La révolution agroécologique

2022/04/05 | Par Alain Olivier

L’auteur est professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, titulaire de la Chaire en développement international, et membre du Regroupement Des Universitaires

DES UNIVERSITAIRES / Une des opinions les plus largement répandues en ce qui a trait à nos pratiques agricoles est que nous faisons face à un terrible dilemme : afin de nourrir tout le monde, nous n’avons pas d’autre choix que de recourir à des engrais chimiques, à des pesticides, à de la machinerie lourde, en pratiquant une monoculture industrielle sur des terres dont tous les arbres ont été arrachés. Autrement dit, il faut sacrifier la vie des abeilles, la pureté de l’eau, la santé humaine et la qualité de vie en milieu rural. Si, au contraire, nous voulons préserver la biodiversité, atténuer les changements climatiques, rémunérer correctement ceux et celles qui nous nourrissent, cela signifierait que nous acceptons de sacrifier la vie de centaines de millions de nos concitoyens. Or, c’est un faux dilemme.
 

L’agroécologie

Il existe des pratiques agricoles qui permettent de nous nourrir sans avoir besoin, pour ce faire, de détruire la planète. Ce sont celles de l’agroécologie, c’est-à-dire des pratiques qui privilégient la rencontre de l’agriculture et de l’écologie, dans une perspective de soutenabilité de la production alimentaire, sans occulter divers enjeux sociaux, y compris celui du droit à l’alimentation.
 

Des critiques non fondées

L’une des principales critiques adressées à l’agroécologie n’en demeure pas moins sa prétendue incapacité à pouvoir nourrir une population considérable et sans cesse croissante d’êtres humains. Il s’agit évidemment d’une crainte légitime qui mérite d’être étudiée de façon extrêmement attentive. Il ne faudrait pas sacrifier la vie de centaines de millions de personnes par simple choix idéologique. Or, l’acharnement à perpétuer les pratiques destructives de l’agriculture industrielle ressemble de plus en plus à cette idéologie et à cette absence de réalisme qui seraient, selon elle, caractéristiques de l’agroécologie. Si on a cru un temps qu’un progrès technique, allant de pair avec une industrie agricole toute puissante, réglerait définitivement le problème de la faim sur la planète, il faut bien se rendre à l’évidence aujourd’hui que cela n’est pas le cas. Non seulement l’insécurité alimentaire et nutritionnelle sévit-elle toujours – environ 800 millions de personnes ne mangent pas à leur faim, sans compter toutes celles qui souffrent de diverses carences nutritionnelles –, mais on détruit, à un rythme inégalé dans l’histoire de la planète, ses ressources et sa biodiversité, si bien que la capacité des générations qui nous suivront à se nourrir convenablement paraît aujourd’hui menacée.

Or, l’agroécologie ne tourne pas le dos au problème de la faim et à celui de la destruction de la biosphère, mais s’y attaque de front. Elle le fait en se fondant sur des connaissances scientifiques très actuelles, des pratiques agricoles séculaires et une revalorisation du rôle de ceux et celles qui nous nourrissent, plutôt qu’en misant sur une artificialisation de la production agricole et de l’environnement dans lequel elle s’inscrit, ainsi que sur un système alimentaire gouverné principalement par des intérêts financiers, au détriment d’autres considérations jugées non pragmatiques.
 

Des données qui ne mentent pas

La perception selon laquelle les pratiques de l’agriculture industrielle auraient une productivité bien supérieure à celle des pratiques agroécologiques reste encore solidement implantée. Elle commence néanmoins à être sérieusement ébranlée au fur et à mesure que s’accumulent les données issues d’expériences agroécologiques de plus en plus diversifiées. Certes, certaines entreprises agricoles industrielles réussissent à obtenir des rendements qui forcent l’admiration. Mais on oublie tout ce qu’il faut pour obtenir de tels rendements. La productivité qu’on observe dans ces entreprises n’est donc élevée qu’en apparence. Elle ne tient pas compte de la quantité d’énergie et d’eau utilisée, de tout le sol perdu par l’érosion, de l’azote et du phosphore qui s’accumulent dans les cours d’eau, des pesticides qui affectent la santé humaine, des insectes et des oiseaux qui disparaissent, de la déforestation, des changements climatiques, de la dégradation de la qualité de vie en territoire rural. Or, tout cela a un coût, du traitement de l’eau aux soins médicaux résultant des problèmes de santé occasionnés par une mauvaise alimentation, en passant par la gestion des catastrophes humanitaires provoquées par les changements climatiques. Pire encore : certains dommages sont irréversibles ou difficilement réversibles. On ne recrée pas des sols si facilement.
 

L’alimentation humaine

À trop mettre l’accent sur un rendement élevé à l’hectare, on en vient d’ailleurs à oublier à quoi sert ce qu’on produit. Selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, à peine un peu plus de 42 % des céréales utilisées dans le monde en 2017-2018 l’ont été pour l’alimentation humaine. Le reste était destiné à l’alimentation animale – un peu moins de 36 % – et à d’autres usages, notamment industriels, parmi lesquels on peut compter la fabrication d’éthanol – près de 22 %. En fait, que l’on tienne compte de ce qu’elle produit ou de ce qu’elle consomme, la productivité de l’agriculture industrielle en matière d’alimentation humaine apparaît bien faible.

Les ratés de l’agriculture industrielle sont d’autant plus désolants que ce n’est pas elle qui nourrit la majorité des gens de la planète, mais bien les paysans et les paysannes, les fermiers et les fermières de famille, et souvent les plus pauvres parmi eux.

La meilleure façon d’augmenter la production alimentaire sur la planète ne réside donc pas nécessairement dans une course en avant pour accroître encore davantage celle qui est issue de l’agriculture industrielle, qui a non seulement des impacts dévastateurs sur les plans écologique et social, mais est également confrontée à des rendements qui plafonnent, quand ils ne commencent pas tout simplement à décroître. Elle pourrait bien venir de l’adoption, par les paysans et les paysannes les plus démunis, de pratiques agroécologiques qui leur permettraient non seulement d’accroître, de façon soutenable, leur production, mais qui auraient aussi un impact direct sur leur sécurité alimentaire et nutritionnelle.
 

Se rendre à l’évidence

Cela ne signifie pas pour autant que l’agroécologie n’a pas sa place dans les pays les plus riches. Les externalités sociales et environnementales négatives de l’agriculture industrielle y sont, à plusieurs égards, dramatiques. Les pratiques actuelles de l’agriculture industrielle, en effet, ne sont tout simplement pas soutenables. Ce seul constat devrait non seulement nous ébranler, mais nous pousser à changer radicalement nos façons de faire, à moins de ne pas nous soucier le moins du monde de la capacité de la planète à nourrir les générations suivantes d’êtres humains – c’est-à-dire nos enfants et les enfants de nos enfants.

Que fera-t-on quand on aura épuisé tous nos sols et que la biodiversité qui est à la source de notre vie même sera en grande partie éteinte ? Il faut se rendre à l’évidence : nous devons changer nos façons de faire. En matière de production agricole comme dans bien des domaines de l’activité humaine, il y a d’autres manières d’agir que celles qu’on a apprises.

Questions ou commentaires?
 

Alain Olivier vient de publier aux Éditions Écosociété un livre intitulé La révolution agroécologique : nourrir tous les humains sans détruire la planète.