Le piège linguistique de notre condition politique

2023/02/17 | Par Simon Rainville

Il est consternant de lire et d’écouter les petits analystes à gage se fendre en explications apolitiques sur la réforme actuelle de la Loi sur les langues officielles. La plupart se contentent de platitudes et d’explications creuses et traitent l’enjeu comme d’un fait divers. À la profonde radio de Radio-Canada, j’ai même entendu une savante « analyse » de la position honteuse des trois députés libéraux de circonscriptions colonialistes de l’anglo-Montréal de Westmount, Mount-Royal et Saint-Laurent qui refusent plusieurs pans de la réforme de la loi.  

Ce brillant « analyste » présentait la position de ces trois clowns comme une guerre interne au PLC. Il n’a pas mentionné – ou compris, qui sait ? – que c’était le fait de voir la mention d’une loi québécoise – la loi 101 – dans un projet de loi canadien qui faisait titiller ces bons libéraux. Si ce projet devait avoir force de loi, il s’agirait de la reconnaissance juridique d’une loi de la nation québécoise à l’intérieur d’un système juridique et politique qui lui nie toute existence. Cela n'arrivera pas.

Cette tentative de tout ramener à de la politique, à des enjeux individuels, à des guerres personnalisées, m’apparut encore plus décourageante puisque j’étais plongé dans Le piège des langues officielles : Québec et minorités francophones dos à dos de l’avocat Éric Poirier, qui poursuit le travail d’analyse de la situation de notre langue qu’il avait commencé avec La charte de la langue française : ce qu’il reste de la loi 101 quarante ans après son adoption.

 

Un piège juridique et politique

L’intérêt principal de cette histoire des langues officielles de 1867 à aujourd’hui est de se situer sur deux fronts : juridique et politique. Écrivant dans une langue parfois trop juridique pour le profane, Poirier rappelle que les lois d’un pays sont toujours le témoignage d’une condition politique, que le dominant impose sa vision de la justice et de la légalité, que la situation de la langue française est une question politique avant d’être une question culturelle.

Usant d’une documentation primaire et secondaire abondante, qui pige autant dans les arrêts de la Cour suprême que dans des ouvrages de droit ou de science politique et dans des essais, Poirier démonte pièce par pièce l’édifice qui se construit depuis près de 60 ans. Dès la création, par Pierre Elliot Trudeau, de la Loi sur les langues officielles en 1969, il s’agissait de tendre un piège juridique et politique au Québec et aux minorités francophones du Canada, ce qui n’était pas directement inscrit dans la Confédération de 1867.

Cherchant davantage à empêcher l’indépendance du Québec qu’à promouvoir les deux langues officielles, Trudeau, nous dit l’auteur, voulait « construire une politique qui entretiendrait la communauté anglo-québécoise et donnerait des droits réciproques aux francophones minoritaires. De cette façon, les minorités françaises seraient tentées de travailler au recul de la politique linguistique québécoise en s’accrochant à la promesse d’une renaissance conséquente des droits du français hors Québec ». L’État du Québec, par sa politique qui mènera à la loi 101, est depuis perçu comme un ennemi pour les minorités francophones du Canada.

En enfermant les individus dans des droits linguistiques individuels, Trudeau minait à la fois la nation québécoise et les collectivités francophones. En passant du collectif à l’individuel, il faisait des francophones des personnes isolées au sein d’un beau grand Canada anglophone. Se faisant, Trudeau détruisait toute possibilité de solidarité entre le Québec et les minorités francophones canadiennes en fidélisant ces dernières à coup de petites concessions et de petits gains.

 

Une politique symétrique

La politique canadienne en matière de langues officielles est devenue symétrique : on donne à l’ensemble des francophones ou on ne donne pas. La situation particulière du Québec, qui est une nation distincte, ne peut justifier une quelconque asymétrie qui permettrait un traitement différencier pour les Québécois.

Suivant cette logique, le principe de symétrie doit s’établir avec la minorité anglophone du Québec : si on consent des droits aux francophones hors Québec, il faut consentir les mêmes aux anglophones d’ici, comme si le sort de l’une était lié à l’autre, comme si les deux minorités avaient la même fragilité.

