Justin dans la mire de Washington

2023/03/03 | Par Pierre Dubuc

Longueur: 3850 mots.

Un article publié dans le Journal de Montréal du 13 janvier 2023, sous la plume de Francis Halin, rapportait que « des membres du Conseil d’affaires Canada-Chine, créé et financé par le clan Desmarais, ont voulu rassurer mercredi les investisseurs chinois qui craignent qu’Ottawa les bloque pour des raisons de ‘‘sécurité nationale’’ ».

On ne sait si ces propos rassurants ont produit leur effet mais, chose certaine, les derniers rebondissements sur l’ingérence chinoise dans les élections canadiennes ont tout pour inquiéter ces investisseurs chinois.

Ce n’est pas tous les jours que des médias ont accès à des documents ultraconfidentiels des services de renseignement canadiens comme c’est le cas pour le Globe and Mail depuis déjà quelque temps. De puissants intérêts ont pris pour cible le Parti libéral du Canada, dont les affinités avec la Chine sont bien connues. Qu’on ait révélé l’important don (200 000 $) d’un homme d’affaires chinois, remboursé par le gouvernement de Beijing, à la Fondation Pierre Elliot Trudeau laisse croire que la véritable cible serait le premier ministre Justin Trudeau lui-même.

Pour comprendre les véritables enjeux de la crise actuelle, il faut revenir sur l’histoire d’amour entre le Parti libéral du Canada et la Chine, de même que sur le rôle du « Five Eyes », le réseau des services de renseignement des cinq pays de l’anglosphère : les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada.

L’histoire d’amour entre le PLC et la Chine

Dans son livre Claws of the Panda, Beijing’s Campaign of Influence and Intimidation in Canada (Cormorant Books, 2019), le journaliste Jonathan Manthorpe nous apprend que les relations amicales avec la Chine remontent beaucoup plus loin dans le temps que la reconnaissance de la Chine par Trudeau père en 1970.

Avant la Révolution chinoise de 1949, de nombreux missionnaires canadiens étaient présents en Chine. Il y avait à cette époque environ 400 missionnaires catholiques, mais un nombre encore plus important de missionnaires méthodistes et presbytériens. Au cours des années 1930, 1940 et 1950, les enfants de certains d’entre eux – surnommés les « Mish Kids » – jouaient un rôle de premier plan au sein du ministère des Affaires étrangères à Ottawa. Ils comprenaient des personnalités comme le futur premier ministre libéral Lester B. Pearson, fils d’un pasteur méthodiste.

Dès 1949, nous apprend Jonathan Manthorpe, le Canada était prêt à reconnaître la Chine, mais le déclenchement de la guerre de Corée a entraîné le report de cette reconnaissance.  En 1956, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Lester B. Pearson et le premier ministre Louis St-Laurent ont voulu établir des relations formelles avec Beijing, mais ils se sont butés à l’opposition ferme du président Dwight Eisenhower.

Le rôle-clef de Paul Desmarais

Avant même l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays, le Canada a commencé à vendre du blé à la Chine sous le gouvernement conservateur de John Diefenbaker. Mais le commerce s’est véritablement développé à partir de la création du Canada-China Business Council (CCBC) en 1978, à l’initiative de l’homme d’affaires Paul Desmarais de Power Corporation, dont les accointances politiques libérales sont bien connues. Il a discrètement organisé la campagne électorale de 1968 de Pierre Elliott Trudeau, son fils a marié la fille de Jean Chrétien et il a cédé à Paul Martin la Canada Steamship Line.

Paul Desmarais a été à l’origine des premiers investissements chinois au Canada, en cédant à la China International Trust Investment Company (CITIC) 50 % des actions d’une papetière détenue par Power Corporation à Castelgar en Colombie-Britannique. En 1997, André Desmarais, le fil de Paul, a eu le rare privilège de devenir membre du conseil d’administration de ce conglomérat.

Jonathan Manthorpe raconte l’importance de l’influence de la famille Desmarais sur la politique du Canada à l’égard de la Chine à travers le témoignage de Raymond Chan, le premier Canadien d’origine chinoise nommé ministre, soit au sein du gouvernement Chrétien en 1993.

