Ukraine : Le narcissisme s’en va en guerre

2023/02/24 | Par Peter Ramsay

Longueur: 3550 mots

L’auteur est professeur de droit à la London School of Economics and Political Science

[À peine publié, le petit ouvrage de Benjamin Abelow, How the West Brought War to Ukraine : Understanding How U.S. and NATO Policies Led to Crisis, War, and the Risk of Nuclear Catastrophe, s’est répandu dans le monde comme une traînée de poudre. Disponible sous différents supports et en plusieurs langues, il vient notamment d’être distribué gratuitement en version allemande en Suisse, en 340 000 exemplaires. Abelow est américain et s’intéresse à la psychologie des traumatismes. Il s’est fait remarquer par son lobbying auprès du Congrès américain sur les politiques en matière nucléaire. Ayant fait ses études en médecine à Yale, il a aussi une formation en histoire de l’Europe moderne. Dans une recension, l’universitaire anglais Peter Ramsay analyse quelques éléments forts de l’ouvrage d’Abelow et qui expliquent son succès.]

Benjamin Abelow détaille le rôle de l’Occident dans le déclenchement de la guerre en Ukraine. Il explique de quelle manière les États-Unis et l’OTAN l’ont provoquée. Il conclut par un argument court et puissant pour attribuer la responsabilité première de la violence non pas à une cause immédiate, la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine, mais à des causes moins proches, plus indirectes, mais bien plus importantes : « la stupidité et l’aveuglement du gouvernement américain » et « la soumission et la lâcheté » des dirigeants européens envers cette stupidité.

Bien qu’Abelow décrive très clairement comment l’arrogance et l’hypocrisie aveuglent la politique occidentale, il n’essaie pas d’expliquer comment ou pourquoi la politique américaine est devenue si stupide et les dirigeants européens si lâches. Le niveau d’irrationalité atteint semble le stupéfier et il le regarde comme « presque inconcevable ». Néanmoins, dit-il, nous devons réaliser où en sont rendues les choses, car l’impensable s’est produit. Si nous voulons limiter les conséquences désastreuses de cette guerre, nous devons comprendre pourquoi elle s’est produite. La brève analyse que fait Abelow des attitudes des décideurs politiques américains est très utile. Pour les comprendre, il faut cependant aller au-delà et saisir le rôle que jouent certaines idées au sein des élites occidentales.

La pression de l’Occident contre la Russie n’est pas nouvelle. Dans les années 1990, les Américains abandonnent leur promesse initiale de ne pas étendre l’OTAN à l’Europe de l’Est, promesse faite à la Russie lors de la réunification allemande. Onze nouveaux États y sont admis en 2004 dont trois, la Pologne, la Lituanie et l’Estonie, sont situés directement le long du territoire russe. En 2001, les États-Unis se retirent unilatéralement du traité sur les missiles antibalistiques signé avec la Russie. L’OTAN déclare en 2008 qu’elle admettra à un moment ou l’autre l’Ukraine (partageant une frontière de plus de 1 600 km avec la Russie) et la Géorgie. William J. Burns, maintenant directeur de la CIA et qui est à l’époque ambassadeur des États-Unis à Moscou, fait clairement comprendre à Washington que l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine ou de la Géorgie sera considérée par la Russie comme un acte d’agression. Puis en 2014, le gouvernement prorusse alors au pouvoir à Kiev est renversé par un soulèvement de nationalistes pro-occidentaux. La diffusion de l’enregistrement d’un appel téléphonique montre l’implication du département d’État américain et de l’ambassadeur américain dans la composition du nouveau gouvernement ukrainien. La Russie répond en annexant la Crimée et en reconnaissant deux républiques séparatistes dans l’est de l’Ukraine, lesquelles comportent en majorité une population russophone.

Comptant à Kiev sur un gouvernement leur étant dorénavant acquis, les États-Unis accroissent après 2014 leur pression sur la Russie. En 2016, ils installent en Roumanie des lanceurs de missiles capables de tirer des armes nucléaires contre Moscou. En 2017, ils commencent à vendre des armes à l’Ukraine, parallèlement à une formation croissante des militaires ukrainiens et à leur soutien militaire. En 2019, les États-Unis se retirent unilatéralement du traité de 1987 avec la Russie limitant les armes nucléaires à portée intermédiaire et rejettent les propositions russes d’un accord de remplacement. En 2020 et 2021, l’OTAN mène des exercices de tir réel en Estonie, près de la frontière russe, notamment en simulant des attaques contre les défenses aériennes russes. En 2021, les armées ukrainienne et américaine mènent un vaste exercice naval en mer Noire impliquant une incursion dans les eaux revendiquées par la Russie. Durant toute cette période, l’objectif de la politique américaine est l’« interopérabilité » des forces américaines et ukrainiennes. Cet objectif est atteint en 2021 alors que l’armée ukrainienne est incorporée à l’OTAN même si l’Ukraine n’en fait pas encore officiellement partie.

