La forêt est ta maison

2023/04/19 | Par Simon Rainville

L’oiseau-forêt, le carnet d’affût de Michel Munier recensant ses cinquante années d’observation du grand tétras dont la population est en extinction en France (9 individus en 2021 pour tout le massif des Vosges), est parsemé de photos prises par le naturaliste et son fils, le grand photographe animalier Vincent Munier. Lumineux, le livre est à la fois une quête – connaître le grand tétras qui se fait discret et rare –, une réflexion sur les rapports entre nature et culture et une dénonciation de la rapidité de la dégradation de la biodiversité. Cette mise en récit d’observations révèle un réel talent d’écrivain chez le militant.

Dès l’après-guerre, on déforeste les pays occidentaux à grande vitesse afin de reconstruire les villes ravagées par la guerre. Puis, on remplace les vieilles forêts par la monosylviculture productiviste. Un agent de l’Office national des forêts répondra un jour à la bande du Groupe Tétras Vosges (GTV) à laquelle appartient Munier : « Messieurs, je suis payé pour faire pousser des arbres, pas des oiseaux. »

C’est ce genre de phrases qui explique le titre du livre et donne le ton au récit : faire comprendre qu’oiseaux et forêt sont indissociables, complémentaires et que si l’on pense pouvoir continuer à cultiver des forêts en se passant de la biodiversité qui les fait vivre, on se trompe profondément.

Un symbole de santé et de fragilité

Les grands tétras sont des oiseaux forestiers qui ne migrent pas l’hiver et qui sont donc profondément dépendants de leur habitat immédiat. Ils sont le symbole de la santé des Vosges, mais aussi de notre incapacité à comprendre la fragilité des écosystèmes.

Munier dénonce bien sûr les coupes irréfléchies, la chasse abusive, l’inertie des décideurs et la soif intarissable des consommateurs de biens. L’intérêt du livre est cependant de montrer que ce n’est pas que la consommation qui est en jeu actuellement, mais bien notre rapport au monde, qui va aussi bien d’une crise de la sensibilité à la nature qu’à une vision hédoniste de la vie, qui fait de la nature de grands parcs pour grands enfants gâtés qui cherchent à se surpasser et à trouver la « liberté » dans le « plein air ».

L’invasion des forêts par les « adeptes de l’évasion » mène Munier à ce funeste constat en 2020, inspiré par des images captées par ses caméras automatiques, après des semaines de cueillette intensive par les festivaliers : « La forêt, une fois débarrassée des envahisseurs-cueilleurs, reste sans vie. » Cela renvoie à l’enjeu de savoir trouver comment jouir de la nature tout en se rappelant que nous la partageons avec les autres espèces végétales et animales.

Munier appelle de ses vœux un autre rapport à la nature, qu’il développe dans ses carnets d’affût. Ainsi, il écrit : « Coupés de nos origines en vivant loin des milieux naturels spontanés – organisés à notre convenance, morcelés, nettoyés, aseptisés –, nous favorisons un déséquilibre dangereux dans notre relation au sauvage. Riches de notre culture, de notre histoire et de nos inventions techniques et technologiques, nous sommes malheureusement appauvris d’une connaissance intuitive qui nous porte depuis la nuit des temps. »

Appellations sans mémoire

L’oiseau-forêt n’est pas le récit d’une conversion. Il est l’affirmation d’un besoin profond de communion avec le vivant qui s’affermit sans cesse. En 1976, déjà, Munier note dans son cahier : « Ta maison n’est pas ta maison, la forêt est ta maison. » Ce leitmotiv revient constamment sous sa plume et trace un projet social et politique : rendre la forêt habitable pour tous.

