Des femmes et un théâtre national pour non-pays obstiné

2022/04/12 | Par Olivier Dumas

Si Trudeau a pourfendu son héritage paternel, qu’en est-il du legs des femmes dans l’histoire collective du Québec? Heureusement, Le Pari québécois ne passe pas sous silence leur rôle fondamental dans la construction de notre société. L’ouvrage tombe à point pour remettre en lumière les avancées progressistes des femmes québécoises, qui se retrouvent souvent méconnues (et même marginalisées) de nos jours par les plus jeunes.

Déjà en 1979, Jean-Claude Germain affirmait dans la revue de théâtre Jeu que « les femmes représentent la force du changement ». Dans le chapitre intitulé «À quand un je me souviens au féminin?», Le Pari québécois rappelle que certaines ont vécu injustement la non-reconnaissance face à leurs époux, même les plus « progressistes ». Par exemple, Sophie Tolstoï, la conjointe du romancier d’Anna Karénine n’a jamais reçu les droits d’auteurs (légués plutôt aux pauvres) alors qu’elle « tirait des phrases, des paragraphes et des chapitres » des brouillons de son illustre mari Léon.   

Le long combat pour les droits des femmes ne ressemble pas à une marche de pain et de roses, (référence au slogan de la grève des travailleuses du textile au Massachusetts en 1912). Dès cette époque, les suffragettes n’hésitent pas à prendre leur place et réclamer le droit de vote. Après la Première Guerre mondiale, s’impose au Québec Thérèse Casgrain, première femme élue chef de parti politique au fédéral (Parti social démocratique du Canada) et une bourgeoise « provocatrice » selon un chroniqueur du Devoir en raison de ses réparties audacieuses. Des décennies plus tard, l’élection de la première femme à l’Assemble nationale du Québec, Claire Kirkland-Casgrain (lors d’une partielle !) permet la fin de l’incapacité juridique de la femme mariée (loi 16). Parallèlement aux luttes réformistes, des groupes plus radicaux comme le Front de libération des femmes du Québec (FLF) brassent la cage pour établir une solidarité et sororité pour les femmes.    

L’ouvrage nous montre l’évolution de l’héritage des Jésuites à l’arrivée des Cégeps en 1967. L’année suivante au Théâtre d’Aujourd’hui, Jean-Claude Germain assiste à la lecture publique du texte Les Belles-Sœurs, de Michel Tremblay. Rien de moins pour lui que l’acte de naissance d’une véritable dramaturgie québécoise ! Ce « théâtre de libération », avec une véritable langue populaire, s’avère d’une justesse implacable, loin du vérisme régionaliste d’avant la Révolution tranquille.

L’auteur constate dans les premières tentatives théâtrales la dichotomie entre les sujets et le style littéraire calqué sur la France et l’idéologie des autorités religieuses. Le genre de la revue, avec son mélange de parodies sur l’actualité, de danse et de langue populaire, constitue un tournant par la rencontre entre les publics populaires et élitistes.

En 1937, Gratien Gélinas crée à la radio son célèbre Fridolin, « gavroche en culottes courtes », avant de le transposer sur la scène du Monument-National dans les revues Les Fridolinades qui connaitront un immense succès pendant près de dix ans, entre 1938 et 1946. En 1948, il « franchit le Rubicon qui séparait la revue du théâtre avec sa pièce Tit-Coq », mais sans transgresser certaines barrières.

Dans son essai, Jean-Claude Germain rappelle brillamment que de nombreuses troupes (L’Égrégore, Les Saltimbanques), parfois à l’existence éphémère, s’adonnaient presque exclusivement au répertoire étranger, tandis que les compagnies reconnues recherchent les succès « éprouvés ».

L’écrivain-dramaturge, qui a signé deux préfaces aux Belles-Sœurs, constate avec perspicacité, que si Michel Tremblay n’a pas créé la dramaturgie québécoise, il lui aurait toutefois donné la permission « d’exister ». Cette influence se répercute également dans l’humour, avec Les Cyniques ou Yvon Deschamps. Plus frileuse, la télévision attendra la décennie 1980 pour se dégager « du bon français de Radio-Canada » avec Le Temps d’une paix (1980-1986).

Comme pour L’Osstidcho (dont les annonceurs de Radio-Canada n’osaient dire le titre en ondes) la même année que Les Belles-Sœurs, il y a bel et bien un avant et un après. Devant une démonstration aussi éloquente, j’aurais par contre apprécié que Germain évoque son rôle important avec ses propres créations (dont Si Aurore m’était contée deux fois, qui démantibulait nos traditions politico-religieuses, et La Mise à mort d’la miss des miss, présentée en pleine crise d’octobre en 1970).

Le chapitre sur l’humour au féminin souligne avec un sens aiguisé notre évolution culturelle. Dès 1682, un procès couru par une foule montréalaise autour d’un mari cocu ne ressemble-t-il pas à un sketch loufoque des années 1930 au Théâtre National de Rose Ouellette, dite La Poune ? Si celle-ci ne se réclame pas directement du féminisme militant, le « vent d’insoumission » qu’elle propose sur les planches brise les stéréotypes du burlesque masculin avec ces « filles blondes bêtes et nunuches ».

Selon Germain, l’une des singularités du rire québécois se répercute par les duos comiques typiquement féminins, « inexistants » ailleurs dans l’univers scénique nord-américain. Au tandem Rose Ouellette-Juliette Pétrie, se succéderont les deux Juliette (Huot et Béliveau), Denise Filiatrault et une Dominique Michel (Dodo) « qui assume la continuité comique de La Poune et de La Béliveau, aussi ratoureuse que la première et possédant le sens aigu et le charme désarmant de la seconde ».

Par rapport à de telles pionnières, le milieu théâtral verra ses premières expériences uniquement féminines, selon mes recherches, grâce à deux créations collectives de 1974 du Grand Cirque Ordinaire (Un prince, mon jour viendra) et du Théâtre des Cuisines (Nous aurons les enfants que nous voulons1). Le 6 novembre de la même année au Théâtre d’Aujourd’hui, Jean-Claude Germain concocte avec Nicole Leblanc et le pianiste-compositeur Gaston Brisson probablement le premier one-woman show avec la comédie-bouffe Les Hauts et les bas dla vie d’une diva : Sarah Ménard par eux-mêmes. Dans le quotidien The Gazette, la traductrice-journaliste Linda Gaboriau écrit que Germain « a écrit un rôle que chaque actrice, et peut-être chaque femme, rêve de jouer2 (traduction libre) ».

Parmi les plus brillantes pages du Pari québécois, mentionnons celles sur une femme à l’humour «dépareillé» : Clémence DesRochers qui a réfléchi intelligemment sur la condition féminine et contribué à son évolution avec une poésie du quotidien et des chansons mémorables (La Ville depuis). Remercions l’auteur de rappeler à notre mémoire collective des créatrices qui méritent une reconnaissance plus significative comme l’écrivaine-parolière Jacqueline Barrette (Le bol de toilette, Ça-dit-qu'essa-à-dire3) et l’audacieuse troupe féministe Les Folles Alliées (Mademoiselle Autobody).

Jean-Claude Germain lance « qu’un pays prend connaissance de son existence quand il atteint l’âge de sa liberté ». D’où le plaisir contagieux de se replonger dans une parole aussi bouillonnante que nécessaire.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/563/nous-aurons-les-enfants-que-nous-voulons#lire
https://theatredaujourdhui.qc.ca/diva
https://www.youtube.com/watch?v=nQLXxkDzbK0
 

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