Le pivot militaro-économique du Canada vers l’Indo-Pacifique

2022/12/02 | Par Pierre Dubuc

« C’est des peanuts », a déclaré François Legault au Sommet de la francophonie pour qualifier la valeur des échanges commerciaux entre la France et le Québec.

Ce jugement lapidaire s’applique à l’ensemble de l'Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l'Union européenne, selon les auteurs du livre The Indo-Pacific. New Strategies for Canadian Engagement with a Critical Region (Sutherland House). Les dix-sept auteurs – des hommes d’affaires, des universitaires et un politicien (Jean Charest) – portent un jugement également très critique sur l’avenir des relations économiques entre le Canada et les États-Unis.

Ils rappellent que le premier jour de son mandat, le président Biden a jeté aux rebuts le projet de pipeline Keystone XL, qui avait été réhabilité par Trump après avoir été condamné par Obama. Ils constatent que le protectionnisme américain survit à Trump et que le Canada va en faire les frais.

Même si les États-Unis vont demeurer son principal marché (75 % des exportations canadiennes) et partenaire économico-militaire, le Canada doit opérer un « pivot » vers la région Indo-Pacifique, qui représente le nouveau centre de gravité mondial. L’Indo-Pacifique comprend 60 % de la population mondiale, avec 20 des 33 mégapoles de plus de 10 millions d’habitants, et 60 % du Produit intérieur brut (PIB). Le livre The Indo-Pacific développe une stratégie globale pour l’ensemble de la région, mais consacre également des chapitres à chacun des principaux pays de la région.
 

La Chine

À son arrivée au pouvoir, le gouvernement de Justin Trudeau désirait consolider les liens historiques du Canada avec la Chine par un traité de libre-échange, mais la détérioration des relations entre les États-Unis et la Chine a eu des répercussions au Canada avec l’affaire Huawei (arrestation de Mme Meng Wanzhou et des deux Michael).

Aujourd’hui, deux stratégies s’affrontent au sein du gouvernement à l’égard de la Chine. D’une part, celle du découplage d’avec les « dictatures » et le «friendshoring» des ministres Chrystia Freeland et François-Philippe Champagne. D’autre part, le maintien d’une relation « critique » avec la Chine défendue par la ministre Mélanie Joly.

Les auteurs du livre The Indo-Pacific prônent cette dernière option avec une politique de « Yeux ouverts ». Ils soulignent la non-nécessité d’un traité de libre-échange, en donnant l’exemple du canola canadien qui s’est rendu en Chine, malgré son bannissement officiel, en transitant par les Émirats arabes unis.

Un autre exemple démontre, comme ils l’affirment, que nous n’en sommes pas encore à l’heure de la « déglobalisation ». Récemment le ministre François-Philippe Champagne se félicitait que le Canada se trouve au deuxième rang du palmarès de Bloomberg pour la filière lithium-batteries. Mais le chroniqueur Konrad Yakabuski du Globe and Mail rappelait que la Chine contrôle 91 % de la production d’anodes et 78 % de la production de cathodes. La seule mine de lithium opérationnelle au Canada est située au Manitoba. Elle est la propriété de la chinoise Sinomine Resource Group, qui envoie sa production en Chine ! Les investissements dans la production de cathodes et d’anodes à Bécancour ne changeront pas le portrait global. Les producteurs locaux de l’Amérique du Nord ne seront en mesure de répondre qu’à 3,5 et 3,4 % de la demande en cathodes et anodes en 2030.
 

L’Indo-Pacifique

Une fois la Chine mise à part, les auteurs divisent l’Indo-Pacifique en deux groupes. Le premier groupe comprend l’Australie, l’Inde, l’Indonésie, le Japon et la Corée du Sud. Les pays du deuxième groupe, de moindre importance, sont la Thaïlande, le Cambodge, les Philippines, la Malaisie et le Vietnam.

La stratégie favorisée est la participation aux traités économiques régionaux et la conclusion de traités bilatéraux avec les principaux pays. À l’heure actuelle, le Canada a un traité avec la Corée du Sud et est signataire de l'Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (TPP11) qui comprend onze pays, mais dont sont absents la Chine et les États-Unis.

