La Fondation Chagnon : Un pouvoir usurpé

2022/10/12 | Par L'aut'journal

Tous les grands médias ont encensé André Chagnon et sa fondation lors de son décès. Au cours des ans, l’aut’journal a publié des articles qui présentent un aut’point de vue sur cette « générosité ». En voici des extraits.

Dans un ouvrage qu’elle a fait paraître en 2011– La crise fiscale qui vient (VLB) – la fiscaliste Brigitte Alepin consacre un chapitre aux fondations de charité. Elle les identifie comme un des facteurs qui ébranlent nos systèmes régimes d’imposition.

Mme Alepin signale que le nombre de fondations de charité (publiques et privées) a augmenté ces dernières années de manière exponentielle en Amérique du Nord. Ainsi, en 2010, parmi les 1 135 000 organisations de charité qui détenaient ensemble des actifs totalisant 3 050 milliards de dollars, on dénombrait 120 810 fondations privées détenant des actifs totalisant 561 milliards de dollars.

Au Canada, les 10 fondations les plus importantes détiennent des actifs d’une valeur totale de 7 milliards de dollars. Au deuxième rang, on trouve la Fondation Lucie et André Chagnon, créée avec le transfert de 1,4 milliard de dollars provenant de la vente de Vidéotron à Quebecor Media en 2000. (À noter, cependant, que la Fondation Chagnon n’apparaît pas dans la liste des dix fondations les plus généreuses!)
 

Six milliards par année en exonérations fiscales

Un contribuable, rappelle Mme Alepin, peut déduire de l’impôt qu’il doit aux gouvernements jusqu’à 53% du montant d’un don qu’il fait à un organisme de charité (soit 29% au fédéral et 24% au Québec). Pour leur part, les fondations profitent d’un généreux privilège fiscal : elles sont exemptes d’impôt à 100%.

« Dans un document du gouvernement fédéral portant le titre Dépenses fiscales et évaluations 2009, le ministère des Finances a évalué, rapporte Mme Alepin, que les exonérations fiscales pour dons de charité, accordées à tous les contribuables (aux particuliers comme aux sociétés par actions), coûtaient autour de 2,95 milliards de dollars au Canada. On peut estimer à une somme équivalente, sinon supérieure, les avantages consentis par les provinces. »

Une fondation privée, comme la Fondation Chagnon, est contrôlée par un seul donateur ou par une seule famille par l’entremise d’un conseil d’administration dont 50% ou plus des administrateurs ont un lien de dépendance avec ce donateur ou cette famille.

Mme Alepin émet de sérieuses réserves sur le fait que les grands entrepreneurs privés seraient naturellement compétents pour gérer des fondations caritatives, d’autant plus que celles-ci disposent d’une liberté totale quant au choix des projets dans lesquels elles investiront, ce qui ouvre la porte au favoritisme.
 

Un pouvoir usurpé

« Le plus inquiétant, selon elle, avec le régime fiscal et juridique qui encadre les fondations de charité est qu’il permet que des personnes non élues bénéficient de pouvoirs qui, dans un régime démocratique, devraient revenir exclusivement au gouvernement élu par le peuple. »

Elle cite même Thomas Jefferson, le troisième président américain, qui déclarait : « Les fortunes privées devraient se dissoudre par l’abolition du droit de primogéniture et de leur caractère inaliénable. Sinon, quelques individus et institutions pourraient amasser avec le temps suffisamment de richesses pour gouverner les citoyens ordinaires. »
 

La Fondation Chagnon et le gouvernement du Québec

Au Québec, l’alliance entre la Fondation Chagnon et le gouvernement du Québec pose des problèmes similaires. Depuis 2007, le gouvernement du Québec s’est associé à la Fondation Chagnon autour de projets pour une valeur excédant 1,1 milliard de dollars. Ces projets sont les suivants :

• 400 millions $ - Avenir d’enfants (Québec 200 millions / Fondation Chagnon 200 millions)
• 480 millions $ - Québec en forme (Québec 240 millions / Fondation Chagnon 240 millions)
• 200 millions $ - Aidant(e)s des aînés (Québec 150 millions / Fondation Chagnon 50 millions)
• 50 millions $ - Réunion – Réussir (en développement)

« Même si ce sont les contribuables québécois qui financent, directement ou indirectement par le biais des mesures fiscales, plus de 50% des projets, le gouvernement du Québec en a cédé le contrôle décisionnel », constate Brigitte Alepin.
 

