8 700 milliards $US cachés dans les paradis fiscaux

2023/04/21 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois.

Renaud Van Ruymbeke a été juge d’instruction au pôle financier du tribunal de Paris. Il signe, avec Offshore – Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux (Éditions Les liens qui libèrent, Paris, 2022), un livre coup de poing sur le fonctionnement des paradis fiscaux. Dans ce livre, il explique comment les paradis fiscaux sont utilisés pour dissimuler des avoirs et échapper à l’impôt. À partir de ses expériences d’enquêtes, il décrit les techniques complexes mises en place par les banques, cabinets et bureaux spécialisés et caractérise les principales places Offshore, comme le Delaware, la City de Londres, les Îles Britanniques, le Luxembourg, la Suisse, Chypre, Hong Kong, Singapour ou Dubaï, etc.

Selon le juge à la retraite, malgré les efforts de l’OCDE ou du G-20, jamais les paradis fiscaux n’ont été autant utilisés. « Un univers de sociétés-écrans, de trusts, de prête-noms et d’hommes de paille, de conseillers financiers et juridiques spécialisés (appelés aussi ‘‘fiduciaires’’) protège les auteurs de gigantesques fraudes, certes fiscales, mais souvent aussi délictuelles et criminelles. On y trouve pêle-mêle des trafiquants de drogue, des dirigeants de sociétés multinationales soucieux d’éluder l’impôt, des oligarques bien sûr, des mafieux, des dictateurs avides et corrompus… »

Van Ruymbeke rappelle qu’il y aurait 8 700 milliards $US cachés dans les paradis fiscaux. Cette situation n’est possible que par l’hypocrisie des États occidentaux, à commencer par l’Angleterre et les États-Unis. Au Canada, les exemples de Paul Martin et Bill Morneau parlent d’eux-mêmes. Alors qu’Ottawa légalisait l’utilisation de la Barbade comme paradis fiscal, le ministre des Finances Paul Martin y enregistrait son entreprise pour échapper à l’impôt. L’entreprise familiale Morneau Shepell proposait publiquement ses services aux fonds de retraites et compagnies d’assurance pour l’utilisation de paradis fiscaux, alors même qu’il occupait la fonction de ministre des Finances.

Victoires judiciaires et « effet d’annonce »

L’auteur montre la complexité d’établir les preuves lors des poursuites, étant donné les difficultés de collaboration internationale. Néanmoins, certaines victoires judiciaires créent des précédents. C’est le cas de Google France qui a dû verser 498 millions € d’amende et 465 millions € d’impôt au fisc français à la suite d’une poursuite ou encore de McDonald’s France, avec 508 millions € d’amende et 737 millions € d’impôts. C’est aussi le cas du dictateur Ferdinand Marcos, dont la justice suisse avait gelé 685 millions $US à la demande des Philippines. Pour l’ancien dictateur du Nigéria, le général Abacha, la Suisse a collaboré et permis de restituer un milliard $US au Nigéria. 267 millions $US ont aussi été saisis à Jersey. Toutefois, afin de protéger la « réputation » de protection du secret de sa City, rien n’a abouti avec la Grande-Bretagne.

Selon le spécialiste, les ententes internationales ne donnent à peu près aucun résultat. Lorsque le président Sarkozy déclare devant le G20 en 2009 que « le secret bancaire, les paradis fiscaux, c’est terminé », il fait un « effet d’annonce ». Il s’agit surtout de donner l’impression que les choses bougent.

Renaud Van Ruymbeke explique la situation : « Ces réformes ont un écueil : elles supposent que les banquiers, les fiduciaires et les cabinets de conseil relevant des paradis fiscaux coopèrent, sous peine de sanctions. Or, ils vivent de cet argent caché. Pourquoi dénonceraient-ils leur clientèle, ce qui aurait pour effet de la faire fuir vers d’autres cieux? » En fait, il explique que ces gestionnaires s’adaptent continuellement aux nouvelles règles pour continuer à protéger l’identité et les avoirs de leurs clients, d’où la difficulté à changer la donne.

