McKinsey : un cabinet de « bon$ » conseil$

2023/01/13 | Par Pierre Dubuc

À Ottawa, l’opposition a usé de son statut majoritaire pour imposer un examen en comité parlementaire des juteux contrats octroyés au cabinet-conseil McKinsey. Une telle enquête devrait également avoir aussi lieu à Québec, où McKinsey en mène large.

En France, le Sénat a mis sur pied une commission sénatoriale pour passer au peigne fin les contrats octroyés aux différents cabinets-conseils et, plus particulièrement, à McKinsey. Contrairement au Sénat canadien où les sénateurs sont nommés par le parti au pouvoir, les sénateurs français sont élus – quoiqu’à un suffrage indirect – ce qui leur donne une plus grande indépendance, comme cela se constate dans le rapport publié sur les cabinets-conseils.

Dans leur étude, les sénateurs français ont abordé, entre autres, les contrats de McKinsey dans les domaines de la santé, de l’éducation, du marché du travail et pendant la pandémie. Ils ont aussi passé en revue son dossier fiscal et son rôle pendant les campagnes électorales.

Commençons par la pandémie où l’État français a versé aux firmes-conseils la jolie somme de 41,05 millions d'euros pour des prestations de conseil pendant la crise sanitaire.
 

La crise sanitaire

Selon le rapport sénatorial, les consultants de McKinsey ont travaillé sur des sujets centraux comme le suivi et la projection des livraisons et des injections de vaccin, l'analyse des prises de rendez-vous, l'appui à l'organisation de la task force vaccination, etc. Ils ont également participé à l'élaboration de documents jusqu'au sommet de l'État, y compris pour le Conseil de défense et de sécurité nationale.

Tout au long de la crise sanitaire, les consultants ont été assimilés à des agents publics, présentés comme des « collègues de travail » des fonctionnaires, gommant ainsi la différence entre le service public et le secteur privé. Ils ont participé à la rédaction de notes administratives et en ont été même les principaux rédacteurs. Ils ont participé également à des réunions clés, dont ils ont géré l'organisation.

Mais l'intervention des cabinets de conseil pendant la crise sanitaire s’est voulue discrète. Dans son contrat, McKinsey a fait inscrire qu'il restera « behind the scene » : « Notre intervention aux côtés du [ministère des Solidarités et de la Santé] restera confidentielle et tous nos documents seront réalisés au format du [ministère]. Les travaux et livrables fournis par McKinsey et divulgués à l'extérieur du [ministère] ne devront pas mentionner l'intervention ou le nom de McKinsey, sauf obligation légale ». Cette exigence est reprise dans tous les devis du cabinet, qui rappelle à plusieurs reprises sa volonté de « rester en retrait ».

Les consultants disposent parfois d'une adresse électronique du ministère et sauf exception, les documents des cabinets de conseil sont présentés sous le sceau du ministère des Solidarités et de la Santé. Le logo des cabinets-conseils n'y figure pas.

Dans ses devis, McKinsey indique également que le ministère « reste seul responsable de ses décisions, actions, de l'utilisation des livrables et du respect des lois, règles et règlements applicables » du ministère ou de Santé publique. « McKinsey a une obligation de moyens, non de résultats. »

Le cabinet reste d'ailleurs prudent face aux incertitudes liées à la crise sanitaire et décline d’avance toute responsabilité si les choses tournent mal : « McKinsey ne fait aucune déclaration ou garantie d'aucune sorte, expresse ou implicite, concernant l'exactitude, la pertinence, la validité, la fiabilité, la disponibilité ou l'exhaustivité de toute information contenue dans ses livrables. »

Le Sénat français en conclut que, d'une manière générale, cette étude de cas démontre que des questions clefs de la crise sanitaire ont été sous-traitées à des cabinets de conseil, créant même une forme de dépendance de l'État vis-à-vis desdits cabinets.
 