Absence de contrôle démocratique et pauvre gestion

Selon les lois fiscales canadiennes, les fondations ne sont assujetties qu’à une seule règle : consacrer au moins 3,5% de leurs revenus à des activités de bienfaisance. Cela leur permet d’être éternelle et d’opérer une ponction sur les finances publiques d’une durée illimitée.

« Pour mesure l’ampleur des sommes qui échappent ainsi aux finances publiques du Canada, il faut savoir, nous dit Mme Alepin, qu’en 2008, la richesse totale détenue par les fondations publiques et privées était estimée à 34 milliards de dollars (fondations publiques : 16,6 milliards de dollars, fondations privées : 17,3 milliards de dollars). »

Contrairement aux entreprises et aux élus, les fondations de charité ont peu de compte à rendre. Ce contexte est propice à des dépenses d’administration déraisonnables ou à une mauvaise gestion.

Brigitte Alepin rapporte qu’en 2010, un groupe d’organisations du Québec, incluant la Fondation Chagnon et la Fondation Armand Bombardier, a été victime d’une fraude financière pour une valeur approximative de 317 millions de dollars. Elles se seraient faites arnaquer par deux sociétés étrangères de fonds spéculatifs.

« Des poursuites, rapporte-t-elle, ont été intentée aux États-Unis. Le juge du district fédéral de New York a par ailleurs affirmé que Bombardier, la Fondation Armand Bombardier et la Fondation Chagnon avaient agi avec une négligence grave dans le processus de récupération de certains éléments de preuve, des documents pouvant servir à la défense des responsables des fonds mis en cause. »

En fait, selon le Report on Abuse of Charities for Money-Laundering and Tax Evasion, produit par l’OCDE en 2009, le Canada perdrait 200 millions de dollars annuellement en taxes et impôt dus à cause de fraudes liées au secteur caritatif.

Au Canada, les actifs gelés à l’intérieur des fondations de charité représentent plus de 2,5% du PIB du pays. Pour rediriger ces actifs dans des activités de bienfaisance, réduire le trou dans les finances publiques, et rendre les fondations de charité moins éternelles, Mme Alepin propose « d’augmenter leur contingent de versement à 6 ou 5% au lieu des 3,5% prévus par les lois fiscales canadiennes ».

C’est là une mesure bien timide.

(Article paru le 8 mars 2011)

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Le 29 mars 2009, Jean-Marc Piotte, professeur émérite du département de science politique de l’UQAM, y allait de cette critique.

Le projet de loi no 7 vise à constituer un fonds public/privé (FPP) entre le gouvernement du Québec et la Fondation Lucie et André Chagnon, afin de « soutenir le développement global des enfants âgés de cinq ans et moins vivant en situation de pauvreté ».

Ce projet a un précédent, le FPP, adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 5 juin 2007, pour promouvoir une saine alimentation et un mode de vie physiquement actif chez les jeunes de 0 à 17 ans et leur famille (Québec en forme).

Au-delà des bonnes intentions et des millions versés par les deux parties, ces PPP d’un genre nouveau posent un certain nombre de problèmes.
 

Des organismes communautaires infantilisés

Les organismes communautaires, tels ceux représentés par la Fédération québécoise des organismes communautaires Famille (FQOCF) ou par la Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec (FAFMRQ), ont été créés par des citoyennes et, parfois, des citoyens, afin de répondre à des besoins locaux non satisfaits par les institutions étatiques et les entreprises privées.

Elles reçoivent généralement des subventions de l’État pour accomplir leur mission. Mais celles-ci étant très minimales, elles doivent de plus en plus souvent accepter de s’impliquer dans des programmes gouvernementaux dont les objectifs sont davantage ciblés et ne recouvrent que partiellement leurs engagements propres.

Même si le rapport de force entre l’institution gouvernementale qui finance et l’organisation financée demeure fortement inégal, les organismes communautaires arrivent parfois, en raison de reddition de compte plus transparente des agences publiques, à négocier des arrangements qui facilitent l’arrimage de ces programmes avec leur mission première.

Cela s’avère impossible pour les programmes promus par la Fondation Chagnon car, sous l’apparence de consultation dans les comités d’action locale mis sur pied par les « agents de développement » qu’elle engage, elle impose plus ou moins subtilement ses propres expertises, sa formation et ses façons de faire.
 

