Gilles Gagné. L’indépendance et la justice climatique

2023/04/19 | Par Robert Laplante

Cet article est paru dans l’édition du mois de mars de l’Action nationale.

Voilà un petit recueil qui vaut le détour. C’est brillant, touffu et soutenu par une érudition livrée dans une verve qui fait plaisir à lire. Les cinq textes qu’il regroupe ne se lisent pas avec un égal bonheur, mais, tous, ils donnent à penser, ce qui n’est pas la moindre de leur qualité.

C’est le texte intitulé « Notes sur Climat Québec » qui forme le cœur de l’ouvrage, qui lui donne sa matrice conceptuelle et en fixe les horizons. Gilles Gagné voit dans l’avènement de Climat Québec un événement susceptible de provoquer une révision en profondeur de la façon de penser et mener la lutte climatique dans la belle province. Il voit dans la posture de ce parti des éléments de rupture et l’émergence possible d’un nouveau paradigme dont il essaie de démontrer aussi bien les raisons que la portée.

Climat Québec, en effet, ne traite pas la question climatique comme un volet plus ou moins étendu d’une quelconque politique de l’environnement ou d’une politique d’économie verte. Ce parti fait de la question climatique le cadre essentiel de son action politique, Gagné y voit un véritable « projet d’État » plutôt qu’un programme partisan conventionnel. Climat Québec envisage de traiter tous les enjeux de société et les choix de l’État sous l’angle de la lutte climatique. L’ampleur de la crise et ses conséquences ne peuvent faire l’objet d’une approche sectorielle.

Sans qu’il soit toujours évident de faire la part des choses entre ce qui se trouve dans le « programme » du parti et ce que son analyse y décèle, Gagné esquisse les contours du paradigme qui s’y dessinent. Rupture avec l’économisme triomphant, refus de réduire les enjeux aux partis-pris pour les technologies vertes, nécessité de découpler le progrès social de la croissance – fût-elle verte. Le parti-pris reste résolument centré sur la nécessité de poursuivre simultanément deux objectifs stratégiques : combattre pour rétablir ce qui peut être réversible, s’adapter pour réduire les impacts de la destruction des écoumènes. Pas de jovialisme ici : la lutte aux changements climatiques sera très difficile, elle exigera des changements radicaux dans les façons de vivre et dans les conditions à réunir pour garder le monde habitable.

Pas d’angélisme non plus : les puissants qui mènent autant de destruction ne laisseront pas facilement le morceau. Le capitalisme qui transforme tout de la nature en marchandise et qui génère des inégalités croissantes devra être battu en brèche. Plus facile à dire qu’à faire devant des tâches qui exigeront des révisions radicales de la répartition des moyens. La question climatique ne peut pas être abordée sans les choix de justice climatique. Les dérèglements du climat frappent d’ores et déjà plus durement les couches les plus fragiles des sociétés, la nôtre également, et le rétablissement d’un nouvel ordre ne peut se faire sans remettre en question les privilèges et la logique de classe qui font les fondements aussi bien de la société de consommation que de sa logique productiviste. « Faire de la question du climat le principe général de l’action climatique impliquerait, dans un premier temps, des hiérarchisations des problèmes écologiques » (p.21). Les critères à utiliser pour faire ces arbitrages ne sont pas d’abord techniques, ils renvoient fondamentalement à des choix de justice sociale et de solidarité pour le partage des efforts aussi bien que de leurs fruits, pour la répartition équitable des inévitables souffrances que les dégâts provoqueront de plus en plus violemment.

Ces arbitrages et l’application des principes de justice climatique et de solidarité ne s’exerceront pas dans l’abstrait, dans les grands traités aux compromis technocratiques, mais d’abord dans le cadre national. C’est la nouveauté que Gagné voit poindre un peu partout et qui est la contribution de Climat Québec : l’État-nation reste son outil fondamental. Et ce dernier, c’est celui du Québec, ce ne peut être que lui, c’est le seul cadre dans lequel notre société peut pleinement agir sur elle-même. C’est une véritable distance que prend Climat Québec à l’endroit des mouvements écologistes québécois généralement neutres ou, le plus souvent, louvoyant par rapport à la question de l’indépendance.

Notre État c’est le lieu de la solidarité, c’est le lieu des héritages partagés et valorisés qui ont marqué notre façon d’habiter le territoire. Gagné reconnaît que l’ancienneté d’occupation par les Premières Nations doit non seulement être reconnue, mais aussi faire l’objet de solidarités nouvelles et d’ententes formelles entre les nations pour que la responsabilité soit entièrement et équitablement partagée de restaurer et de mieux maintenir les conditions de la vie.

Le régime canadien ne peut être le cadre : « Il n’y a pas d’unité canadienne parce qu’il n’y a pas de société canadienne » (p. 25). Il n’y a pas de communauté de destin et, parce qu’elle est inexistante, il est illusoire de s’attendre trouver dans ce régime les raisons fortes pour partager des valeurs et des solidarités à mettre au fondement des principes d’arbitrage pour la justice climatique. Gagné ne s’interroge pas sur le sort électoral de Climat Québec, son propos cherche plutôt à cerner les effets de sa proposition politique dans la reconfiguration de l’offre des partis, certes, mais surtout dans le nouvel espace qu’elle laisse entrevoir. Le parallèle qu’il dresse avec l’effet du RIN sur la suite des choses n’est pas dénué de pertinence : il a fait basculer la façon dont le Québec s’est représenté l’action sur lui-même.