Quand Raymond Chan a voulu établir les objectifs de son ministère, un fonctionnaire lui a conseillé de se rendre à Montréal pour y rencontrer André Desmarais. Dans les somptueux bureaux de Power Corporation, Chan a remarqué, au milieu de tableaux de peintres canadiens (Krieghoff, Groupe des Sept, Riopelle), une peinture hors contexte.

Desmarais lui a dit qu’elle lui avait été donnée par son bon ami le premier ministre chinois Li Peng, soit celui-là même qui avait proclamé la loi martiale le 20 mai 1989 qui a conduit à la répression sanglante du 3 juin sur la place Tiananmen. Raymond Chan n’était pas sans savoir qui était Li Peng. Trois ans auparavant, Chan avait été expulsé de Chine pour avoir manifesté sur la place Tiananmen à l’occasion du premier anniversaire de la répression.

Manthorpe cite Chan : « Nous avons quitté les bureaux de Power Corporation avec le sentiment qu’on venait de nous dire, dans les termes les moins ambigus possible, où était définie la politique du Canada à l’égard de la Chine ».

Vite de retour en Chine, après Tiananmen

Dans son livre Canada and China, A fifty-year journey (University of Toronto Press, 2022), B. Michael Frolic rapporte que Paul Desmarais a été un des premiers hommes d’affaires à se rendre en Chine à bord de son jet privé peu après les événements de la place Tiananmen.
Au plan diplomatique, Jean Chrétien, nouvellement élu premier ministre en 1993, a été un des premiers à mettre fin aux sanctions adoptées au lendemain de Tiananmen et à réhabiliter le gouvernement de Beijing sur la scène internationale avec, en 1994, la plus importante mission commerciale du Canada en Chine.

Le « Team Canada », auquel participaient de nombreux hommes d’affaires, a alors conclu des accords commerciaux d’une valeur de 8,5 milliards. L’organisation du voyage avait été confiée au CCBC. Il commandita un banquet dans le Grand Palais du peuple, permettant aux hommes d’affaires canadiens un accès direct aux plus importants politiciens et hommes d’affaires chinois. Jean Chrétien a confié plus tard qu’il avait rencontré si souvent à l’époque le président chinois Jiang Zemin que celui-ci le considérait comme son professeur d’anglais.

Le Projet Sidewinder

L’extraordinaire influence de la famille Desmarais sur la politique canado-chinoise allait être révélée lors de l’affaire du Projet Sidewinder, une enquête conjointe de la GRC et du SCRS, entreprise à la suite de la découverte d’irrégularités au consulat canadien à Hong Kong.

En 1990, un diplomate canadien, Brian McAdam avait mis à jour un trafic de visas en échange de pots-de-vin de 10 000 à 20 000 $. Mais les autorités canadiennes avaient étouffé l’affaire pour ne pas nuire aux relations sino-canadiennes. Quelques années plus tard, l’enquête avait été rouverte et les enquêteurs en étaient venus à s’intéresser aux liens entre le gouvernement chinois, les triades criminelles chinoises et certains hommes d’affaires et politiciens canadiens influents.

Jean Chrétien a réussi à étouffer, une nouvelle fois, l’affaire au terme d’une entente avec le directeur de la GRC Giulano Zaccardelli où, en échange de l’abandon de l’enquête, il lui laissait carte blanche pour des dépenses somptuaires (luxueuse modernisation de son bureau, avion personnel, fêtes bien arrosées). (Nous avons traité en détail de cette question, cliquez ici pour l’article)

Dans Ces espions venus d’ailleurs. Enquête sur les activités d’espionnage au Canada (Stanké, 2009), les auteurs Fabrice de Pierrebourg et Michel Juneau-Katsuya soulignent que l’opération Sidewinder « a, pour la première fois, exposé les efforts considérables déployés par la Chine pour infiltrer, et éventuellement piller, l’économie canadienne ».