Après avoir donné cette liste des pressions militaires américaines contre la Russie, Abelow se pose une question : que se passe-t-il en regardant la situation du point de vue inverse ? Le principe le plus connu de la politique étrangère américaine est la doctrine Monroe, vieille de 200 ans et qui considère l’ingérence politique de toute puissance européenne dans les Amériques comme un acte hostile. Il rappelle la décision en 1962 des Américains d’appliquer la doctrine en empêchant Cuba de recevoir des missiles soviétiques. De même aujourd’hui, les États-Unis considéreraient le Canada ou le Mexique rejoignant une alliance militaire avec la Russie ou la Chine comme une menace existentielle, tout comme la Russie considère comme une menace existentielle l’Ukraine rejoignant une alliance dirigée par les États-Unis. Encore faut-il, pour situer cette comparaison dans son contexte historique, rappeler que les États-Unis n’ont pas été envahis par une puissance étrangère depuis 1814, tandis que les puissances occidentales ont envahi la Russie pas moins de trois fois depuis le début du XXe siècle seulement. À l’une de ces occasions, pendant la guerre civile russe, les États-Unis eux-mêmes étaient du lot des envahisseurs. Autre point à signaler, au moins 13 % de la population russe [un Russe sur sept] est morte lors de la dernière invasion occidentale, soit pendant la Seconde Guerre mondiale.

Abelow soutient que la décision de Poutine d’envahir en 2022 l’Ukraine était en toute vraisemblance la conséquence de l’effet combiné de trois facteurs : 1) l’intégration de l’armée ukrainienne dans l’OTAN ; 2) la perspective de l’admission officielle de l’Ukraine en tant que membre de l’OTAN ; 3) la possibilité, qui en résulte, que les Américains déploient des missiles nucléaires à portée intermédiaire en Ukraine, leur donnant une importante capacité de première frappe contre la Russie. À la fin de 2021, cette combinaison a semblé confirmer la menace « existentielle » pour la Russie, suffisamment pour que Poutine décide de devoir lancer sa propre frappe préventive. Abelow mentionne les supplications très médiatisées que celui-ci adresse encore en 2021 à l’Occident à propos des menaces qu’il exerce contre la Russie et le silence total qu’on lui oppose en réponse à ses offres d’un nouveau pacte.

Après avoir esquissé la genèse de cette guerre, Abelow s’attaque à la stupidité et à l’aveuglement de la politique américaine, et à son apparente irrationalité. Il raconte l’opposition bien connue à l’élargissement de l’OTAN de la part de nombreux poids lourds de la politique étrangère américaine. Des gens bien connus aux États-Unis comme George F. Kennan, Robert S. McNamara, Paul H. Nitze, Richard E. Pipes et Robert M. Gates — aucun d’entre eux n’est accommodant en ce qui concerne le déploiement de la puissance militaire américaine — ont publiquement critiqué l’indifférence officielle envers les inquiétudes russes en matière de sécurité. Abelow rappelle également qu’en 2015, l’universitaire John Mearsheimer prédit que la politique américaine inciterait Poutine à ne pas tenter de conquérir l’Ukraine, mais plutôt à la « détruire » comme il le fait actuellement. Malgré ces critiques majeures, la position officielle des États-Unis a consisté simplement à traiter Poutine de nouvel Hitler désirant étendre le territoire russe et qui doit être stoppé.

L’ouvrage d’Abelow est nouveau dans le sens où il montre que non seulement les décideurs politiques russophobes de l’administration américaine comprennent l’analyse officielle de la crise ukrainienne, mais l’intègrent intérieurement. À ce propos, il présente un entretien qu’il a eu avec Fiona Hill, qui a été l’un des plus importants spécialistes des affaires russes au sein du Conseil national de sécurité américain. Même si elle assimile Poutine à Hitler pour justifier la guerre par procuration des États-Unis, elle ne rejette pas l’idée que la Russie puisse simplement avoir réagi aux pressions exercées. Elle admet même qu’en tant qu’analyste du renseignement, elle pouvait évaluer que la menace d’une expansion de l’OTAN en Ukraine a probablement incité la Russie à annexer la Crimée.

