Anatomie de la nouvelle ignorance

2022/05/27 | Par Nadia El-Mabrouk

« La lutte contre l’ignorance et l’obscurantisme était au cœur des combats menés par les Lumières. Il s’agissait de se libérer des superstitions et dogmes religieux pour aborder le monde de manière rationnelle et informée, et ainsi marcher vers la liberté et le progrès. » Qu’en est-il aujourd’hui?

Avec la scolarisation, et plus récemment le développement d’internet et l’accès facile à l’information et aux savoirs, on aurait pu s’attendre, si ce n’est à éradiquer l’ignorance, du moins à s’assurer que les citoyens possèdent les connaissances de base leur permettant de s’engager dans un débat démocratique éclairé. Pourtant, force est de constater que le refus de la science au point de remettre en question le fait que la terre soit ronde, la théorie de l’évolution, le réchauffement climatique, au point de préférer s’en remettre à une protection divine plutôt que de se faire vacciner, continue d’être une réalité, sans parler de l’émergence des théories du complot politique les plus farfelues comme celle affirmant qu’un réseau mondial de trafic sexuel d'enfants contrôlerait le parti démocrate américain.

D’où vient cette ignorance? La réponse la plus immédiate est celle des médias sociaux qui facilitent la diffusion de désinformations. Comme l’explique Harold Bérubé, à l’inverse des médias traditionnels pour lesquels trop de polarisation risquerait d’éloigner des lecteurs potentiels, générer moins de tirages, et ainsi perdre des revenus publicitaires précieux, les médias sociaux ont, quant à eux, tout à gagner de la polarisation. L’information qui est propagée n’a pas d’importance. Il s’agira de générer des milliers, voire des millions, de clics sur des pages truffées de publicités. Et pour ce faire, plus l’information est sensationnelle et soulève l’indignation, plus l’objectif de rentabilité a de chances d’être atteint.

Par ailleurs, la profusion d’informations n’est pas nécessairement gage de connaissance. Elle crée des lecteurs pressés, avides de passer d’une publication à l’autre, sans prendre le temps de lire ni d’analyser la nouvelle. À ce sujet, une remarque de la journaliste Hélène Buzzetti à propos de la candidature de Jean Charest à la chefferie du parti conservateur m’a fait sursauter. Selon elle, l’enquête Mâchurer sur le financement illégal du parti libéral du Québec ne lui nuirait pas dans le Canada anglais car l’affaire ne se prête pas à une explication en… 12 secondes!

Quant aux moyens technologiques de pointe, encore faut-il être en mesure de les comprendre et de savoir s’en servir. En général, plus les moyens technologiques se complexifient, plus les humains doivent s’en remettre à des experts, et plus ils sont dépossédés des connaissances de base leur permettant d’être autonomes. « Celui qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche – à moins d’être un physicien de métier » (Max Weber en 1919). De nos jours, cette ignorance technologique s’est doublée d’une ignorance numérique. Comme l’explique Raphaël Arteau McNeil, des personnes de métier qui hier encore étaient capables de réparer leur maison et leur voiture, se trouvent désormais démunies devant des autos devenues des assemblages de centaines d’ordinateurs montés sur quatre roues. « Ils savent comment mettre un mur à l’équerre mais ignorent comment Google termine leurs phrases pour orienter les recherches […] [Ils] se sentent devenir les jouets d’une puissance inconnue que leur colère peine à identifier. »
 

Idéologies religieuses et politiques

Mais la remise en question de connaissances scientifiques aussi fondamentales que la théorie de l’évolution ou que le fait que la terre tourne autour du soleil est plus fondamentale. Elle implique une méconnaissance profonde de ce qu’est la science. Une enquête menée par François Chapleau, professeur de biologie, auprès de ses étudiants de première année à l’Université d’Ottawa, révèle une tendance lourde qui consiste à ne pas faire la différence entre ce qui relève de la croyance et ce qui relève de la raison. « Notre religion a expliqué tout ce qui concerne l’évolution de la terre » fait partie des réponses recueillies.

Cette tendance à considérer le récit religieux ou mythologique aussi valable que le résultat de la science pour expliquer la nature est malheureusement favorisée par un courant de pensée postmoderne qui rejette les Lumières. Ce sont les prémisses mêmes de la science et son idéal d’objectivité qui sont remises en cause, cette fois par les scientifiques eux-mêmes, au prétexte d’être colonialistes, hégémoniques, patriarcales, ou offensants pour des minorités considérées intrinsèquement vulnérables.

À ce propos, s’il y a une dérive à souligner c’est bien celle liée à la question trans, que nous abordons, François Dugré et moi, dans ce dossier. Ainsi, force est de constater que de plus en plus de scientifiques et d’associations médicales contribuent à semer la confusion entre « sexe » et « genre » et à véhiculer l’idée que le sexe serait un « spectre ». Une telle déclaration revient pourtant à rejeter les fondements mêmes des sciences biologiques, et plus directement la nature même de la reproduction sexuée humaine. Comme nous le montrons dans notre texte, recherches orientées à des fins politiques et militantes, simplifications outrancières, détournements de sens, échantillonnages biaisés, omissions de variables de contrôle, conclusions écrites d’avance, sont légion dans la «science» du genre.
 