« Plus préoccupant encore, ajoutent-ils, les enquêteurs du SCRS et de la GRC mobilisés par ce projet depuis mai 1996 ont démontré l’existence d’une alliance formée pour l’occasion par un trio infernal : services secrets chinois, triades mafieuses et hommes d’affaires chinois. »

De Pierrebourg et Juneau-Katsuya affirment, en citant une étude du SCRS, que le Canada perdait « annuellement entre 10 et 12 milliards de dollars en raison de l’espionnage économique et industriel ». Dans leur livre, ils révélaient que la Chine avait plus de cent vingt diplomates en poste au Canada, soit deux fois plus qu’aux États-Unis et que, contrairement aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et à l’Australie, où «on compte en moyenne un cas par mois d’espionnage économique ou industriel chinois déposé devant les tribunaux, jamais au Canada une seule personne n’a été accusée pour cette activité illicite».

Cela s’expliquerait par les pressions exercées par les députés et ministres chargés de courtiser l’électorat sino-canadien et par les chefs de grandes entreprises ou d’associations commerciales qui font affaire avec la Chine.

Dans son livre Claws of the Panda, Beijing’s Campaign of Influence and Intimidation in Canada, Jonathan Manthorpe décrit de façon très détaillée les moyens mis en place par la Chine pour influencer la politique canadienne par l’intermédiaire de la diaspora chinoise (1,56 million de personnes), de ses étudiants (119 335 étudiants), des Instituts Confucius, de ses investissements dans l’immobilier, particulièrement à Vancouver et Toronto, et dans les secteurs des ressources naturelles et de l’énergie.

Donc, l’ingérence chinoise dans les affaires canadiennes n’est pas un fait nouveau.

Une relation privilégiée remise en question

Pendant des décennies, la Chine était redevable au Canada pour son appui sur la scène internationale (Reconnaissance de la Chine en 1970, admission à l’ONU, etc.), mais avec la montée en puissance de la Chine, la relation s’est inversée. La Chine a développé un appétit important pour les ressources canadiennes et a étendu son influence pour préserver ses intérêts.

Entre 2003 et 2016, la Chine a investi 60 milliards de dollars dans le secteur énergétique au Canada et 9 milliards dans les mines et l’industrie chimique.

L’attitude du gouvernement Harper à l’égard de la Chine est intéressante. Au début de son mandat, il a boudé l’Empire du Milieu. Il s’est même affiché avec le Dalaï-Lama, une véritable provocation aux yeux de Beijing. Le CCBC, qui regroupait les principales entreprises faisant affaire avec la Chine, a été placé sur liste noire pendant trois ans à cause de ses liens avec les libéraux. En 2006, Harper, mettant au premier plan les droits de l’homme dans ses relations avec la Chine, déclara : « Le Canada ne reniera pas ses valeurs pour la poursuite du Dollar Tout-puissant ».

En 2008, on assista à un tournant. Devant les critiques de la communauté d’affaires canadienne, le boycottage du CCBC fut levé. En 2009, Harper effectua un voyage de huit jours en Chine. Le CCBC assuma la responsabilité du volet « business » du voyage. Il organisa avec la Chambre du commerce du Canada un banquet où étaient conviés 500 hommes d’affaires canadiens et chinois devant lesquels Harper prononça un discours. Harper rappela que le Canada avait investi plus d’un milliard de dollars dans le Asia-Pacific Gateway pour lier davantage l’Asie au marché nord-américain. Les investissements chinois étaient maintenant les bienvenus. La Chine émergeait comme superpuissance et le Canada comme superpuissance énergétique. C’était une ode au « Dollar Tout-puissant ».

En 2010, un important document de stratégie géopolitique a été publié par le Conseil international du Canada, un think tank parrainé par l’élite économique du Canada, qui concrétisait cette orientation. Intitulé « Un Canada ouvert : Stratégie de positionnement mondial à l’ère des réseaux », le document militait pour un changement d’orientation fondamental de la politique canadienne. Il remettait en question le libre-échange avec les États-Unis comme fondement de la politique économique du Canada et prônait une plus grande ouverture vers les marchés asiatiques.

