Le cégep anglophone, un accélérateur à l’anglicisation

2022/04/07 | Par Roch Tremblay

L'auteur est un ex-Directeur général du collège Ahuntsic
 

Le Québec est beaucoup plus respectueux et généreux envers sa communauté anglophone que le sont les autres provinces envers leur communauté francophone. En effet, alors que la communauté anglophone du Québec compte pour 8,1% de la population québécoise, elle est surreprésentée dans nos écoles, cégeps et universités. Au niveau primaire-secondaire, 10,3% des élèves poursuivent des études dans des institutions anglophones ; au collégial ce pourcentage est de 17,5 % et à l’université il est de 32,3 %.

Puisqu’il s’agit d’institutions publiques financées par l’État sur la base du nombre d’élèves ou d’étudiants, il faut donc en conclure que le Québec surfinance le réseau scolaire anglophone au détriment du réseau francophone. Pour les cégeps anglophones, ce surfinancement est équivalent au double de celui auquel ils auraient droit si leur financement était établi en proportion du poids démographique de la communauté anglophone ; pour les universités anglophones, ce surfinancement est quatre fois plus grand que celui auquel leur donne droit la population qu’elles desservent.

La loi 101 s’appliquant aux niveaux primaire et secondaire, l’accès à l’école est réglementé en fonction des dispositions de celle-ci. Mais quand vient le temps de choisir la langue d’enseignement au niveau collégial, c’est la « sacro-sainte » règle du libre choix de l’étudiant qui s’applique. Ainsi, dans les cégeps anglophones, seulement 41% des étudiants sont de souche anglophone alors que 20% sont de souche francophone et 39% de souche allophone.

De plus, puisque les cégeps anglophones attirent plus de candidats que leur capacité d’accueil, que ceux-ci sont parmi les meilleurs et que le critère de sélection à l’admission est la moyenne générale des études secondaires, les cégeps anglophones ont un meilleur taux de réussite que les cégeps francophones. Cependant, la contrepartie de cette pratique élitiste est que les candidats anglophones ayant de moins bons résultats scolaires que les candidats francophones et allophones se voient refuser l’accès aux études supérieures dans des établissements qui, à l’origine, ont été spécifiquement créés pour répondre aux besoins de la communauté anglophone.

La population scolaire des cégeps anglophones inscrite dans des programmes préuniversitaires est composée à 59% d’étudiants francophones et allophones. Il sera normal pour eux de poursuivre leurs études universitaires dans un établissement anglophone et de s’intégrer plus tard dans un secteur du marché du travail où l’usage de la langue anglaise est privilégié. En permettant aux cégeps anglophones d’admettre plus du double d’étudiants qu’ils en acceptent provenant de leur propre communauté linguistique, on fait d’eux des accélérateurs de l’anglicisation.

Ici, il est important de faire la distinction entre anglicisation et « bilinguisation » français-anglais. Que ce soit dans les autres provinces canadiennes, aux États-Unis et dans la plupart des pays du monde, l’anglais est soit la langue maternelle ou la langue seconde. Ainsi, pour les Québécois, la maîtrise de l’anglais est presque indispensable en matière d’économie et d’emploi, notamment dans les secteurs du commerce, de la finance, des télécommunications, du tourisme, de la haute technologie, de la recherche, etc. Prenant acte de cette réalité, l’État a introduit dans le cursus scolaire du primaire au cégep des cours d’anglais obligatoires.

Ainsi, selon Statistique Canada, le taux de bilinguisme français-anglais chez les jeunes Québécois de 5 à 17 ans était de 28,3% en 2006 et, pour la même cohorte qui avait de 15 à 17 ans en 2016, il est alors passé à 66%. Sur l’ile de Montréal ce taux était même supérieur à 80%. En conséquence, est-il donc nécessaire pour les jeunes francophones et allophones d’aller dans un cégep anglophone pour apprendre une langue qu’ils maitrisent déjà ? Avec un tel niveau de bilinguisme chez ces jeunes à la sortie du secondaire, on peut dire que l’apprentissage de la langue anglaise à l’école est une réussite et qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre des études dans un cégep anglophone pour apprendre l’anglais, d’autant plus que dans le cursus scolaire du cégep francophone l’anglais est une matière obligatoire.

Par ailleurs, il faut bien noter la différence entre bilinguisme individuel et bilinguisme institutionnel. Si le bilinguisme (et encore plus le multilinguisme) individuel constitue pour les individus un réel enrichissement, le bilinguisme institutionnel au Québec – c’est-à-dire un État formellement bilingue anglais-français mène fatalement à la négation du français comme langue commune et officielle de la province et le fait glisser sur une pente qui mène jusqu’à l’assimilation.

Le bilinguisme étant un acquis après la cinquième secondaire, il y a donc lieu de cesser de faire des cégeps anglophones des vecteurs de l’anglicisation du Québec. C’est pourtant ce que continue de faire le récent projet gouvernemental de réforme de la Charte de la langue française. Il maintient en effet à 30 834 étudiants temps plein les devis pédagogiques de l’ensemble des cégeps anglophones alors qu’il aurait plutôt lieu de leur appliquer les prescriptions de la loi 101 sur la langue d’enseignement.

Devant le refus d’agir, il faut rappeler les sévères constats de l'important regroupement de professeurs de cégeps qui ont récemment sonné l'alarme sur l'état pitoyable du français chez leurs étudiants. Ces professeurs, présents sur le terrain et témoins privilégiés des pratiques langagières, sont, et de loin, les plus crédibles pour juger de cet état de fait. De plus, faudrait-il fermer les yeux sur l'évolution de la place de la langue française sur ce vaste territoire qu'on appelle le Canada depuis ses origines coloniales ?

Sous le régime français, si on ne prend en compte que les colons débarquant dans ce "nouveau monde", le français était la langue de la presque totalité de la population. Après la conquête du territoire par les anglais, le pourcentage de locuteurs francophones a rapidement baissé à près de 50%. Puis, au fil des décennies et des lois prohibant l'usage du français dans certaines parties du Canada, la pratique du français s'est surtout concentrée au Québec. Cette population francophone est graduellement devenue minoritaire au Canada. En 1971 le Québec comptait pour 27.9% de la population canadienne et, cinquante ans plus tard, ce taux passait à 22.6%. Selon les extrapolations des spécialistes de Statistique Canada, ce taux pourrait descendre à environ 16% dans les décennies à venir. Ceux qui ont conscience de ces données et n’en tirent pas les conséquences sont soit dans l’aveuglement volontaire, soit carrément de mauvaise foi.