Cet accord n’aurait pas, selon les auteurs, rempli à date ses promesses. Ils proposent donc que le Canada postule pour être membre du RCEP, le Regional Comprehensive Economic Partnership, qui regroupe quinze pays autour de l'océan Pacifique. C'est l'accord commercial le plus important au monde.

Un autre objectif prioritaire est l’adhésion à l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE, ASEAN en anglais), une organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d'Asie du Sud-Est.
 

Le couplage économico-militaire

Dans chacun des quinze chapitres de The Indo-Pacific, les auteurs insistent sur le fait qu’il y a un prix d’entrée pour conclure un partenariat économique avec un pays ou une association asiatique : un important engagement militaire du Canada. La région Indo-Pacifique est au cœur de l’affrontement économique – et fort probablement demain militaire – entre la Chine et les États-Unis.

Significativement, c’est l’Australie, un pays de l’anglosphère, membre du Commonwealth, qui barre la route au Canada. Canberra fait valoir que son budget militaire représente 2 % de son PIB contre seulement 1,4 % pour le Canada. Entre sa sécurité (les États-Unis) et ses intérêts économiques (la Chine), l’Australie a choisi sa sécurité, comme l’a confirmé l’entente AUKUS de 2021 avec les États-Unis et la Grande-Bretagne.

L’Australie a alors rompu un contrat pour l’achat de sous-marins de la France pour les remplacer par des sous-marins à propulsion nucléaire américains. Plusieurs se sont étonnés à l’époque que le Canada ait été tenu à l’écart de cette entente de partage d’informations stratégiques, qualifiée du plus important développement du Five Eyes – regroupant les cinq pays de l’anglosphère – depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Si le Canada est jugé persona non grata pour l’AUKUS, il peut oublier le Quad (Quadrilateral Security Dialogue) qui regroupe le Japon, l’Inde, les États-Unis et l’Australie.

Les auteurs invitent le Canada à faire sienne une pratique australienne qui consiste à jumeler les ministres des Affaires étrangères et de la Défense dans leurs rencontres avec les gouvernements de la région. Mais ce dernier devra avoir plus que des promesses à présenter.
 

Le « pivot » et le Québec

Pour les auteurs, le « pivot » proposé doit impliquer non seulement le gouvernement fédéral, mais également les gouvernements provinciaux, municipaux et les organisations de la société civile. C’est un virage majeur pour une population canadienne d'ascendance européenne à 75 %, habituée à s’intéresser au Vieux continent.

Mais un pivot populationnel est déjà en voie de s’opérer avec la politique d’immigration du Canada. Les auteurs soulignent la présence de six millions de Canadiens d’origine asiatique, soit 17,7 % de la population (1,8 million d’origine chinoise; 1,4 million d’origine indienne et 850 000 en provenance des Philippines).

Concernant l’Inde, le pays ciblé comme le plus important pour le Canada, 200 000 de ses ressortissants étudient au Canada et d’autres forment respectivement 23 % et 35 % de tous les permis du Programme des travailleurs étrangers temporaires et du Programme de mobilité internationale.

Quelles seront les conséquences de cette politique pour le Québec ?

De toute évidence, le « pivot » vers l’Indo-Pacifique s’accompagnera d’un déplacement de l’économie canadienne vers l’Ouest du pays. Ces pays s’intéressent surtout au gaz naturel, au pétrole, aux métaux stratégiques, à la potasse et aux produits agricoles canadiens. Ils manifestent également de l’intérêt pour les petits réacteurs nucléaires que le Canada expérimente et l’uranium. 

Il y a bien un chapitre du livre consacré à l’économie numérique, qui souligne l’importance de Montréal dans le domaine de l’intelligence artificielle, mais les entreprises canadiennes paraissent bien minuscules face aux géants asiatiques.

Une étude est à faire pour documenter toutes les conséquences de ce « pivot ». Mais il se pourrait bien que le Québec n’en récolte que des « peanuts ».
 

Cet article a été écrit avant le dévoilement de la politique Indo-Pacifique du Canada par la ministre Mélanie Joly.