecte. »

Évoquant « l’angoisse de se sentir étranger dans son propre pays », Éric Zemmour s’est ensuite livré à un vibrant éloge de la France, « ce pays qui a permis au petit-fils de Berbères que je suis d’être sur la plus belle place du monde ». Visiblement ému, il a cité l’écrivain russe Romain Gary qui disait « je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines ».
 

« Une idée du modèle français »

Les observateurs de cette étrange campagne estiment que cette assemblée pourrait jouer un rôle crucial dans la campagne d’Éric Zemmour. « Alors qu’avec la remontée de Marine Le Pen, il sait qu’il n’a plus guère d’électeurs à espérer du RN, Zemmour veut profiter de la faiblesse de la candidate LR [Valérie Pécresse] […] pour tenter de siphonner une dernière fois son électorat conservateur », écrit l’éditorialiste Guillaume Tabard dans Le Figaro.

Cette semaine, le candidat d’extrême droite avait soulevé la polémique en proposant la création d’un ministère de la « Remigration ». Au-delà du terme, il souhaite renvoyer dans leurs pays les centaines de milliers d’immigrants irréguliers qui demeurent en France, ceux qui sont fichés « S » par les services de sécurité (et donc jugés dangereux) ainsi que les criminels condamnés qui ont la double nationalité. Malgré le tollé des médias, un sondage de l’IFOP a révélé que 63 % des Français ne se disent pas choqués par ce terme ; 66 % se déclarent même en faveur de cette « remigration ».

Quel sera l’effet de ce grand rassemblement du Trocadéro ? Selon le directeur général de l’IFOP, Frédéric Dabi, ces assemblées « peuvent redonner de la vigueur, comme Le Bourget [pour François Hollande] en 2012, ou au contraire renverser la dynamique, comme après le meeting raté de Valérie Pécresse au Zénith de Paris ». Les partisans d’Éric Zemmour veulent évidemment croire que cela relancera la campagne de leur candidat.

« Je pense que ce sera difficile pour Zemmour d’accéder au deuxième tour, dit Malik, un Martiniquais de 44 ans. Mais je voulais le remercier d’avoir essayé de sauver une certaine idée du modèle français. Celui que j’ai connu grâce notamment à l’école française. »

On saura dans deux semaines si le Trocadéro lui aura porté bonheur.

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Zemmour ou la stratégie d’union des droites
Franck Johannès et Ivanne Trippenbach, du journal français Le Monde

Sous un soleil écrasant, Eric Zemmour est parvenu à remplir la place du Trocadéro, lui qui ambitionnait de faire de son gigantesque meeting au pied de la tour Eiffel « la plus grande démonstration de force de cette campagne ». « Vous êtes 100 000 ! 100 000 Français qui ne reculent devant rien », a-t-il claironné, dimanche 27 mars.

Qu’importe que son directeur des événements, Olivier Ubéda, ait raillé une semaine plus tôt les candidats enclins à « pipeauter sur les chiffres » – manière de réfuter les 100 000 participants revendiqués au Trocadéro par Nicolas Sarkozy en mai 2012, ou les 200 000 affichés par François Fillon en mars 2017. « Question de mètres carrés », avait justifié Ubéda. Eric Zemmour a réuni plusieurs dizaines de milliers de sympathisants : une foule exaltée se revendiquant de droite, et de tous âges, poussettes incluses, transformée en marée de drapeaux tricolores.

Deux mots ont cependant jeté une ombre inquiétante sur ce rassemblement : « Macron, assassin ! » Tout au long de l’après-midi, la foule avait repris en rythme des slogans vindicatifs : « Macron, enculé ! », « On l’emmerde ! », « Dans l’avion ! », « Dehors, les Arabes ! », « La France aux Français »…

Des clips de parents de personnes tuées par des hommes au nom à consonance étrangère ont été diffusés sur les écrans géants. Puis, à 16 h 40, Eric Zemmour cite les meurtres de Sarah Halimi et de Mireille Knoll, et évoque les agressions par des « racailles » : « Vous pensez que c’est vous qui devez avoir honte. Mais non, c’est l’Etat qui devrait avoir honte ! Je suis là pour lutter contre la fatalité ! » Soudain, la foule reprend en chœur : « Macron, assassin ! » Eric Zemmour s’arrête, douze longues secondes, le temps de laisser le slogan résonner dix fois. Puis il reprend le fil de son discours.

Très vite, de nombreux responsables politiques – la candidate du parti Les Républicains (LR), Valérie Pécresse, le président du groupe LR à l’Assemblée nationale, Damien Abad, son homologue pour La République en marche (LRM), Christophe Castaner, ou encore le président (LRM) de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand – ont dénoncé tantôt « un délire », tantôt « une honte pour la démocratie et la République ». L’équipe de campagne du candidat d’extrême droite a fini par dire à la presse qu’Eric Zemmour « ne l’avait pas entendu et qu’il ne reprendrait pas l’expression à son compte », avant de préciser qu’il la condamnait.