En 1984, après avoir pris connaissance de la modification du pH des sols due aux pluies acides, Munier formule cette réflexion qui témoigne que le problème est encore plus profond qu’il ne le croyait : « Alors que, pendant plus de dix ans, nous avions cru goûter à une nature préservée, habitée par cet oiseau, symbole des forêts d’altitude en bon état de conservation, nous assistons, impuissants, à l’impact destructeur des activités des hommes d’aujourd’hui. » Il ajoute : « L’angoisse de ne pouvoir agir s’enracine en moi. »

Cette prise de conscience le mène à l’action de plus en plus concrète pour la préservation de la nature, mais l’amène aussi à comprendre que la déstructuration de la nature est également un événement culturel : « Pourtant, les Vosgiens ont toujours été fascinés par le tétras. Son nom figure sur des devantures d’hôtels et de restaurants, sur du linge de maison, des fromages; les chasseurs vosgiens en font leur blason. Certaines pistes de ski, ouvertes sur des lieux où il se rassemblait, portent même son nom ! »

En cherchant à honorer la nature et à profiter du « plein air », nous nuisons à cette nature. Ce faisant, nous détruisons une partie de notre rapport au passé puisque, si le grand tétras disparaît des Vosges, à quoi rimerons ces noms dans quelques décennies? Appellations sans mémoire. Mémoire sans symbole. Symbole sans référent.

Malgré son découragement face aux actions de ses congénères, Munier est poussé par l’amour de la nature et non la haine de l’humain. C’est le respect de la diversité et non le désir inversé de « gérer adéquatement la nature » qui motive son action, puisque nous devons retrouver notre place au sein du vivant : « Si ma conduite était pressée, orientée brutalement vers l’avidité de voir, si elle se limitait à la matière, alors je ressentirais un vide profond. La vie n’aurait plus de sens, je pataugerais dans un pauvre monde matériel où les arbres ne seraient que du bois, la faune que viande, plumes et poils; et moi, qui suis-je ? Cette force qui m’unit à l’ensemble du vivant est difficile à exprimer. Je perçois les vibrations profondes dans l’infime délicatesse des ombres, des frémissements, des odeurs. C’est quelque chose qui se ressent, qui se vit. »

L’observation respectueuse de la nature est une jouvence, nous dit Munier, lors d’une nuit d’affût : « La part de mystère de la nuit fait taire notre orgueil et nous rappelle à l’humilité. » Une grande tension entre le bonheur de la contemplation et la peur de la disparition de cette possibilité de contempler parcourt le livre. Comment conserver la possibilité du bonheur dans un monde abîmé ? Comment, pour le dire avec Camus, préserver ce que dans l’Humain n’appartient pas à l’Histoire ? Comment préserver la joie simple malgré les malheurs ? Comment être heureux malgré l’anthropocène ?

Mais la joie du ressenti l’emporte toujours chez Munier. Lors d’un affût particulièrement émouvant, il écrit : « Dois-je relire mes notes ou laisser mon esprit divaguer ? Parfois, je choisis de renoncer à l’exactitude des descriptions. Je lui préfère le vécu, le ressenti, l’envoûtement. »

En 2017, le naturaliste fait le constat que les grands tétras ont pratiquement disparu des Vosges, malgré des décennies de travail acharné. Dans son carnet, il note qu’il assiste à la scène déchirante d’un tétras qui chante sans qu'un partenaire ne puisse l’entendre : « Son enthousiasme me dicte encore une leçon de vie : poursuivre sans se décourager ; y croire encore et encore; ne pas chercher le résultat escompté, mais prendre conscience que toute pensée, toute action, développée pour l’amour de l’autre, sera ressentie et portera ses fruits. Pour qui, quand ? Seule la vie spontanée en décide. Mais je me plais à croire que plantes, bêtes et hommes, un jour, en bénéficieront. »

Puis il conclut son livre ainsi : « Si fragiles soient les messagers, il nous appartient de les entendre, d’arrêter notre course effrénée. (…) Fragiles mais tenances, faibles mais résilientes, ces voix se dressent contre la désolation. Elles sont les flammèches d’espérance qui réchauffent nos cœurs déroutés, les phares qui nous orientent vers la sobriété de nos activités et le doux bonheur du partage. » Voilà une belle leçon pour ce combat que nous ne pouvons pas perdre.