De l’inculture à la culture à l’inculture

2023/04/21 | Par Pierre Dubuc

Cet article est paru dans Les Cahiers de lecture de L’Action nationale, Printemps 2023, volume xvii, numéro 2.

Avec la complicité de Pascale Ryan, Lise Bissonnette a accepté de revenir sur son parcours intellectuel sous la forme d’entretiens, dans un livre paru chez Boréal. Ce parcours, nous voulons, à notre tour, l’emprunter sous la forme d’une recension anacyclique, c’est-à-dire un aller-retour avec, dans un premier temps, un résumé de son itinéraire intellectuel, suivi, dans un deuxième temps, d’un retour sur ses commentaires critiques.

Fière Abitibienne, née en 1945, la petite Lise était une enfant surdouée. Malgré la pauvreté culturelle typique de cette époque de Grande Noirceur – à la maison, il n’y avait que quelques livres, la comtesse de Ségur et la Sélection du Reader’s Diggest, relus des dizaines de fois – ses parents croyaient à l’éducation. Sa mère lui ayant très jeune enseigné à lire et à écrire, elle arrive à l’école publique à cinq ans en deuxième année du primaire. À onze ans, elle entreprend son cours classique.

Après les quatre premières années, l’engagement financier de ses parents ne lui permet pas d’aller plus loin. Elle doit bifurquer vers l’école normale Saint-Joseph de Hull dans l’objectif d’obtenir un brevet A, qui lui permettrait d’enseigner. D’une famille de classe moyenne inférieure, Lise se heurte à la ségrégation des classes sociales. Dirigée par les Sœurs grises, qui se situent au bas de la hiérarchie des communautés religieuses, l’école accueille des étudiantes de classe moyenne ou inférieure.

L’éducation

Dans ce milieu obscurantiste, où le rapport Parent et la perspective de la création d’un ministère de l’Éducation sont perçus comme du communisme, la jeune étudiante s’élève au-dessus de la médiocrité ambiante par son activité dans le journal étudiant. Le Parchemin est membre d’une association qui deviendra en 1962 la Presse étudiante nationale (PEN).

« Quand le premier volume du rapport Parent est publié en 1963, il devient la Bible à mes yeux », déclare la jeune journaliste qui ne manque de commenter ce rapport « subversif » dans ses articles. À la fin de l’année scolaire, la supérieure de l’école demande à sa mère de bien vouloir l’inscrire ailleurs pour la poursuite de ses études.

Elle se retrouve à l’école normale Ignace-Bourget, dirigée par les Sœurs de Sainte-Croix, où elle rencontre le même esprit de repli. Mais Montréal, c’est un vent de liberté pour une jeune fille athée depuis l’âge de 16 ans. Elle devient membre du conseil exécutif, puis secrétaire générale, de la PEN.

Son baccalauréat en pédagogie en poche, elle peut réaliser sa volonté la plus profonde : entrer à l’université ! « L’université était pour moi le royaume des cieux, et j’allais y arriver. La vraie vie intellectuelle m’y attendait, j’en aurais terminé avec les niaiseries et les sornettes qu’on m’avait répétées pendant des années », raconte-t-elle à Pascale Ryan.

Elle s’inscrit à la faculté des sciences de l’éducation, une des deux seules ouvertes aux détenteurs d’un baccalauréat moins valorisé comme le sien, avec celle des lettres. Pour assurer son autonomie financière, elle enseigne en suppléance, mais son activité principale est son implication au Quartier latin, le plus prestigieux journal étudiant du Québec. « Quiconque appartenait au Quartier latin faisait partie de l’élite ! », se réjouit-elle. Le journal soutenait le combat pour la gratuité scolaire et défendait avec ardeur la justice sociale et l’égalité des chances. « Une conviction qui marquera toutes mes interventions en éducation et en culture par la suite. »

En 1968, sa licence obtenue, elle poursuit ses études à l’université de Strasbourg en France. Sa thèse portera sur la naissance et l’essor des nouvelles universités, qui apparaissent en Europe et en Amérique sur un modèle fort différent des institutions traditionnelles. Le sujet était d’autant plus pertinent et d’actualité qu’à l’automne 1969, l’Université du Québec à Montréal, qui incarnait ce modèle, ouvrait ses portes. Celui qui allait devenir son compagnon, Godefroy-M. Cardinal, en était la cheville ouvrière et le premier vice-recteur exécutif.

Le recteur Dorais, connaissant son intérêt pour les nouveaux systèmes universitaires, lui proposa de faire partie du Bureau d’études institutionnelles de l’UQAM où elle a travaillé pendant deux ans. Sa thèse allait être reléguée au second plan par des emplois intéressants, dont son entrée au Devoir en 1974.