Harper effectua un second voyage en Chine au début de 2012. La lune de miel se poursuivait. On évoqua la possibilité d’un traité de libre-échange entre les deux pays. En juillet 2012, la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) se montra disposé à payer 15 milliards pour la prise de contrôle de la pétrolière et gazière Nexen Inc. C’était, à l’époque, la plus importante acquisition étrangère par la Chine.

Mais des critiques se manifestaient. En particulier, celles de Richard Fadden le directeur du SCRS, les services secrets canadiens, sur l’influence indue de la Chine au Canada. Il mettait en garde, entre autres, contre la prise de contrôle par la Chine d’entreprises dans le domaine des ressources naturelles, particulièrement dans les sables bitumineux. Après tergiversations, le gouvernement Harper a approuvé la transaction Nexen, mais en spécifiant que ce serait la dernière de cette importance.

En juillet 2015, le gouvernement Harper s’est opposé à l’acquisition de ITF Technologies par O-Net Communications, une entreprise de Hong Kong. Le gouvernement a invoqué la sécurité nationale, parce que la compagnie développait des programmes de cryptologie pour les pays anglo-saxons du Five Eyes.

O-Net a contesté la décision du gouvernement devant les tribunaux. À la fin de 2016, le gouvernement de Justin Trudeau s’est dit d’accord pour revoir le dossier. Le 27 mars 2017, O-Net a publié un communiqué affirmant que le cabinet autorisait la transaction.

Pour le gouvernement Trudeau, l’autorisation était une monnaie d’échange dans le cadre de ses négociations pour en arriver à un accord de libre-échange avec la Chine, comme en fait foi cette déclaration, quelques jours auparavant, de l’ambassadeur chinois au Canada: « La Chine va considérer comme du protectionnisme toute tentative du Canada d’invoquer la sécurité nationale pour bloquer des entreprises d’État d’acheter des compagnies canadiennes ou de faire des affaires avec le gouvernement canadien ».

Un accord de libre-échange qui ne verra pas le jour parce que, selon Manthorpe et plusieurs autres observateurs, le Canada voulait inscrire dans le traité des questions concernant les lois du travail, les droits de la personne, l’avancement des femmes et des protections environnementales. C’était faire preuve d’une belle naïveté de la part du gouvernement Trudeau. Nous n’étions plus à l’époque des « Mish Kids », où le Canada pouvait exercer une certaine influence sur le gouvernement chinois. La relation s’est complètement inversée et la Chine n’accepte pas qu’on s’immisce dans ses affaires internes.

La riposte américaine

Les investissements chinois au Canada, la réorientation de la politique économique canadienne vers la Chine ont attiré de plus en plus l’attention des États-Unis. En juin 2017, lorsque le gouvernement Trudeau approuve la vente de la compagnie de fabrication de satellites Norsat International Inc. de la Colombie-Britannique à Hytera Communications de la ville de Shenzhen dans le sud de la Chine, le Congrès états-unien sonne rapidement l’alarme.

Au nombre des clients de Norsat, il y a le Département de la Défense, le corps des Marines, le fabricant d’avions Boeing, l’OTAN, le Département irlandais de la Défense, l’armée taïwanaise et plusieurs autres organisations, dont CBS NEWS et l’agence Reuters. De plus, quelques mois auparavant, soit en mars 2017, Hytera avait fait l’objet d’une poursuite de Motorola aux États-Unis pour vol de technologies. Le Pentagone a réagi à la vente de Norsat à Hytera en déclarant qu’il allait revoir ses relations commerciales avec Norsat.

En mai 2018, le gouvernement fédéral a bloqué la prise de contrôle d'Aecon Group par l'entreprise chinoise CCCC International Holding, une transaction évaluée à 1,5 milliard de dollars, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Aecon avait des contrats dans les infrastructures de télécommunications, les sites nucléaires, un barrage hydroélectrique en Colombie-Britannique et le pont Gordie Howe qui va relier Windsor et Detroit.

De plus, pour mettre un terme à tout espoir qu’un traité de libre-échange entre le Canada et la Chine voit le jour, l’administration Trump a introduit dans le nouveau traité de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (AEUMC), une clause obligeant un des pays signataires qui passerait un accord de libre-échange avec « un pays n'ayant pas une économie de marché » – des termes considérés comme une référence à la Chine – à soumettre le traité à ses partenaires de l’AEUMC, tout en les autorisant à se retirer de l’accord avec un préavis de six mois.