L’ouverture d’esprit de Hill est tout simplement désarmante. C’est comme si elle ne saisit pas vraiment les implications de ce qu’elle raconte. Admettons son analogie entre Poutine et Hitler, encore que celle-ci tienne à très peu de choses au-delà du fait que Poutine soit un dirigeant autoritaire et ait envahi un autre pays. Or, selon elle, les réactions de Poutine seraient une réponse à la pression américaine, une réponse que les décideurs américains avaient eux-mêmes prévue. Autrement dit, son « nouvel Hitler » serait en grande partie une création américaine. En quelque sorte, elle semble confirmer l’affirmation de George F. Kennan selon qui la politique d’élargissement de l’OTAN afin de se protéger contre la menace russe était une « prophétie auto-réalisatrice ». Abelow cite aussi l’universitaire britannique Richard Sakwa de l’université de Kent qui prétend qu’« en fin de compte, l’existence de l’OTAN s’est justifiée par la nécessité de gérer les menaces sécuritaires provoquées par son élargissement ».

Pourquoi la politique américaine serait devenue selon Abelow un monument de stupidité ? Non seulement il n’existe pas de menace de la part de la Russie qui ne puisse être reliée à la politique américaine, mais en plus les « faucons » américains de la guerre par procuration en sont pleinement conscients. Le résultat est qu’une guerre coûteuse — une guerre qui ruinera l’Ukraine, probablement aussi la Russie, et qui fait courir un risque sérieux de conflagration nucléaire — a été provoquée sans raison valable. Elle a été lancée à propos d’un pays dans lequel les États-Unis n’ont aucun intérêt national réel. « L’Ukraine », dit crûment Abelow, « n’est pas, loin de là, d’un intérêt vital pour la sécurité des États-Unis. En fait, l’Ukraine importe peu. D’un point de vue américain… l’Ukraine n’est pas pertinente. L’Ukraine n’est pas plus importante pour les citoyens des États-Unis que n’importe lequel des cinquante autres pays que la plupart des Américains, pour des raisons parfaitement compréhensibles, ne pourraient pas situer sur une carte autrement qu’à tâtons. »

En revanche, il est évident que, pour la Russie, « l’Ukraine est le plus vital des intérêts vitaux ». C’est presque avec désespoir qu’Abelow observe que « même d’un point de vue américain aveuglé, tout le plan occidental était un dangereux jeu de bluff, mis en œuvre pour des raisons difficiles à comprendre ». Et il conclut en se demandant « quelle personne sensée pourrait croire que placer un arsenal occidental à la frontière de la Russie ne produirait pas une réponse puissante ? Quelle personne sensée pourrait croire que placer cet arsenal renforcerait la sécurité américaine ? »

Toutes ces questions l’amènent à une autre question. Si la politique occidentale est vraiment insensée, pourquoi bénéficie-t-elle d’un soutien aussi écrasant parmi les élites occidentales ? Ce soutien ne se limite pas au complexe militaro-industriel américain qui, comme le note Abelow, est le bénéficiaire le plus évident de la guerre par procuration de l’OTAN. Pourquoi non seulement nos politiciens, mais aussi l’écrasante majorité de nos journalistes, universitaires et autres bavards médiatiques ont-ils préféré soutenir une politique insensée plutôt que de raconter les faits facilement disponibles sur la façon dont la guerre en Ukraine s’est produite, comme Abelow lui-même l’a fait ? Tout de même, ils ne sont pas tous à la solde de Lockheed Martin, de Raytheon Technologies ou du Pentagone. Qu’est-ce qui explique cette véritable folie de masse ?

Un début de réponse se trouve dans l’analyse d’Abelow de son entretien avec Fiona Hill. La franchise de cette dernière témoigne de l’incapacité remarquable des décideurs politiques et des experts occidentaux à prendre en compte une autre perspective que la leur. Même si elle sait que la Russie réagit à la pression américaine, elle semble incapable d’attribuer à ce fait une quelconque importance lorsqu’elle le met en parallèle avec sa représentation de Poutine en nouvel Hitler. Dans un passage étonnant de l’entrevue, elle reconnaît que la propre famille de Poutine a souffert pendant le terrible siège allemand de 900 jours de Leningrad [Saint-Pétersbourg] de 1941 à 1944 : son frère aîné et ses oncles sont morts, sa mère et son père ont à peine survécu à la maladie et aux blessures. Plutôt que d’en tirer une conclusion évidente — à savoir que les craintes russes d’une agression occidentale ne sont pas déraisonnables — elle affirme qu’il est ironique que Poutine copie l’expansionnisme d’Hitler…

L’attitude de Hill peut paraître cynique : elle sait une chose, mais préfère dire son contraire. Mais si elle était cynique, elle n’aurait sans doute pas la franchise de présenter les deux choses en même temps. Un expert du renseignement qui explique que l’adversaire doit être blâmé en raison de l’action entreprise contre lui par son propre camp ne pense pas de manière stratégique. Hill perd de vue la portée de ses propres connaissances et l’évidente contradiction entre ses affirmations. En fait, sa connaissance du monde extérieur est entièrement subordonnée à son idée que Poutine soit un nouvel Hitler : c’est cette idée qui valide son identité en tant que « bonne personne » qui, avec ses collègues, est engagée dans une lutte contre un agresseur fasciste. Ce narcissisme est caractéristique de la manière de penser des élites contemporaines américaines dans de nombreux domaines, y compris en politique étrangère.

