Biden a-t-il fait sauter Nord Stream ?

2023/03/03 | Par Benjamin Abelow

Longueur : 2700 mots

[Benjamin Abelow est cet activiste américain qui s’est fait remarquer par son livre How the West Brought War to Ukraine. On trouvera ici la traduction d’un texte écrit à l’intention de ses partisans et qu’il vient d’afficher sur son espace Internet. Il y donne son avis sur le sabotage de Nord Stream, survenu le 26 septembre 2022 à une profondeur de 80 m. Reliant dans la mer Baltique sur 1 200 km la Russie à l’Allemagne, Nord Stream est constitué de deux gazoducs sous-marins (le Nord Stream 1 inauguré en 2012 et le Nord Stream 2 achevé en 2021) comprenant chacun deux canalisations. Qui est l’auteur de l’attentat ayant pulvérisé sur une longueur de 50 m trois de ses quatre canalisations ? Les États-Unis et l’OTAN disent soupçonner la Russie, pourtant propriétaire des installations et qui y a investi des milliards. Nos remerciements à Benjamin Abelow qui se dit heureux de voir son texte disponible en français.]
 

Le 8 février 2023, le légendaire journaliste d’enquête Seymour Hersh publie un article de 5 000 mots sur le sabotage des gazoducs Nord Stream. En gros, il prétend, en s’appuyant sur une source confidentielle, que le président américain Joe Biden et ses associés en sont les auteurs. Si les affirmations de Hersh se confirment, son article pourrait devenir l’un des plus importants du genre de l’histoire.  
 
Dans les jours suivant la publication de l’article de Hersh, le magazine suisse Die Weltwoche (« La semaine mondiale ») me demande mon opinion. Le lectorat de ce magazine de langue allemande se retrouve surtout en Suisse, mais aussi en Allemagne et en Autriche. Il tire hebdomadairement à 40 000 copies, distribuées aux abonnés ou vendues en kiosque. En cliquant ici, on peut le lire en édition électronique.
 
On trouve ci-après l’article qu’à l’invitation du magazine, j’ai à ce moment-là écrit. Dans mon article, je fais référence à des informations accessibles au public bien avant la publication de l’article de Hersh. Pour qui veut les vérifier par lui-même, une grande partie d’entre elles se retrouvent dans une enquête anonyme disponible sur Internet. Comme certains des documents mentionnés ne sont pas en anglais [ou en français], on peut vérifier leur contenu en les traduisant gratuitement en ligne avec DeepLou Google Translate.
 
Cette enquête anonyme est publiée le 28 septembre, seulement deux jours après le sabotage. Il a donc suffi de 48 heures à son auteur pour formuler une hypothèse crédible, laquelle mène à une culpabilité américaine. Les médias n’échafaudent rien d’analogue au cours des 18 semaines s’écoulant entre l’explosion et la publication de l’article de Hersh, ne se donnant pas la peine non plus de vérifier ou réfuter les hypothèses en circulation. Et une fois l’article de Hersh publié, ils s’accordent pour n’en pas parler ou presque.
 
Mon texte se divise en deux parties. Dans la première, je recopie tout bonnement mon article soumis à Die Weltwoche, sous la forme où il se trouvait avant d’être traduit de l’anglais à l'allemand pour être publié. Dans la seconde partie, je me pose une question : «Et si l’article de Hersh n’était pas crédible ?» J’arrive alors à la conclusion que, peu importe son article, les seules informations publiques suggèrent fortement que Biden et son équipe sont responsables du sabotage de Nord Stream.

 

TEXTE DE MON ARTICLE PUBLIÉ LE 17 FÉVRIER 2023 DANS LE DIE WELTWOCHE
 
De tous les événements médiatiques survenus durant mon enfance, je n’ai souvenir que de trois d’entre eux. Le premier est l’assassinat en 1963 du président américain John F. Kennedy. J’ai alors quatre ans. Même si je ne comprends pas ce qui se passe, je me souviens d’une nouvelle annoncée à la radio, puis de ma mère fondant en larmes. Le deuxième événement est l’alunissage en 1969 d’Apollo 11. Le troisième, survenu la même année, est l’élimination de civils vietnamiens imputée à l’armée américaine : l’affaire, connue sous le nom de « massacre de Mỹ Lai », est révélée par un journaliste d’enquête du nom de Seymour Hersh.
 