Le journalisme

Le Quartier latin l’y avait préparée. Le format du journal était exactement le même et Le Devoir était la référence, même s’il était perçu comme un concurrent dépassé. Cependant, confie-t-elle, « le journalisme, j’y avais renoncé. (…) Je m’interdisais d’y penser, car je n’étais pas de ce monde-là. (…) Je n’appartenais, ni de près ni de loin, aux réseaux qui pouvaient mener au journalisme et encore moins à un endroit aussi surélevé que Le Devoir. » Mais, comme elle le dit, « les médias ne peuvent se permettre d’ignorer les talents ».

D’abord journaliste affectée au secteur de l’éducation, elle deviendra correspondante parlementaire à Québec, puis à Ottawa, avant de devenir éditorialiste et rédactrice en chef adjointe en 1978, puis rédactrice en chef en 1981. En 1984, elle démissionne à la suite d’une querelle avec Benoit Lauzière, le directeur du journal.

De 1986 à 1990, avec l’adoption de l’Accord du lac Meech, sa maîtrise du dossier constitutionnel – « J’aime étudier les choses compliquées » – lui vaut des invitations à collaborer à différents médias, tant anglophones que francophones, et à participer à des réunions, des colloques, des conférences, des groupes de réflexion.

En 1990, Le Devoir est en péril. Sa survie ne tient qu’à la patience de Pierre Péladeau qui laisse s’empiler la dette à l’imprimerie. Le conseil d’administration la rappelle et lui offre la direction du journal, une incongruité en Amérique du Nord pour un journal réputé aussi politiquement influent que Le Devoir. Elle est convaincue que ces « messieurs » se disent : si Le Devoir devait fermer, autant valait pour eux que ce soit une femme qui le fasse.

Elle organise le 16 novembre 1990 une soirée-bénéfice. Malgré le prix du billet, fixé à 800 $, toute l’élite québécoise s’y précipite. La recette est quatre cent mille dollars. Elle s’attaque alors à la gestion du journal en attirant des investissements d’un nouvel actionnariat, ce qui lui permet de retrouver sa santé financière.

Au plan éditorial, Le Devoir franchit en 1990 le Rubicon; l’adhésion au projet de souveraineté devient la position éditoriale du journal. Une souveraineté qui se distingue du vieux nationalisme d’Henri-Bourassa, du chanoine Lionel Groulx, des François-Albert Angers. Une souveraineté dont la référence se trouve dans les idéaux de la Révolution tranquille défendue par l’équipe du Quartier latin, un projet basé sur un pouvoir politique outillé pour mener à bien les réformes éducatives, sociales, économiques et culturelles dont le Québec attendait l’avènement.

La Grande Bibliothèque

En 1998, Lise Bissonnette quitte Le Devoir pour assumer, à l’invitation de Lucien Bouchard, la présidence et la direction générale de la Grande Bibliothèque (GB). Le projet répondait à une énorme carence. « Tout au long du XXe siècle, notre territoire a été l’un des pires espaces de misère pour les bibliothèques publiques en Amérique du Nord. »

Les obstacles sont nombreux. Éditorialistes, chroniqueurs affichent leur mépris : les quolibets fusent : lubie, appétit pour le béton, mégalomanie. Même les milieux culturels les plus raffinés, souligne-t-elle, ont une conception de la Culture avec un C majuscule qui ignore les bibliothèques « perçues comme de simples services de prêts de livres aux familles ordinaires. Une époustouflante ignorance ».

L’exposition d’ouverture de la GB, en 2005, s’intitule Tous ces livres sont à toi !, ce qui signifie désormais « tout cet univers t’appartient ». Le message est reçu cinq sur cinq par la population. L’achalandage est le double des prévisions.  Lise Bissonnette raconte que, lorsque des inconnus l’abordent dans la rue, ce n’est pas en référence au Devoir, mais à la Grande Bibliothèque et, plutôt que de la féliciter, ils la remercient.

Elle écrit : « De toutes les fonctions dont j’ai eu la charge, la création de la GB, puis de la BAnQ, a été pour moi la plus heureuse. J’ai eu la chance inouïe de faire advenir un changement très important pour l’accès des Québécois à la culture, à la connaissance et au savoir, et ce, à une époque où on n’y croyait presque plus, où le service public semblait avoir atteint ses limites. »

Le Parc olympique, l’UQAM

Après avoir quitté la BAnQ, elle se voit confier le mandat de reconsidérer l’avenir de l’ensemble du Parc olympique. Elle entreprend une réflexion semblable à celle qu’elle avait mené pour redresser Le Devoir ou créer la GB : s’appuyer sur leurs idées fondatrices, originelles, avant de les conjuguer au présent et au futur sans en abandonner l’esprit.