Il n’est donc pas étonnant de voir la Charte des droits et libertés être enchâssée dans la Constitution de 1982 puisqu’elle est la seconde pièce maîtresse du plan de Trudeau : ramener chaque citoyen du Canada à sa propre individualité plutôt qu’à son groupe national. Le multiculturalisme, qui accompagne cette loi, devient la politique officielle du Canada en matière de relations interculturelles. Ainsi, droit et politique marchent main dans la main dans la destruction des communautés francophones. Lorsque nos brillants analystes transforment des enjeux du politique en guéguerres de la politique, ils montrent que le piège de Trudeau a fonctionné à merveille.

La logique linguistique devient alors la suivante, nous explique l’auteur : « maquiller des choix politiques en raisonnement juridique ». Et c’est là la force principale de l’étude de Poirier : montrer que la situation linguistique est à ce point malsaine au Canada qu’elle fait passer des idéologies pour des droits et que tous les paliers de gouvernements sont pris dans cette logique.

C'est pourquoi nous sommes incapables de voir que, lorsque nous pensons que notre sort est d’abord culturel, que nous cherchons à analyser notre relation au Canada par la voie de la culture, nous passons à côté de l’essentiel : notre nation ne peut pas lutter également dans un pays qui la met en échec politiquement et juridiquement. Cet écran entre nous et le réel explique en partie notre incapacité à saisir notre condition politique.

 

Le mythe des deux peuples fondateurs

Au passage, Poirier explique comment la Loi sur les langues officielles poursuit le mirage de la société distincte québécoise de même que le mythe de l’égalité entre deux peuples fondateurs. Si le français est quelque peu protégé au Canada, c’est d’abord pour protéger les anglophones du Québec. Ainsi, aucune égalité entre le Canada et une supposée société distincte n’entre dans les réflexions politiques et juridiques canadiennes. C’est pourquoi, dit-il, cette conception « ne protège pas la loi 101 des attaques constitutionnelles » : il s’agirait de reconnaitre l’asymétrie des besoins entre les communautés francophones et le Québec et, donc, d’admettre la légitimité de la loi 101.

Même le Bloc québécois joue dans cette triste comédie en demandant bien modestement l’asymétrie des droits linguistiques alors qu’il devrait, en toute logique indépendantiste, exiger des droits pour la seule raison que le Québec est une nation.

Poirier montre toutefois les limites de son explication quand il refuse d’avancer clairement la seule solution possible pour la survie du français au Québec, c’est-à-dire l’indépendance, pour en finir avec ces luttes d’asymétrie inefficaces.

Quand il plaide pour « un plan de concertation entre le Québec et les minorités » dans le but de « formuler une demande de modification à la Constitution canadienne (et d’exiger des changements à la Loi sur les langues officielles) » qui ne serait pas celle « de quémandeur », on se demande s’il a compris la portée de sa propre argumentation.

À la suite de plusieurs qui, ces dernières années, nous demandent de renouer avec notre vieille histoire canadienne-française, Poirier propose une énième formulation autonomiste : « en se réconciliant avec l’histoire du Canada français pour régler le problème de la symétrie constitutionnelle qui le mine, le Québec redécouvrira les contresens du régime fédéral canadien. Il constatera l’insuffisance de l’espace dont il dispose pour agir conformément à ses intérêts nationaux. Relevant la tête, le Québec reprendra l’initiative ». Cette position était pourtant si insoutenable que nous avons senti le besoin de rompre avec elle dans les années 1960.

Lisez Poirier, mais tirez d’autres conclusions que lui. Pour mettre fin à la symétrie imposée par Ottawa, il faut s’éloigner des débats sur l’asymétrie en devenant un pays, loin des pièges alambiqués du Canada si peu démocratique. À l’asymétrie de droits consentis à contrecœur par le Canada, je préfère la maîtrise de droits pleins décidés par le Québec.

Éric Poirier, Le piège des langues officielles : Québec et minorités francophones dos à dos, Septentrion, 2022, 498 p.