Hersh est l’un des journalistes les plus célèbres et les plus respectés des États-Unis. Certains le considèrent comme faisant partie de la demi-douzaine des plus grands journalistes de l’histoire américaine. Ayant travaillé pour le New York Times et le New Yorker, il est titulaire de cinq Polk Awards et du prix Pulitzer.  
 
Le 8 février 2023, Hersh publie en ligne un article de 5 000 mots — librement accessible sur la plateforme Internet privée Substack — et dans lequel il prétend que ce sont les États-Unis qui ont saboté Nord Stream. Je reviendrai plus loin sur la signification du fait que son article ne se soit pas retrouvé dans les médias grand public. Mais d’abord, examinons ce que dit Hersh et pourquoi je le juge crédible.
 
Sur la base d’une source confidentielle, Hersh soutient que les États-Unis ont perpétré l’attaque du Nord Stream. Il affirme que le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan enclenche le processus avec l’approbation du président Biden, et que la planification détaillée est assurée dans le secret par un groupe comprenant le secrétaire d’État Antony Blinken, la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland, ainsi que des représentants des chefs d’état-major interarmées, de la Central Intelligence Agency (CIA) et du département du Trésor.
 
Cela n’est donc pas une mince affaire. Mais il y a plus ! Hersh affirme qu’une aide cruciale est apportée par la Norvège, un pays dont son ex-premier ministre, Jens Stoltenberg, est le secrétaire général de l’OTAN. Hersh raconte comment les explosifs sont posés par les Américains, puis déclenchés à retardement à l’aide d’une bouée de communication larguée en mer par la Norvège.
 
La Maison-Blanche déclare que l’article est « totalement faux et complètement fictif ». La CIA publie un démenti semblable.
 
Afin d’expliquer pourquoi je suis enclin à croire l’article de Hersh, du moins dans ses grandes lignes, je dois donner quelques éléments de contexte importants et qui sont connus publiquement.
 
Au cours de chacune des 51 dernières années, la marine américaine parraine et réalise dans la mer Baltique un exercice militaire. Il s’agit d’un exercice naval appelé BALTOPS, pour « Baltic Operations ». En 2022, il commence le 5 juin et dure douze jours. Au total, quatorze pays y participent. Le navire de tête est l’USS Kearsage, un gigantesque navire d’assaut amphibie qui est deux fois et demie plus long qu’un terrain de football américain.
 
BALTOPS 2022 recourt à des véhicules sous-marins sans pilote (appelés « UUV ») qui permettent de détruire des mines et autres cibles sous-marines. Ce déminage se fait généralement à l’aide d’explosifs posés sur une cible et qu’on fait sauter à distance. Cette partie de l’exercice se déroule près de l’île danoise de Bornholm, au large des côtes suédoises.
 
Bien que l’exercice BALTOPS se termine le 15 juin, le Kearsage et plusieurs autres navires américains séjournent jusqu’au 24 septembre dans la mer Baltique, accostant dans divers ports. Ce n’est qu’après qu’ils quittent la région, vraisemblablement pour retourner en Italie où ils sont basés avec la sixième flotte américaine. Deux jours seulement après leur départ, des explosions frappent trois des quatre canalisations de Nord Stream. Il est important de remarquer que celles-ci se produisent près de l’île de Bornholm, non loin de l’endroit où viennent justement de se dérouler les exercices BALTOPS.
 
Certaines déclarations américaines méritent par ailleurs d’être versées au dossier. Quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président Biden déclare publiquement que si la Russie envahit l’Ukraine, « nous mettrons fin » à Nord Stream 2. « Je vous promets que nous pourrons le faire », ajoute-t-il. Lorsque ces menaces sont proférées, le chancelier allemand Olaf Scholz se tient silencieusement à ses côtés. On doit certainement se demander, en admettant que les États-Unis soient effectivement les coupables, si le chancelier Scholz n’avait pas alors acquiescé à leur plan. La sous-secrétaire d’État Victoria Nuland lance le même genre d’avertissement. « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream 2 n’ira pas de l’avant. »
 
Plusieurs autres membres de l’élite politique américaine s’opposent avec véhémence à Nord Stream, craignant que l’Europe en général et l’Allemagne en particulier s’associent trop étroitement à la Russie. À ce sujet, on retrouve sur Internet une vidéo de sept minutes d’un certain Matt Orfalea [plus de 75 000 abonnés] qui recense diverses déclarations dans le même style.
 