Après ce mandat, elle est nommée présidente du conseil d’administration de l’UQAM. Mais le Rapport du chantier sur une loi-cadre des universités qu’elle cosigne avec John Porter, alors président du conseil d’administration de l’Université Laval, qui recommandait un nouvel acte fondateur pour le réseau de l’Université du Québec est ignoré par le gouvernement.

Contrairement au Devoir et à la GB, Lise Bissonnette n’avait pas les pleins pouvoirs dans les dossiers du Parc Olympique et de l’UQAM. « J’ai bien compris qu’on ne peut arriver à des fins sans maîtriser les instruments de décision. »

De 2016 à 2022, elle a fait les délices des auditeurs de Radio-Canada avec sa chronique d’analyse politique quotidienne à l’émission Midi info. Elle s’y signale par sa préparation, mettant, déclare-t-elle, « au moins deux heures à lire et à prendre en note tout ce que je pouvais trouver de données précises, de statistiques, de renseignements historiques, pour quelques minutes d’intervention ».

L’écriture

Dans un dernier chapitre de ses entretiens, elle aborde l’écriture littéraire. « L’écriture est pour moi une ligne principale de vie », confie la romancière qui est membre de notre Académie des lettres, fondée en 1944. Cependant, elle ne se considère pas comme une « vraie » littéraire, parce que « pour faire de la littérature sa vie, on ne peut pas rédiger que des romans et les proposer à un éditeur ».

« Il faut aussi, ajoute-t-elle, y aller de sa personne, accepter de se rendre dans les colloques, dans les Salons du livre, d’avoir des réseaux, de participer aux comités, aux maisons d’édition. Et maîtriser le chemin qui mène aux médias. » On pense spontanément à Dany Laferrière.

Cet investissement personnel, elle avoue ne pas voir « su ou voulu » l’assumer. Aussi, on sent une certaine amertume devant « le vide du lendemain » de publication. « Quand on publie, on s’attend à une certaine réponse. » Mais elle se console parce qu’elle a déjà « une place bien marquée dans l’agora », comme en témoignent les huit pages consacrées à ses repères biographiques en annexe.

Deuxième partie : Retour sur un parcours

Les entretiens sont parsemés d’apartés, de « petites notes politiques », de « petits mots sur… » de commentaires et de jugements sur l’époque, que nous avons délibérément mis de côté. À la manière d’un anacyclique, refaisons maintenant le parcours à l’envers.

Ainsi, de l’Académie de lettres, elle n’hésite pas à dire que « l’inculture de nos gouvernements l’a privée d’une reconnaissance qui aurait dû aller de soi, surtout en pays de langue et de tradition françaises ».

Les chroniqueurs qui trouvent grâce à ses yeux sont ceux qui utilisent la même méthode que la sa sienne, soit la recherche préalable d’informations et leur validation. Mais elle constate que « malheureusement, le genre est de plus en plus fréquenté par des donneurs d’opinion, des supposés penseurs à la petite semaine qui nous assènent déplaisirs et doctrines ».

Le reportage étant à la base du journalisme, elle déplore que « l’expression d’opinion soit devenue l’ambition du journalisme, même chez les plus jeunes. (…) Les chroniques de véritable analyse sont moins nombreuses que les chroniques d’opinion, ce qui m’ennuie profondément. »

Les grandes institutions

À propos de ce que sont devenues ces institutions publiques que sont le Parc olympique et l’Université du Québec, sa critique apparait d’autant plus sévère qu’elle est formulée à la lumière de ce qu’elles auraient pu être.

Le Parc olympique est devenu « un collage de divers établissements qui en remplissent l’espace, mais n’offrent pas de cohérence », alors que « nous aurions pu, en respectant l’idée originelle du Parc olympique et en y investissant avec intelligence, doter le Québec d’un complexe sportif extraordinaire et unique en Amérique du Nord ».

Sa déception au sujet de l’UQAM est à la mesure de son engouement passé. « Aux yeux des élus, en vérité, l’Université du Québec en région et l’UQAM à Montréal ne sont que des universités d’appoint, bien commodes pour alléger le fardeau des grandes universités qui continuent à obtenir d’eux une estime supérieure, qui est en fait une fierté de parvenus. Je ne connais pas d’élu, même dans la gauche la plus fervente, qui s’en formalise. C’est à eux tous que j’en veux, et non aux autres universités. »

Le réseau de l’Université du Québec aurait pu « faire lever la scolarisation au Québec, assumer un leadership puissant si on lui avait donné les moyens de respecter sa mission première ». De plus, considération des plus pertinente dans le contexte actuel, elle pourrait freiner la migration vers les établissements de langue anglaise. Mais l’idée « n’affleure même pas à l’Assemblée nationale, chez les élus au pouvoir comme dans l’opposition ».