L’assujettissement de l’État à la Fondation

Les PPP supposent que les représentants de l’État définissent les normes du partenariat qui seront négociées par l’entreprise privée afin de s’assurer des profits.

Ici c’est la Fondation qui définit le programme et les objectifs, en promettant qu’elle investira tant de millions si l’État en débourse autant, davantage ou moins.

Le bien commun n’est plus défini par les représentants des citoyens, mais par une fondation privée qui s’assujettit ainsi, avec son plein accord, l’Assemblée nationale.

S’inspirant des recommandations d’organisations internationales, telles l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et la Banque mondiale (BM), la Fondation prétend réussir là où les programmes gouvernementaux auraient échoué, en les doublant, comme pour le programme SIPPE (Services intégrés en périnatalité et en petite enfance) et en ciblant particulièrement les enfants de familles, de parents ou de milieux pauvres.

Se définissant comme un « investisseur social », elle signe des contrats de partenariat avec l’État et les organismes communautaires dans un marché où elle se voit comme le héros de la lutte contre la pauvreté.

Celle-ci, selon la Fondation, ne serait pas engendrée par un système économique et politique qui fonctionne à l’inégalité et qu’il faudrait transformer, mais serait un accident, une « maladie » malencontreuse d’un environnement social qui fondamentalement tourne bien!
 

La fin d’une illusion

Les PPP ont été inventés par la non regrettée Margaret Thatcher qui, après Pinochet, s’est inspiré de l’École de Chicago qui proclamait que l’État devait se retirer du marché et laisser toute la place à l’entreprise privée, afin d’assurer à l’ensemble de la population la prospérité.

La présente crise financière et économique dans laquelle nous a enfoncés l’application de cette prétendue science économique néolibérale montre que les appareils d’État n’ont rien à envier à l’entreprise privée happée par le profit, que le marché doit être réglementé aux plans national et international par des organisations qui subordonneraient la recherche désordonnée et cupide du profit à la satisfaction des besoins sociaux et environnementaux. Combien de temps prendront nos élus pour comprendre cette évidence?

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Le 3 juin 2009, Monique Pauzé, la présidente du Syndicat de Champlain (CSQ) illustrait par un cas précis la dérive de l’entente entre le gouvernement et la Fondation Chagnon dans cet article.

« S’acheter une partie d’État », ce sont les termes du président de la CSQ pour qualifier l’action de la fondation Chagnon. Rappelons que le gouvernement Charest s’associe à cette fondation privée pour contrer le décrochage scolaire, mais également pour venir en aide aux enfants de milieux défavorisés. Deux projets de loi sur ce partenariat sont actuellement à l’étude.

Malgré leur besoin d’argent frais, groupes communautaires et milieux scolaires dénoncent l’attitude de la Fondation. Pourquoi?

À cause d’expériences négatives. La Fondation arrive dans les écoles en imposant ses expertises, sa formation, ses façons de faire.

À Trois-Rivières, tout a commencé avec le programme Québec en forme. J’en ai discuté avec la vice-présidente du syndicat de l’enseignement, Mme Claudia Cousin, pour bien comprendre l’origine du problème.

Au départ, Québec en forme prenait l’initiative de tout organiser et de tout payer : sorties pour les élèves, lettres aux parents, réservation d’autobus, achat de matériel.

Le personnel enseignant et la direction n’y voyaient que du bon. Il y avait de l’argent, les jeunes allaient bouger, les enseignants auraient du temps pour planifier.

Trois ans plus tard, l’étoile a considérablement pâli. Les animateurs changent l’horaire sans avertir le personnel de l’école; il n’y a plus de belles sorties. De plus, les enseignantes et les enseignants doivent chausser leurs espadrilles et prendre en charge l’organisation des activités. Ils n’ont plus de temps pour planifier. Pendant ce temps, les enseignants d’éducation physique passent au second plan, parce que Québec en forme s’accaparent les gymnases.

Mme Cousin me signale que, devant le mécontentement généralisé, la direction de l’école et la commission scolaire ont décidé d’arrêter le programme et de se réorganiser pour l’an prochain.

Non, la Fondation Chagnon ne gèrera pas nos écoles !

La CSQ a annoncé l’organisation d’un colloque à l’automne sur les implications de ce nouveau mécénat qui s’apparente beaucoup plus à une privatisation des services publics.