L’affaire Huawei

En mars 2018, le ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale informait le Parlement que le gouvernement n’empêcherait pas Huawei Technologies de vendre des téléphones intelligents et de l’équipement de télécommunications aux Canadiens, malgré les mises en garde des services secrets canadiens et états-uniens.

De sa propre initiative, l’Australie avait banni Huawei et la Nouvelle-Zélande lui avait emboîté le pas. Mais le Canada résistait malgré les injonctions de l’administration Trump, du Congrès américain et des services secrets canadiens qui, tous, font valoir que Huawei est une société d’État, qui doit rendre des comptes au gouvernement chinois. Leur argument est que, pour des raisons de sécurité nationale, Huawei ne doit pas participer au développement du réseau 5G, qui est en train d’être mis en place.

Depuis des mois, Washington menait une campagne tous azimuts pour obliger ses partenaires commerciaux et politiques, et en particulier les membres du groupe de pays anglo-saxons du « Five Eyes » d’échange de renseignements secrets, à mettre fin à leurs liens avec la multinationale chinoise Huawei, qui était le deuxième équipementier mondial.

Dans son livre The Secret History of the Five Eyes. The untold story of the international spy network (Blink Publishing, 2022), Tim Shipman raconte comment les États-Unis ont fait plier la Grande-Bretagne et le Canada qui se montraient réticents à obéir aux diktats de l’administration Trump. Il écrit que la « communauté » du Five Eyes fonctionne uniquement parce que « ses membres reconnaissent que leur force réside dans leur unité, leur collaboration et le soutien mutuel ». Aussi, lorsque Trump a accédé au pouvoir à Washington, la communauté des services secrets s’est entendue pour combattre la désinformation qui venait de la Maison-Blanche. Dans le cas de Huawei, ce fut vrai jusqu’à ce que la CIA et la NSA s’allient à la Maison-Blanche.

Au printemps 2019, une délégation de la Maison-Blanche arrive à Londres avec pour mission de perturber la politique britannique concernant Huawei. La délégation s’opposait à ce que Huawei participe à la mise sur pied du réseau 5G, même si cet accès était limité.

Lors d’une rencontre dans les bureaux du Cabinet britannique, les responsables anglais durent subir pendant cinq heures les foudres de Matthew Pottinger, un ancien marine parachuté au poste de directeur principal pour l’Asie du National Security Council. Pottinger avait joué un rôle majeur dans la décision de l’administration Trump d’imposer des droits de douane de 200 milliards $ US sur les importations chinoises.

L’administration britannique résista aux pressions américaines en faisant valoir que l’implication de Huawei dans le réseau britannique en développement n’était pas si importante et que le National Cyber Security Centre était en mesure de gérer techniquement les problèmes potentiels. Il y avait aussi le fait que l’alternative, soit le recours aux firmes scandinaves Nokia et Ericsson, était beaucoup plus dispendieuse.

Le secrétaire d’État Mike Pompeo déclara que l’équipement Huawei constituait un risque sécuritaire et des membres de son bureau firent savoir au Cabinet britannique par des canaux officieux que la Grande-Bretagne risquait de perdre sa place dans le Five Eyes si elle approuvait le recours à Huawei.

En janvier 2020, le gouvernement de Boris Johnson décide de défier l’administration Trump en approuvant le choix de Huawei pour la construction du réseau 5G britannique, tout en excluant l’entreprise chinoise d’un accès aux sites militaires et nucléaires et aux infrastructures nationales britanniques.

Au mois de mai 2020, l’administration Trump impose des sanctions qui interdisent à Huawei l’utilisation de semi-conducteurs de technologie américaine. Deux mois plus tard, Boris Johnson opère un virage à 180 degrés et interdit à Huawei l’accès à la Grande-Bretagne. L’effet a été de retarder de trois ans l’implantation du réseau 5G et une facture de 2 milliards de livres pour retirer tout le matériel Huawei 5G du réseau britannique avant 2027.