Enfin, bien que le Danemark, la Suède et l’Allemagne enquêtent sur le sabotage, aucun des trois n’en publicise les conclusions. Je me souviens avoir lu qu’en Allemagne, les ministères de l’Intérieur et de la Défense ont refusé de divulguer leurs conclusions, même à un membre du parlement. À ce que j’ai compris, ce refus a été expliqué par une question de sécurité nationale. Remarquez qu’en présence d’éléments de preuve incriminant la Russie, les conclusions des enquêtes (même avec des méthodes ne permettant pas d’en arriver à des certitudes) ont plutôt l’habitude d’être rapidement ébruitées.
 
Ce que je dois alors conclure, c’est que ces enquêtes n’ont apporté aucune preuve de l’implication russe, mais peuvent avoir au contraire pointé du doigt un ou plusieurs membres de l’OTAN. Voilà peut-être en ce sens que s’explique cette fameuse « question de sécurité nationale », comme cela a été évoqué en Allemagne : si c’était un membre de l’OTAN qui avait mené l’attaque et que la chose devenait publique, il pourrait en résulter une forte opposition populaire à l’OTAN. À propos, le New York Times et le Washington Post ont au cours des dernières semaines publié des articles constatant toute absence de preuve d’une quelconque implication russe.
 
Tout ce que je viens de raconter est du domaine public. Je savais tout cela bien avant le 8 février 2023, avant même que Hersh ne publie son article. Je pensais en effet qu’il était tout à fait possible, voire probable, que le gouvernement américain ait fait sauter Nord Stream ou ait aidé un autre pays à le faire. Je me sens donc en droit de juger crédible l’article de Hersh. Les informations sur lesquelles il s’est basé lui sont très probablement parvenues par l’entremise d’un « lanceur d’alerte », qui les lui a apportées en raison précisément de son intégrité et de sa crédibilité auprès du grand public, aussi parce qu’il a la réputation de protéger l’identité de ses sources.
 
Sur la base de tout ce qui est connu et en attendant les résultats d’une enquête internationale indépendante, ce qui est à mon avis nécessaire, je soupçonne que des membres du gouvernement américain, y compris le président Biden, sont responsables du sabotage de Nord Stream.
 
Que pouvons-nous dire du moyen utilisé par Hersh pour faire paraître son article, en ligne sur une plateforme privée ? Quelles conclusions pouvons-nous aussi tirer du fait que cet article a été presque totalement ignoré des médias grand public américains et européens, ou que ceux-ci ne remettent pas en question l’affirmation de la Maison-Blanche voulant que cet article soit «totalement faux et complètement fictif» ?
 
Je crois que nous sommes témoins de la présence, autant dans les médias américains qu’européens, d’une autocensure profonde et oppressive. Cette censure s’est considérablement renforcée depuis le début de la guerre en Ukraine. Dans un tel contexte, le public devrait tirer profit des sources d’information dites « dissidentes », non seulement sur le sabotage de Nord Stream, mais aussi sur les causes sous-jacentes de la guerre en Ukraine et de sa poursuite.

 

ET SI L’ARTICLE DE SEYMOUR HERSH N’ÉTAIT PAS CRÉDIBLE ?
 
La Maison-Blanche et la CIA ont qualifié l’article de Hersh de fantaisiste. J’accorde peu ou pas de poids à ce genre de réponse : elles auraient dit la même chose quand bien même l’article avait du mérite. En toute logique, ces dénégations n’ont donc aucune incidence sur l’hypothèse selon laquelle le gouvernement américain est à l’origine du sabotage. On ne nous dira rien, que l’article soit vrai ou faux.
 
On doit néanmoins admettre que l’article de Hersh pose un problème de crédibilité, étant donné qu’il est basé sur une seule source anonyme. Je ne dis pas cela pour discréditer son auteur, pour qui j’ai beaucoup de respect. Il s’agit simplement de reconnaître que son analyse est fondée sur des allégations dont on ne peut évaluer la validité de manière indépendante. Nous finissons donc par devoir prendre (ou ne pas prendre) Hersh au sérieux, que ce soit sur la base de notre propre évaluation de son passé journalistique et de son intégrité, ou sur celle de l’hypothèse qu’on peut s’être déjà faite de la culpabilité des États-Unis.
 
Cela nous oblige à vouloir laisser entièrement de côté ce que Seymour Hersh a pu écrire et à raisonner comme s’il n’avait rien publié. Ou, en étant un tantinet cynique, supposons que sa « source » lui a menti, ou qu’il a lui-même tout inventé. Il ne nous reste alors que les informations qui sont du domaine public. Or, même dans ce cas, on peut trouver des faits tendant à établir la culpabilité de Biden et de son équipe.  
 