La santé

L’implication de Mckinsey en France dans le domaine de la santé ne s’est pas limitée à la pandémie. McKinsey a été mandaté pour évaluer la stratégie nationale de santé en France. Dans le cadre de cette commande, McKinsey et Accenture, une autre firme de consultants, ont, peut-on lire dans le rapport de la commission parlementaire française :

1. établi un diagnostic sur la stratégie nationale et son impact sur les acteurs de santé ;

2. réalisé une étude complémentaire sur l'utilisation et le partage des données de santé ;

3. animé des groupes de travail pour élaborer des recommandations, en vue de la prochaine stratégie nationale de santé.

Le deuxième point est particulièrement intéressant alors que les gouvernements de l’Ontario et du Québec viennent d’acquiescer à la demande d’Ottawa « sur l’utilisation et le partage des données en santé ». Les trois gouvernements étant conseillés par McKinsey, est-ce que la demande d’Ottawa et l’acquiescement des deux provinces leur ont été dictés par McKinsey? La question se pose.

En passant, la facture pour ces précieux conseils au gouvernement français avait été initialement fixée à 484 320 euros pour finalement presque tripler et atteindre 1,2 million d'euros.
 

L’éducation

L’éducation est aussi un domaine d’intervention privilégié par McKinsey. En 2020, la firme a réalisé une mission portant sur « l'évolution du métier d'enseignant » pour le compte du ministère de l'Éducation nationale.

Au départ, le mandat de McKinsey était d’accompagner le professeur Yann Algan dans l'organisation d'un colloque international sur l'avenir du métier d'enseignant, le tout pour la modique somme de 500 000 euros !

Le colloque ayant dû être annulé, McKinsey ne pouvait laisser en plan pareil contrat. Il a été convenu avec le ministère de « redéployer le temps dégagé par dé-priorisation » pour la production en remplacement de documents prévus en supports du colloque par deux études thématiques portant sur le renforcement des prérogatives des chefs d'établissement et la « valorisation au mérite » des enseignants au travers du levier de la rémunération. Autrement dit, la paye au mérite.

Dès le départ, le recours à McKinsey ne présentait pas d'intérêt démontré; avec le recul, cette décision apparaît « à la fois coûteuse et inopportune », affirme le Sénat français. Les documents produits (Les « livrables » en jargon parlementaire français) consistaient surtout à rassembler des comparaisons et études de cas internationaux, à partir de données publiques. Elles avaient surtout eu pour objet d'argumenter en faveur des positions du ministère et ont été produites sans consulter la communauté enseignante.

Les trois livrables étaient :

- un document de référence d'environ 200 pages consacré aux évolutions du métier d'enseignant au XXIe siècle ;

- un livrable thématique de 66 pages consacré à la valorisation du mérite des professeurs ;

- un livrable thématique de 35 pages consacré au modèle de gestion des professeurs dans l'école de demain.

Du point de vue de leur contenu, selon le rapport sénatorial, ces deux derniers livrables présentent de façon détaillée des éléments de justification et des options de mise en œuvre d'une rémunération au mérite des professeurs et d'une réforme de la gestion de leur carrière.

Il ressort ainsi de ces écrits que le principal livrable de McKinsey a surtout eu pour intérêt de présenter des comparaisons internationales et des graphiques, tous néanmoins issus « des bases de données de l'OCDE, de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) ou de la Commission européenne [qui] sont en libre accès ».

Malgré le coût de l'étude (près de 500 000 euros – la journée des consultants de McKinsey a été facturée à 3 312 euros), la valeur ajoutée de McKinsey n'est pas démontrée, tant au regard du contenu des livrables que de l'usage qui en a été fait. Surtout qu’il apparaît, selon le Sénat, que les services du ministère de l'Éducation nationale auraient été, sur le fond, tout à fait capables de réaliser le rapport initialement demandé pour le colloque de l'UNESCO prévu en mars 2020.
 