Abolir les privilèges

Heureusement, les fuites provenant des lanceurs d’alerte sont nombreuses. Elles nous informent de l’ampleur de l’utilisation des paradis fiscaux et nous mobilisent collectivement pour agir : « Les Papers sont ainsi devenus des scandales planétaires à répétition. Aucune place financière n’est à l’abri de ces révélations en série. Je trouve cela rassurant. Les cuirasses les plus épaisses ont des failles. Dubaï, qui n’a jamais répondu à mes demandes, est, comme l’ensemble des places financières, à la merci des fuites informatiques, des lanceurs d’alerte des  Papers. » Les noms des bénéficiaires sont révélés, des impôts éludés peuvent être recouvrés, mais le juge nous rappelle qu’il s’agit là de l’exception.

Pour véritablement abolir ces privilèges, il faut mettre fin au laxisme actuel. Cela prend de la volonté politique. Pour ce faire, il faut que chaque État mette en place un registre centralisé de l’ensemble des comptes sur son territoire et la liste des véritables bénéficiaires. L’auteur poursuit : « Il est également nécessaire de créer dans chaque pays un registre de toutes les sociétés et le rendre accessible à tous. Il faut éradiquer les fausses fondations du Liechtenstein et autres coquilles vides. »

Il poursuit : « Chaque pays doit s’assurer que les banques vérifient de façon effective et non pas uniquement sur un plan formel la fortune de leurs clients et en particulier des prête-noms dont les ressources personnelles ne peuvent justifier les dizaines de millions d’euros qui tournent sur leur compte. » Les banques doivent être tenues de dénoncer toute opération suspecte sous peine de véritables sanctions. Il faut arrêter d’être laxiste face aux fiduciaires et conseils juridiques qui organisent la fraude.

Souvent, les paradis fiscaux se protègent en affirmant ne pas avoir les ressources pour mener des enquêtes sérieuses. Les États riches doivent se doter de moyens d’y mener des enquêtes. Van Ruymbeke explique : « Ce ne sont là que de faux-semblants et alibis destinés à justifier une carence effective et conforme aux intérêts de la place. » Les banques qui participent à l’évasion fiscale doivent être sévèrement sanctionnées.

Concernant les sociétés fictives, elles doivent être tout simplement interdites. Si le seul but d’une entreprise est de dissimuler l’identité de son détenteur, ça doit être illégal. C’est le cas pour les coquilles vides des Bahamas, des Îles Vierges Britanniques, des Îles Caïmans, du Panama ou encore du Delaware. Leur seul but est d’être utilisé dans des montages offshore. Ça doit aussi s’appliquer aux fondations du Liechtenstein, aux trusts anglo-saxons, etc.

Un impôt minimum mondial

Récemment, les États-Unis de Biden ont proposé la mise en place d’un impôt minimum mondial de 15 %. Organisé par l’OCDE, un accord réunissant 130 pays a été signé en juillet 2021. Le juge détaille : « Ce taux minimum sera applicable dans tous les pays signataires. Cette manne représente 150 milliards de dollars par an qui devraient être récupérés par les États. » Reste à voir si cet impôt minimum mondial sera dans les faits prélevé. Si ça se réalise, ce sera une grande avancée. On dépasserait enfin « l’effet d’annonce ». Et Van Ruymbeke ajoute : « Mais il faudra bien évidemment fixer, dans un second temps, un taux beaucoup plus élevé et réellement dissuasif si l’on veut vider les paradis fiscaux de leur substance et les assécher. »

Dans tous les pays, l’existence des paradis fiscaux, qui permet aux multinationales, banques et fortunes personnelles d’échapper à l’impôt, constitue l’éléphant dans la pièce. Comment légitimer des politiques d’austérité, des coupes dans les services publics ou repousser l’âge de la retraite, alors même qu’on permet aux fortunes d’échapper au fisc?

Dans son livre, l’ancien juge d’instruction montre les difficultés énormes qu’a la justice à faire enquête, malgré de rares victoires. Si on veut que ça change, la solution passe par la volonté des États, ou comme le dit l’auteur, la solution est politique.