Ira-t-on jusqu’à la dernière goutte de sang ukrainien?

2022/06/10 | Par Michel Roche et Michel Seymour

Le premier est professeur de science politique (Université du Québec à Chicoutimi), le second est professeur retraité de philosophie (Université de Montréal)
 

Depuis quelque temps, les gestes et déclarations publiques de nos dirigeants démontrent de façon de plus en plus nette que l’inexcusable guerre menée par la Russie en Ukraine s’inscrit dans la perspective plus large d’un conflit OTAN-Russie. Du côté russe, il s’agit d’une évidence depuis longtemps : l’extension de l’OTAN fait partie des principales raisons évoquées. Mais en ce qui a trait à « notre camp », cette franchise constitue une nouveauté. Un nombre croissant d’analystes parle d’une guerre par procuration. Où, comme nous l’avons entendu ailleurs, les États-Unis (et leurs proches alliés) semblent vouloir se battre contre la Russie jusqu’à la dernière goutte de sang ukrainien.
 

L‘escalade guerrière

L’escalade était déjà perceptible avec les paroles enflammées de Joe Biden au sujet de Poutine le « dictateur meurtrier », le « pire voyou », et l’affirmation que « cet homme ne doit pas rester au pouvoir ». On ferme ainsi la porte à toute perspective éventuelle de négocier une nouvelle architecture de sécurité en Europe.

La résistance plus forte que prévu de l’armée ukrainienne a pu laisser croire qu’elle pouvait repousser l’agresseur. Le repli des troupes russes au Donbass a cependant entraîné une surenchère, alors que le président Volodymyr Zelensky annonçait pouvoir reprendre la totalité du territoire, y compris la Crimée, avant la fin de l’année. Plus grave a été la déclaration du secrétaire d’État à la Défense des États-Unis, Lloyd Austin, voulant que l’objectif était d’« affaiblir la Russie », ce qui laisse entrevoir une guerre encore plus longue et plus meurtrière. Or, malgré les difficultés évidentes qu’éprouve son armée, la Russie a néanmoins gagné du terrain, même si le processus est plus lent et plus coûteux que prévu.
 

La ligne dure maintenue

Si les dirigeants français et allemand plaident en faveur de négociations, comme on l’entend également chez d’anciens diplomates aux États-Unis, dont Henry Kissinger, c’est beaucoup moins le cas du côté de Washington, de Londres, d’Ottawa et de certains pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne. Ainsi, au début d’avril, alors que les pourparlers à Istanbul semblaient encourageants, l’Ukraine acceptant notamment de renoncer à devenir membre de l’OTAN en échange d’une neutralité et d’une sécurité garanties par les deux camps, le premier ministre britannique, Boris Johnson, a effectué une visite surprise à Kiev pour presser son homologue Zelensky de refuser de négocier avec Poutine « des conditions qui accréditent le faux récit du Kremlin concernant l’invasion ».

Autrement dit, on refuse toujours d’admettre la moindre légitimité aux exigences russes, vieilles de 30 ans, concernant une nouvelle architecture de sécurité en Europe qui tiendrait compte des intérêts de tous les pays. Une telle admission équivaudrait à reconnaître une certaine responsabilité des États-Unis et de leurs alliés dans la détérioration des rapports avec la Russie au cours des dernières années.

On préfère de loin l’image d’une Russie impérialiste menée par un tsar ambitieux et sanguinaire rêvant de restaurer les anciennes frontières de l’URSS, ou encore la comparaison boiteuse avec le comportement des régimes libéraux face au nazisme dans la période ayant précédé la Deuxième Guerre mondiale. De cette manière, les partisans de la guerre à tout prix contre la Russie peuvent continuer de dominer l’espace public et de proférer des insultes envers les partisans d’une solution négociée.

Les livraisons d’armes à l’Ukraine constituent-elles cependant l’unique réponse possible à la situation dans laquelle se trouve le pays ? Croit-on réellement à une victoire contre la Russie, dont les dirigeants semblent déterminés à aller jusqu’au bout pour défendre ce qu’ils perçoivent comme étant leurs intérêts ? L’armée russe contrôle actuellement 20 % du territoire ukrainien. Faut-il attendre la capitulation d’Odessa et de l’ensemble du littoral de la mer Noire pour entreprendre des négociations, alors que le rapport de force penchera encore plus fortement du côté de Moscou ?
 

Des répercussions dramatiques

L’économie ukrainienne se trouve déjà dans une crise profonde. Le tiers de ses infrastructures est détruit. Le PIB devrait chuter de 30 % à 45 % cette année. Plus de 10 % de la population a quitté le pays, 15 % a été déplacée. On ignore le nombre de morts. Le président Zelensky a récemment admis qu’actuellement, entre 60 et 100 soldats ukrainiens meurent chaque jour et que 500 sont blessés, et donc hors de combat.

Cette guerre a des répercussions dans le monde entier. La Russie est le premier exportateur mondial de gaz naturel et le second exportateur de pétrole. Comme l’Europe cherche désormais à réduire ses importations de pétrole et de gaz de Russie, les autres pays doivent accroître l’offre, ce qui entraîne une hausse des prix. Le jour précédant l’invasion, le prix du baril de pétrole (il s’agit ici du Brent) tournait autour de 89 $US. Le 2 juin, il atteignait plus de 117 $US, soit une hausse de 32 %.

Beaucoup plus graves sont la faim grandissante et le risque de famine qui menace des dizaines de millions de personnes. L’Ukraine et la Russie représentent 30 % des exportations mondiales de blé, 20 % des exportations mondiales de maïs et un tiers de l’orge. D’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 14 pays d’Afrique dépendent du blé russe et ukrainien à 50 % ou plus, dont l’Érythrée à 100 %, la Somalie à plus de 90 % et l’Égypte à près de 75 %.

Avec les pénuries alimentaires et l’inflation galopante, cette guerre va générer des tensions sociales et politiques partout dans le monde. À cela, il faut encore ajouter que la Russie et l’Ukraine comptent parmi les plus gros exportateurs de fertilisants, ce qui risque d’avoir un impact important sur les importateurs, notamment le Brésil.

À ces graves conséquences s’ajoutent l’insécurité croissante et la hausse des dépenses militaires dans plusieurs pays, y compris au Canada. Étant donné que l’humanité doit affronter aussi la menace du réchauffement climatique, il faudrait mettre toute l’énergie et les ressources dans les négociations pour éviter les conséquences d’une longue guerre d’usure, ce qui implique des concessions faites des deux côtés. Or, force est d’admettre qu’actuellement, nos gouvernements n’agissent pas en fonction de tels objectifs.