Le paradoxe du serpent

McKinsey, comme les autres cabinets de conseil analysés par le Sénat français, défend le plus souvent une réduction des dépenses publiques et de la fiscalité. Par exemple, McKinsey a proposé en 2014 un plan pour « dynamiser le marché du travail en France pour créer massivement des emplois ». L’essentiel de ce plan repose sur « une baisse massive des charges sociales (30 milliards d’euros), censée créer plus d'un million d'emplois.

Le sociologue Frédéric Pierru a qualifié l’approche de ces cabinets-conseils de « paradoxe du serpent » qu’il décrit ainsi : « Les préconisations des cabinets de conseil affaiblissent les ressources de la sphère publique, qui dépend de plus en plus d'eux. En quelque sorte, les cabinets de conseil organisent la dépendance à leur égard ».
 

McKinsey en campagne électorale

Pourquoi recourir à des cabinets-conseils ? Bien entendu, pour recevoir des avis « indépendants » qui régurgitent sous un vernis soi-disant « scientifiques » le discours néolibéral ambiant. Mais il y a aussi des retours d’ascenseur en période électorale.

Le rapport du Sénat rappelle que le code électoral français interdit la participation d'un cabinet de conseil à une campagne électorale. Dans son témoignage devant la commission du Sénat, M. Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey, a déclaré : « Nous ne servons pas non plus les partis ou les personnalités politiques ; nos statuts nous l'interdisent. McKinsey est ainsi en mesure de conserver toute la neutralité et l'indépendance requises pour le bon accomplissement de ses missions. »

Mais il s’est empressé d’ajouter qu’il ne pouvait pas empêcher les consultants de s'engager à titre individuel, en dehors de leurs heures de travail. Et il a dû lui-même admettre avoir utilisé son adresse professionnelle pour ses activités militantes lors de la campagne présidentielle de 2017. Une malencontreuse erreur, a-t-il plaidé.
 

Zéro impôt en 10 ans

Au cours de ses travaux, la commission d'enquête sénatoriale a souhaité vérifier les déclarations du directeur associé de McKinsey concernant la situation fiscale du cabinet en France.

M. Karim Tadjeddine a déclaré sous serment devant la commission d’enquête : « Je le dis très nettement : nous payons l'impôt sur les sociétés en France et l'ensemble des salaires sont dans une société de droit français qui paie ses impôts en France. »

Vérification faite pour les années 2011 à 2020, la commission arrive à ce constat; « Le cabinet McKinsey est bien assujetti à l'impôt sur les sociétés (IS) en France mais ses versements s'établissent à zéro euro depuis au moins 10 ans, alors que son chiffre d'affaires sur le territoire national atteint 329 millions d'euros en 2020, dont environ 5 % dans le secteur public, et qu'il y emploie environ 600 salariés. »

La commission sénatoriale a qualifié le tout « d’exemple caricatural d'optimisation fiscale ». L’entourloupette fiscale est décrite ainsi :

« Les entités françaises de McKinsey versent des ‘‘prix de transfert’’ à la société mère – basée au Delaware – pour compenser des dépenses mutualisées au sein du groupe : frais d'administration générale, usage de la marque, assistance interne au sein du réseau, mise à disposition de personnels, etc.

« Or, ces ‘‘prix de transfert’’ ne sont pas neutres pour le calcul de l'impôt sur les sociétés en France : ils constituent une charge pour les entreprises, qui conduit à minorer leur résultat fiscal et, par suite, le montant de leur imposition.

« En l'espèce, les ‘‘prix de transfert’’ que les entités françaises de McKinsey versent à la société américaine sont d'un montant tel qu'ils participent à rendre le résultat fiscal en France nul ou négatif, depuis au moins 10 ans. »

Souhaitons que nos parlementaires, tant à Québec qu’à Ottawa, aient le même aplomb que les sénateurs français et passent au crible les activités de McKinsey et des autres cabinets-conseils.