Voici une liste de ces faits. À l’exception du fait mineur numéro 6, ils ont déjà été relevés dans mon article publié par le magazine suisse Die Weltwoche.
 
1.Le mobile existe. Il suffit de regarder la longue histoire de la forte opposition des États-Unis à Nord Stream.
 
2.Les États-Unis disposent des moyens nécessaires. Le président Biden le dit explicitement : « Je vous promets que nous serons en mesure de le faire. » Non seulement cela implique une capacité à agir, mais suggère une planification parvenue au stade où on peut parler avec assurance d’une capacité à réussir le projet. Les informations accessibles au public sur BALTOPS, sur le Kearsage, l’accent mis sur les véhicules sous-marins sans pilote, les exercices de déminage et l’emplacement près de l’île de Bornholm, tout cela confirme la disponibilité de ces moyens. Néanmoins, même si l’exercice BALTOPS n’avait jamais eu lieu, on pourrait tout de même maintenir que les États-Unis disposent des moyens pour s’attaquer avec succès à Nord Stream

3.La menace a été proférée de manière explicite. On peut parler non seulement de l’existence d’un mobile, mais en plus d’une déclaration explicite d’intention. En substance, le président Biden a en effet dit : « Si X se produit, alors Y va se produire. » Or X s’est réalisé, puis Y à son tour. En soi, cette séquence est assez impressionnante. La sous-secrétaire d’État Victoria Nuland a fait une déclaration d’intention équivalente. Le fait que deux personnes de haut rang aient fait des déclarations équivalentes, à deux moments différents, dans deux contextes différents, indique qu’il ne s’agissait pas d’une simple gaffe verbale de Biden, mais plutôt d’une intention bien développée et coordonnée au sein du pouvoir exécutif américain.  
 
Selon moi, ces trois premiers faits suggèrent fortement que Biden et son équipe sont responsables du sabotage de Nord Stream. Si les faits suivants, numérotés de 4 à 6, ajoutent un certain poids, ils ne sont cependant pas déterminants dans mon argumentation.  
 
4.Le silence des Allemands, des Suédois et des Danois est parlant. En logique, les arguments basés sur le silence [« argumentum ex silentio »] ont la réputation d’être faibles, voire fallacieux, et doivent généralement être ignorés. Ils peuvent cependant avoir une certaine force lorsqu’existent de bonnes raisons de « ne pas s’attendre au silence », comme en l’occurrence à cause de ce que j’ai expliqué dans mon article au Die Weltwoche. Dans la mesure en effet où les pays occidentaux sont prompts à accuser la Russie de tous les méfaits, même sur la base de preuves fragiles, comment expliquer leur silence subit dans le cas de Nord Stream ? Dans la mesure aussi où la « sécurité nationale » fournit la justification du silence, comme je crois comprendre en ce qui concerne au moins l’enquête allemande, le silence suggère d’autant plus que l’attaque a été menée par un membre de l’OTAN.
 
5.Il n’existe aucune preuve de l’implication russe. Le New York Times et le Washington Post ont cité de nombreux experts disant que n’existe aucune preuve d’un rôle russe. C’est un point mineur, mais qui n’est pas négligeable puisqu’il donne un peu de poids à la possibilité qu’un membre de l’OTAN ait mené l’attaque. De tels articles, surtout dans des journaux prestigieux, aident en effet à réduire la probabilité d’une hypothèse concurrente (que la Russie soit coupable) et augmentent la probabilité que l’action ait été menée par un membre de l’OTAN.

6.Le « tweet » de Radek Sikorski est mineur, mais…  Immédiatement après l’attaque de Nord Stream, Radek Sikorski, ancien ministre des Affaires étrangères de la Pologne et aujourd’hui membre du Parlement européen, a «tweeté» une photo du site de l’attaque (l’eau bouillonnante) avec les mots : «Merci, États-Unis». Je veux bien admettre qu’il ne s’agit là que d’un fait mineur. On peut cependant lui accorder un certain poids, étant donné que Sikorski dispose vraisemblablement encore de contacts dans la communauté polonaise du renseignement.
 
CONCLUSION

Bref, même si Hersh n’avait jamais publié son article ou même si nous supposons que les détails qu’il fournit sont faux, les preuves publiques, considérées dans leur ensemble, sont incriminantes, bien que la responsabilité américaine ne soit pas encore avérée.