Abelow a raison de suggérer que la façon de penser de Fiona Hill est finalement irrationnelle et malhonnête. Elle sait que les politiques qu’elle appuie ont créé la menace qu’elle prétend combattre, et elle n’est pas isolée dans cette situation. Cependant, si accuser Hill d’être insensée est attrayant sur un plan rhétorique, cela tend à obscurcir une caractéristique fondamentale du narcissisme qui anime la politique occidentale : le fait est que ce narcissisme dérive d’idées politiques dominantes, idées qui influencent autant les experts que des populations entières. L’« antifascisme » occupe une place centrale au sein de ces idées.

L’antifascisme est un mythe fondateur de la société occidentale contemporaine. Il trouve son origine dans la victoire des Alliés au cours des années 1940. Cette histoire héroïque des « bons » États « démocratiques » résistant aux dictatures génocidaires du « mal » rassemble tout le monde, les libéraux, les socialistes et même les conservateurs. C’est une perspective qui donne un sens aux élites occidentales et légitime leur pouvoir. C’est pourquoi elle a été maintes fois réutilisée, souvent même dans des contextes où elle n’a aucune pertinence. Si nous regardons l’histoire, nous devons réaliser que cette espèce d’antifascisme mythique et autoréalisateur, désormais mobilisé contre la Russie, est une constante dans la politique étrangère américaine depuis la fin de la guerre froide.

Alors que le pouvoir soviétique s’effondrait à la fin des années 1980, l’élite américaine a cessé de recourir à son « anticommunisme » traditionnel, devenu démodé, pour justifier ses institutions et son pouvoir mondial. Il a plutôt ravivé le vieil engagement allié envers l’antifascisme. La prétendue « menace rouge », qui perdait de crédibilité, a été remplacée par la prétendue « menace de dictateurs militaires ou de pays à parti unique ». Les États-Unis ont dans un premier temps désigné comme menace le dictateur militaire panaméen Manuel Noriega, puis se sont tournés vers Saddam Hussein en Irak, menaces tout aussi invraisemblables l’une que l’autre. Mais, peu importe, tous deux ont été présentés comme de nouveaux Hitler. Leurs pays ont été soumis à des bombardements, à des invasions et à des sanctions. Les deux dictateurs étaient pourtant en grande partie des créatures américaines, ayant bénéficié du soutien américain au temps de la guerre froide. De la même manière, la lutte contre le terrorisme et la longue guerre en Afghanistan étaient des campagnes menées par les Américains pour nous protéger tous contre la menace des militants islamistes, souvent décrits comme fascistes, mais qui avaient pourtant été dans les années 1980 des agents américains combattant l’Union soviétique en Afghanistan.

Toutes ces campagnes étaient idéologiques au sens strict du terme, étant rationalisées par un récit unilatéral des faits contribuant à l’image flatteuse que les dirigeants occidentaux avaient d’eux-mêmes. S’ils ont réellement fait la guerre à des dirigeants et à des mouvements autoritaires et répressifs, les Américains et comparses ont aussi occulté le fait que le pouvoir et les actions de leurs adversaires n’étaient pas indépendants de la politique occidentale antérieure et lui étaient liés. C’est aujourd’hui au tour de Vladimir Poutine de tenir le rôle d’Hitler dans une campagne de provocation américaine, commencée il y a des décennies.

Les guerres contre les dictateurs maléfiques et l’islamofascisme ont fait partie d’une croisade, une croisade visant à répandre la démocratie libérale à travers le monde. La plupart de ceux qui ont promu de telles campagnes, ainsi que les interventions militaires qu’elles ont entraînées, étaient motivés par un universalisme « libéral », cherchant à « libérer » l’humanité des violations des droits de l’homme qu’aurait permises la souveraineté nationale.