L’émergence de Climat Québec témoigne et plaide donc, selon lui, en faveur d’un renouveau de l’action environnementale, une action marquée du sceau d’un réalisme inquiet (pour ne pas dire tragique) devant une crise qu’il sera vain d’imaginer de courte durée et de peu d’exigences. Ce réalisme interpelle au premier chef les groupes environnementalistes qui, à son dire, doivent sortir du monde de la rhétorique abstraite, mais il interpelle également toute la société. Le Québec a la chance inouïe d’avoir tout ce qu’il faut pour sortir du pétrole et cela ajoute à son obligation morale de faire sa part pour conjurer la crise. Gagné ne manque pas d’élever le niveau et évoque même ce qui pourrait être nommé le devoir d’exemplarité et qui pourrait nous définir une place originale dans le concert des nations.

Si tant est que cela puisse être envisageable, cela ne se passera certainement pas du côté de Québec solidaire dont Gagné taille en pièce les prétentions. Le chapitre qu’il lui consacre a déjà paru dans Ce qui nous délie, un ouvrage publié en réplique à Ce qui nous lie où les têtes d’affiche de QS et leurs compagnons et compagnes de route s’expliquent sur l’horizon qu’ils partagent. Un horizon plutôt bas de plafond, si l’on en juge l’ouvrage de réplique et surtout les propos de Gagné qui démonte les trois piliers du paradigme politique sous-jacent aux prétentions de QS. L’indépendance et la souveraineté des peuples, le rôle de la Constituante et le rapport aux peuples autochtones, les trois thématiques sont démontées avec un soin d’horloger.

La démonstration est implacable et Gagné, même s’il n’emploie pas le mot, ramène le tout à un véritable simulacre. Il faudra bien un jour prochain revenir sérieusement sur les fonctions politiques de cette « structure communicationnelle impersonnelle et multiforme » un « machin assez extraordinaire qui a des porte-parole sincères, mais pas de parole » (p.54).

Les trois autres chapitres de l’ouvrage sont en fait des apartés, des compléments de la démonstration première esquissée dans les « Notes ». Gagné y approfondit certains des concepts qu’il a mobilisés pour dresser son cadre général et explore à grand trait les avenues théoriques et politiques que cela ouvre. Le propos est souvent corrosif, les constats plus franchement inquiets devant les multiples défilades observables devant la gravité de la crise. Les pages qu’il consacre à l’analyse de la « globalisation du moralisme » sont particulièrement stimulantes. Il y voit le premier grand mouvement social issu de la globalisation, une idéologie de la classe dominante en passe de venir l’idéologie dominante avec tout ce que cela comporte de recrutement des élites de collaboration et de consentement à la destruction de la diversité culturelle et politique des sociétés.

Le capitalisme est une machine de destruction massive de la capacité d’habiter le monde, une machine qui nourrit des privilèges et des inégalités qui opposent de plus en plus brutalement non seulement le nord au sud, mais surtout une « overclass » qui fait d’ores et déjà tout ce qu’elle peut pour se ménager des places fortes pour se protéger des effets de sa propre dévastation. C’est illusoire, Gagné le voit bien, mais il sait aussi que cela pourra durer longtemps et coûter fort cher à l’humanité. C’est devant la puissance de ces moyens et devant la hauteur des intérêts en jeu que Gagné en appelle autant à la mobilisation qu’à la lutte patiente et opiniâtre pour venir à bout de la représentation du monde qui inspire et légitime son règne. C’est une affaire de terrain gagné pouce par pouce, par la mobilisation des solidarités concrètes dans un cadre territorialisé parce qu’on habite toujours quelque part et que c’est là qu’il faut commencer. « Ce n’est pas dans la classe dominante de la “mobilité” que les milieux de vie trouveront leurs défenseurs, mais auprès de ceux qui ont compris que vivre quelque part est maintenant un acte politique » (p. 120).

C’est aussi incontournable que difficile à réaliser : il faut quitter le paradigme de la croissance, tout en sachant ce que cela représente de rupture radicale. Il faut le faire dans une expérimentation sociale d’abord – la rhétorique de la décroissance ne suffira pas. Ce qui doit naître ne sera pas l’antithèse de la croissance. Ce que ce sera, il n’est pas possible de le prévoir. En bon dialecticien Gagné garde son analyse au foyer : c’est l’action de la société sur elle-même et les réponses qu’elle offrira aux autres avec lesquelles elle interagit qui donneront un nouvel ordre civilisationnel.

C’est un petit livre, mais aux larges ambitions. Il faut le lire attentivement pour bien saisir ce que le Québec peut devenir quand il met la pensée rigoureuse en phase avec les mouvements qui l’agitent. L’indépendance est loin d’être faite, et le sort de Climat Québec bien incertain, Gagné le sait bien. Mais il montre ici que si elle doit se faire, il faudra que soient mobilisées toutes les ressources de la pensée. Une pensée radicale, cela va de soi dans le plaidoyer que sert ce petit livre qui devrait, souhaitons-le, inciter Gagné à nous donner le grand ouvrage qu’il laisse ici entrevoir.

Pour se procurer le livre, cliquez ici.