Elle craint le même sort pour la BAnQ. Son modèle est unique, mais il s’effrite. On met fin à des services spécialisés moins connus, aux expositions, à des programmes de recherche, à la disponibilité de ressources patrimoniales, et on confie des missions en sous-traitance. « Ce qui disparaît, c’est toujours ce qui est moins visible. » Des entreprises frappent à la porte en offrant la migration des activités numériques vers les nuages informatiques, en faisant miroiter des économies. « Petit à petit, l’institution rétrécit depuis une dizaine d’années. »

Deux éditoriaux

Le cas du Devoir est particulier. Nous avons parlé précédemment du succès de son plan de redressement financier et du retour aux sources quant à la mission du journal. Cependant, bien qu’elle ait signé des milliers d’éditoriaux, on n’en retient que deux, dont un d’un seul mot ! Celui percutant contre l’Accord de Charlottetown – dont la page est reproduite dans le livre – avec un énorme NON en lettres plus que majuscules occupant tout l’espace éditorial.

L’autre est ce court éditorial qui blâmait Lise Payette de ses propos publics qui s’en prenait à un manuel scolaire qui assignait aux jeunes femmes un rôle passif au foyer, en mettant en scène l’une d’elles, nommée Yvette, qu’elle associait à Madeleine Ryan, l’épouse du chef libéral. Des indépendantistes la tiennent toujours en partie responsable de l’échec du référendum de 1980 à cause de ce court éditorial, récupéré par le camp du NON pour lancer le mouvement des Yvettes.

Sur le Canada anglais

Le regard qu’elle pose aujourd’hui sur le Canada anglais est particulièrement inquiétant. Les temps ont bien changé. Disparut l’époque des chroniques constitutionnelles, des colloques, des congrès. L’agressivité aujourd’hui généralisée, l’hostilité ouverte, la méfiance ont remplacé le respect, l’amabilité et la bienveillance « même dans des journaux aussi respectables et bien dirigés que le Globe and Mail ou l’Ottawa Citizen ».

Les historiens et la Grande Noirceur

Le fond de l’air idéologique a aussi changé au Québec. Une nouvelle génération d’historiens s’attaque à la Grande Noirceur, « l’un des plus solides consensus de l’historiographie québécoise du XXe siècle ». L’économisme a remplacé le sociopolitique comme cadre d’analyse. Duplessis a construit des écoles, des routes, a électrifié le Québec. Ce progrès secondarise à leurs yeux « ses alliances avec la hiérarchie religieuse, son patronage éhonté, son anticommunisme primaire, son aversion envers les intellectuels et par conséquent envers la scolarisation à tous les niveaux ».

Pour faire avaler le morceau, on met plutôt en lumière quelques points de résistance. « Il faisait noir, mais il y avait un peu partout de la lumière : des écrivains rebelles, des prêtres réformateurs à l’université, des artistes en posture de refus, et toute une gouaille urbaine qui se moquait bien des curés ».

Lise Bissonnette s’inscrit avec virulence contre cette lecture, « car elle résume la Grande Noirceur à une simple affaire de prédominance de la censure et d’un étouffant cadre religieux, tout cela en étant en voie de s’effriter discrètement sous l’effet de la modernisation de l’économie. En somme, la noirceur n’aurait été qu’un voile assez fragile, presque trompeur. Mais justement, la censure n’était pas le caractère essentiel de la Grande Noirceur. L’époque était aux prises avec un mal bien plus grand et bien plus pernicieux, celui du vide où tournait la majorité des vies d’ici. »

Ce  « mal » qui définit la Grande Noirceur, elle l’illustre à de multiples occasions dans ses Entretiens par des formules-choc.

« Le vide abyssal, l’ignorance et la servilité acceptée qu’elle induit. » « Un espace où le rien domine le temps humain. » « L’acceptation tranquille et généralisée du vide. » « Une vacuité durable si humiliante et désespérante. » « Des millions de personnes qui s’accommodent d’une vie sans relief faute de connaître autre chose. » « La règle générale, au Québec, était celle d’une vie d’ennui, de platitude, de fermeture. » « Un monde incommensurable, dont la jeunesse était littéralement volée, cédée à la vie minuscule. » « La platitude n’est pas nécessairement l’enfer ni nécessairement le malheur. Mais tout un monde vivait en deçà de son potentiel et ne savait pas passer le temps autrement. »

Merci, Lise Bissonnette, de nous le rappeler.