C’est ainsi que l’OTAN a bafoué la souveraineté nationale d’abord avec l’attaque en 1999 contre la Serbie pour protéger les Albanais du Kosovo, puis avec les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, et le bombardement de la Libye. Dans cette campagne mondiale au nom du « bien », les forces américaines ont connu le succès. En apparence tout au moins, car ce qui s’est produit a plutôt été de l’ordre de la tragédie : au nom des droits de l’homme, des États ont été détruits, des populations ont été soumises au chaos et à la loi de la guerre. Si l’exemple le plus tristement célèbre est le carnage en Irak, l’Afghanistan, la Libye et la Syrie ont tous payé le prix de cette recherche effrénée par l’Occident de sa propre vertu.

Malgré ces catastrophes et la justification notoirement frauduleuse de l’invasion de l’Irak, cette mythologie antifasciste égoïste a survécu, en tout cas suffisamment pour s’appliquer maintenant à l’Ukraine. Le plus ridicule, c’est qu’on est maintenant en présence d’une inversion cynique. Alors que de la longue campagne de l’Occident s’est toujours faite contre les souverainetés nationales, voilà que l’OTAN prétend désormais défendre la souveraineté de l’Ukraine !

Certes, la prétention ne résiste pas, ni à l’examen documenté par Abelow de l’ingérence de l’OTAN dans les affaires de l’Ukraine, ni à une véritable connaissance de la politique intérieure de l’Ukraine. La mythologie antifasciste a réussi une telle volte-face qu’elle fait oublier ses précédentes catastrophes, pourtant bien connues et dont personne maintenant ne parle. On peut expliquer la situation par deux raisons. Premièrement, il n’y a pas eu d’alternative idéologique à l’image flatteuse de l’Occident ni d’alternative géopolitique à la puissance américaine. Deuxièmement, la mythologie a servi à rationaliser et à justifier les structures de pouvoir existantes, tant au niveau international que national.

Les défaites combinées des mouvements ouvriers occidentaux et de l’Union soviétique dans les années 1980 ont créé une situation dans laquelle il n’y a pas eu d’alternative au capitalisme néolibéral en politique et aucun concurrent aux États-Unis qui soit de même rang dans les relations internationales. Alors que la guerre froide a été marquée par une « bipolarité » politique et géopolitique, la période après 1989 est celle de l’« unipolarité ».

Sans aucune alternative ou critique systématique de leur idéologie libérale, antifasciste et des droits de l’homme, et sans aucune superpuissance rivale, les élites occidentales n’avaient pas d’autre choix que celui d’adhérer à « la grande illusion » d’hégémonie libérale. Elle les amenait à croire qu’elles pouvaient et devaient répandre la démocratie libérale et les droits de l’homme à travers le monde, si nécessaire à la pointe d’un missile de croisière ! C’est vraiment ce que les dirigeants de l’OTAN imaginaient en s’avançant (avec l’UE) vers l’Est. L’unipolarité de l’imaginaire politique explique aussi le narcissisme et l’attitude désinvolte face aux désastres causés.

Comme le remarque Abelow, l’attitude des experts et des dirigeants occidentaux était telle qu’aucun acteur rationnel n’aurait été pris au sérieux en doutant de leurs intentions bienveillantes lorsqu’ils avançaient leurs pions jusqu’aux frontières de la Russie. Comprendre le narcissisme de la conscience antifasciste permet d’ajouter autre chose : avec la prégnance de cette illusion idéologique dans la culture populaire, quiconque oserait s’opposer aux institutions libérales de l’Occident — identifiées aux droits de l’homme et à la démocratie — devient un fasciste génocidaire, ou un apologiste du fascisme génocidaire, de sorte que ses arguments ou ses intérêts peuvent être écartés.

Il est difficile de contester les conclusions d’Abelow sur la lâcheté des dirigeants américains et européens. Les citoyens des pays de l’OTAN continueront à tolérer nos élites décadentes et leur narcissisme destructeur. Le soutien à la guerre en Ukraine nécessite un aveuglement volontaire envers l’histoire récente des événements en Ukraine de la part des politiciens, des médias, des universitaires et des classes moyennes. Cette ignorance témoigne d’une profonde paresse d’esprit, une réticence à affronter la vérité de nos propres sociétés et une préférence pour ses mythes réconfortants. L’impact de cette guerre au-delà de l’Ukraine est déjà énorme et va empirer. L’avenir des nations européennes, si elles doivent en avoir une, appartiendra à ceux qui sont prêts à rompre avec la mythologie fatiguée du libéralisme, à prendre le contrôle de la politique étrangère de leur État, bref à ceux qui voient une alternative démocratique à l’idéologie qui a provoqué le désastre en Ukraine.

[Le texte original et plus développé a paru sur le site braveneweurope.com le 12 janvier 2023.]