L’affaire Meng Wanzhoo

Au Canada, l’affaire a pris une tournure beaucoup plus dramatique avec l’arrestation, le 1er décembre 2018, de Mme Meng Wanzhoo, la fille de son fondateur, à la demande des États-Unis qui réclament son extradition. Beijing riposta avec l’arrestation des deux Michael (Michael Spavor and Michael Kovrig,). Un accord interviendra au début décembre 2022 pour la libération des trois personnes.

La résistance du gouvernement libéral à bannir Huawei s’expliquait en bonne partie parce que les géants canadiens de l’Internet, et plus particulièrement, Bell et Telus, proches du Parti Libéral, utilisaient déjà la technologie Huawei. Selon le Globe and Mail, il en coûterait près d’un milliard de dollars pour chasser Huawei du 5G.

Le lien de Huawei avec le Parti Libéral s’effectuait, entre autres, par l’entremise de son vice-président, Scott Bradley, un ancien de Bell Canada, qui a été candidat libéral en 2011. Il a été membre du Canada-China Business Council de la famille Desmarais.

Dans son dernier livre, Mes nouvelles histoires (Les éditions La Presse), Jean Chrétien raconte qu’il a fait des pieds et des mains pour obtenir la libération de Meng Whanzhou. Sans succès. Il rend Chrystia Freeland responsable du pourrissement de la situation et de la détérioration des relations entre la Chine et le Canada par suite de l’affaire Meng Wanzhou.

C’est aussi Mme Freeland, alors qu’elle était la négociatrice en chef pour le Canada dans le cadre de la renégociation du traité de libre-échange nord-américain (AEUMC), qui a accepté l’inclusion d’une clause qui accorde, dans les faits, un droit de veto à Washington sur les relations futures entre le Canada et la Chine.

Exit Trudeau, entrée Freeland ?

Aujourd’hui Richard Fadden, ses alliés diplomates et ses successeurs à la tête du SCRS reprennent l’offensive contre la Chine, mais en visant spécifiquement Justin Trudeau. Difficile de ne pas y voir la main de Washington. Richard Kerbaj intitule d’ailleurs un chapitre de son livre « More equal than others » pour montrer la prédominance des États-Unis dans le Five Eyes.

Pourquoi cette nouvelle offensive maintenant ? Richard Kerbaj raconte qu’au début 2022, les dirigeants du Five Eyes sont devenus particulièrement nerveux devant ce qu’ils considéraient comme un pacte agressif entre Vladimir Putin et Xi Jinping. Il rappelle que les deux dirigeants avaient proclamé que l’union entre leurs deux pays n’avait « pas de limites » et ne contenait « aucun domaine de coopération interdit ».

Pourquoi cibler Trudeau ? Parce que, dans le contexte de la guerre en Ukraine, la tradition familiale historique des Trudeau et du Parti libéral rendrait Justin suspect aux yeux de Washington.

Il faut aussi se placer dans le contexte de la publication prochaine du budget fédéral préparé par Chrystia Freeland. Dans son livre, Where To From Here. A path to Canadian prosperity (ECW Press, 2023), l’ancien ministre des Finances Bill Morneau raconte son désaccord avec des mesures d’urgence lors de la COVID, mais rappelle que, dans notre système parlementaire, l’opinion du premier ministre prévaut sur celle de son ministre des Finances.

Très proche de l’administration américaine, faucon parmi les faucons au sein de l’OTAN, l’égérie du lobby ukrainien au Canada est fort probablement en train de concocter un budget qui permettrait au Canada de se rapprocher de l’objectif de 2 % du PIB des dépenses militaires. Un Trudeau déstabilisé par les « affaires » d’ingérence chinoise serait mal venu de s’y opposer.

On peut aussi spéculer que les jours de Trudeau comme premier ministre soient comptés. Et, comme il serait étonnant que la Maison-Blanche apprécierait l’arrivée au pouvoir d’un émule de Trump comme Poilièvre, malgré son orientation pro-américaine, une Chrystia Freeland, première ministre, mérite certainement considération.

Bien entendu, tout cela sans ingérence américaine dans les affaires canadiennes.