Dérives de la science

En fait, les manipulations de la science à des fins partisanes ne sont pas nouvelles au point où, comme l’explique Yves Gingras, leur étude porte un nom : l’«agnotologie, c’est-à-dire l’étude spécifique des multiples façons de conserver des zones d’ignorance pour ne pas remettre en question des pouvoirs institués». L’exemple classique est celui de l’industrie du tabac qui orientait les recherches vers d’autres causes possibles du cancer du poumon afin de détourner l’attention de la cause principale, la cigarette. Mais d’autres dérives plus récentes sont à l’œuvre, faisant intervenir des considérations dites «éthiques» de la recherche afin de déclarer caduques ou inappropriées certaines recherches qui ne sont pas conformes aux idéologies du jour.

Par ailleurs, un vocabulaire idéologique est promu dans le but de ne pas «offenser». Car, comme l’explique Dominique Lepage, « à beaucoup d’égards, nous vivons actuellement sous le règne de l’émotion ». Ainsi, pour ne pas offenser les personnes ne se reconnaissant pas dans leur sexe de naissance, on devra utiliser l’imposture langagière de « sexe assigné à la naissance » même si, avec une infime marge d’erreur, le médecin ne fait que constater le sexe du bébé naissant. Pour ne pas offenser les personnes noires, on devra éviter le mot « nègre », même dans un contexte historique ou littéraire, pour citer par exemple le livre de Pierre Vallières. « Comme si l’âme humaine se réduisait à une sorte d’appareil à interrupteurs: telle situation exige des excuses contrites, tel mot une indignation ostentatoire ». Si l'on ne peut réprimer l'émotion, on ne saurait par ailleurs « la séparer de la pensée critique ».
 

Du sentiment d’incompétence à la double ignorance

La science teintée d’idéologie contribue également à véhiculer l’ignorance en créant un fossé conceptuel avec la population, qui se retrouve démunie devant ces nouvelles normes langagières et de pensée. N’est-il pas curieux, par exemple, de voir si peu de résistance face à un vocabulaire qui vide de son sens le mot « mère », quitte à parler de « personne enceinte », le mot « femme », quitte à mettre en péril les droits des femmes basés sur le sexe, comme les sports féminins? C’est que, face à un tel changement conceptuel, monsieur et madame tout le monde ne se sentent plus compétents pour défendre ce que signifient pour eux des notions aussi banales que le féminin et le masculin. Sentant la soupe chaude, même une femme aussi cultivée que Ketanji Brown-Jackson, interrogée avant sa nomination à la Cour suprême des États-Unis, a prétendu ne pas savoir ce qu’était une femme puisqu’elle n’était pas biologiste!

On retrouve ce sentiment d’incompétence dans le Rapport de consultation du ministère de l’Éducation portant sur la révision du programme du cours d’Éthique et culture religieuse (ECR)1. Ainsi, une grande proportion d’enseignants, généralement du primaire, se sentent incompétents à enseigner des contenus sur les cultures religieuses, mais également des contenus sur l’éthique. À l’ignorance factuelle des coutumes et traditions religieuses se rajoute ainsi une entrave supplémentaire liée aux nouvelles contraintes idéologiques imposées, comme celle de reconnaissance de l’Autre. Dans ce bouillon relativiste, quelles valeurs communes devraient être véhiculées? Quels thèmes aborder sans heurter les sensibilités? Dans un souci de tolérance, l’injonction à «ne pas juger» est d’ailleurs souvent de mise. Or, développer le bon jugement et la pensée critique, n’est-ce pas la base d’un enseignement visant à préserver de l’ignorance?

Pourtant, comme le souligne Patrick Moreau, lorsqu’il s’agit de pointer la culture occidentale et de confirmer la doxa selon laquelle tous les Blancs du passé étaient injustes et racistes, on ne se prive pas de jugements simplistes, aussi moralisateurs qu’anachroniques. C’est ainsi que des statues d’Abraham Lincoln, de Winston Churchill ou d’autres hommes que les annales de l’histoire ont pourtant retenu comme des exemples de courage et de vertu, sont vandalisées, déboulonnées ou détruites en raison d’un événement qui, pris hors contexte, place la personne dans la catégorie des méchants. Il s’agit de la double ignorance : celle qui consiste à ignorer que l’on ignore. En effet, loin de se considérer ignorant de leur histoire, les déboulonneurs sont imprégnés d’un sentiment de supériorité morale les autorisant à juger les actions d’autrui, et de les placer avec certitude dans la catégorie du Bien ou du Mal.

Ainsi, au-delà de la « simple » ignorance, autrement dit celle de ne pas posséder les connaissances scientifiques, techniques ou de culture générale permettant de contrôler son destin, ce dossier de la revue Argument dévoile d’autres types d’ignorance, dont le retour à un conservatisme religieux qui prend le pas sur la raison, la double ignorance des idéologues qui, se croyant investis d’une mission de « justice sociale », piétinent l’héritage de leurs ancêtres, ou encore l’ignorance sciemment fabriquée par des scientifiques de pacotille qui, malheureusement, ternissent l’image de la science auprès de la population.

L’avenir nous dira les reculs que nous devrons encore vivre avant de renouer avec l’héritage des Lumières.