Un embarras plus diffus a plané sur le Trocadéro. Le candidat de Reconquête ! a galvanisé son public et, au-delà, la masse de ceux qui le suivent sur les réseaux sociaux : « Rien ni personne ne nous empêchera d’écrire le destin de notre pays ! Rien ni personne ne nous volera cette élection ! » Il a revendiqué « un sondage grandeur nature, un avant-goût de la surprise à venir », et insisté sur l’utilité des deux dernières semaines de mobilisation. « Le temps presse, a-t-il répété, il est minuit moins le quart. »

Mais Eric Zemmour, loin derrière Marine Le Pen dans les sondages, a compris qu’il ne figurerait sans doute pas au second tour. Il a clamé devant ses supporteurs qu’il offrait un « vote vital », reprenant une formule de Jean-Marie Le Pen, plutôt qu’un « vote utile ». « J’ai passé ma vie à dire la vérité et à en payer le prix, a-t-il développé.Nous sommes le vote de la vérité. La vérité difficile à dire, la vérité difficile à entendre, la vérité difficile à admettre, mais la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. » Il s’est gardé, cette fois, de verbaliser le cœur de son projet, du « grand remplacement » à la « remigration ».
 

Un moment de gêne

Il a plutôt promis de « laver les affronts de la droite » en ce lieu symbolique, marqué par les foules rassemblées par Nicolas Sarkozy et François Fillon. Et poursuivi son rêve d’« union des droites », qui arrimerait la droite à l’extrême droite. Il a demandé à ses partisans d’applaudir Eric Ciotti, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez, Nadine Morano et Jordan Bardella. « On est la droite ! », a chanté son public en agitant des drapeaux, dont de nombreux électeurs étaient présents, il y a cinq ans, en soutien à François Fillon. Le candidat nationaliste, bien que condamné à trois reprises pour incitation à la haine raciale, a voulu s’inscrire dans la lignée des« seuls héritiers d’une droite qui aime la France, le peuple, le travail, l’ordre et l’identité » : « Oui, je suis le seul candidat de droite de cette élection ! »

Valérie Pécresse ? « Une centriste. » Marine Le Pen ? « Une socialiste en économie. » Et le chef de l’Etat ? « Il ne sait toujours pas de quel bord il est. » Le candidat d’extrême droite n’a pas hésité à convoquer le général de Gaulle de 1944 et les héros de la Résistance, et comparé ses militants aux « premiers résistants qui arrivent à Londres ».Moment de gêne, après ses anciens plaidoyers pour Philippe Pétain, lorsqu’il lit un passage de la lettre d’adieu de Lucien Legros, lycéen fusillé en 1943, à ses parents et dont il s’approprie l’amour du pays : « Je meurs pour la France, donc je ne regrette rien. »

Zemmour semble, en fait, vouloir devancer Pécresse au premier tour pour préparer l’après-2022, plutôt qu’affronter Macron au second. Un serment, d’ailleurs, en a remplacé un autre. Le 5 décembre 2021, il avait formulé son « serment de Villepinte », la ville de Seine-Saint-Denis où il avait tenu son premier meeting : gagner et appliquer son projet, coûte que coûte. « Nous promettons et nous tiendrons. Nous nous engagerons et nous ferons ! » Dimanche, il a préféré évoquer une bataille au-delà du scrutin présidentiel : « Faisons ensemble un serment, mes chers amis, que nous nous battrons ensemble pour les quatorze prochains jours, comme pour les cinq prochaines années et pour le restant de nos jours. »

Le candidat n’a rappelé aucune proposition, en dehors de la promesse de « baisser les impôts comme jamais ». Il s’est adressé directement aux musulmans, « car les journalistes et les politiciens vous désinforment et vous mentent ». « Rien ne vous empêche d’être de vrais Français et de vivre votre religion dans le respect des lois et dans la discrétion », a affirmé celui qui a toujours dit qu’islam et islamisme, « c’est la même chose ». 

Il a enchaîné sur les banlieues pour dire que « la gauche (…) se fiche que des cités entières soient devenues des enclaves étrangères, elle vous veut seulement loin de ses beaux quartiers ». « Collabos ! », crie la foule.

Si Eric Zemmour cherche à séduire l’électorat LR, ses dix-huit lieutenants ont défilé à la tribune avec la claire volonté d’enfoncer le clou sur les thèmes les plus radicaux. « On vous a expliqué que le peuple de souche n’existe pas », a harangué le polémiste Jean Messiha, en soulevant des « Ben voyons » et des « On est chez nous ». L’eurodéputé Gilbert Collard s’est attaqué aux « sondages truqués ». 
 

« Vive le roi »

Le député de Loir-et-Cher Guillaume Peltier a caressé le « peuple caché » et comparé Zemmour à Bonaparte descendant de sa monture. Les deux transfuges du Rassemblement national (RN) – le sénateur des Bouches-du-Rhône Stéphane Ravier et l’eurodéputé Nicolas Bay – ont, eux, insisté sur la « remigration », concept identitaire qui vise, à l’origine, au « retour » dans leurs pays d’origine des immigrés d’Afrique, mais que Zemmour emploie pour parler de l’expulsion des étrangers clandestins, délinquants ou « fichés S ».

Laurence Trochu, présidente du Mouvement conservateur, l’ex-Sens commun, a accablé les « progressistes qui ont déconstruit la famille » et un « féminisme qui émascule les hommes et travestit les femmes ». Philippe de Villiers a brodé sur le « grand remplacement » et revendiqué le « droit de ne pas mettre le genou à terre devant les néoracistes de la cancel culture ». Enfin, Marion Maréchal, très applaudie, a critiqué les « manœuvres » des sondages et s’est alarmée : « Combien de temps avant que la France devienne une France africaine ? Avant que l’islam ne soit majoritaire ? » « Jeanne, au secours ! » et « Vive le roi », ont crié les premiers rangs, composés de jeunes hommes au crâne rasé.