Quand l’ingérence chinoise au sein de la gauche était la bienvenue

2023/05/26 | Par Pierre Dubuc

Nos médias se déchaînent aujourd’hui contre l’ingérence chinoise dans la politique canadienne. Mais il fut un temps où elle était la bienvenue. Dans les années 1970, à travers les organisations maoïstes et plus particulièrement le Parti communiste ouvrier (PCO), Pékin a contribué à transformer le mouvement de libération nationale québécois en un appui au fédéralisme canadien. C’est ce qui se dégage de l’ouvrage Yuxi Liu, Les relations Québec-Chine, à l’heure de la Révolution tranquille (PUM, 2022).

La thèse de l’influence chinoise par le biais de sa théorie des trois mondes sur la gauche québécoise n’est pas nouvelle. Nous l’avons démontré dans notre ouvrage L’autre histoire de l’indépendance (Éditions Trois-Pistoles, 2003), mais ne nous imaginions pas qu’elle était aussi directe. C’est ce que prouve Yuxi Liu, documents à l’appui, dans le cadre d’une recherche entreprise dans le cadre de sa thèse de doctorat à l’UQAM.
La chercheuse d’origine chinoise a épluché les fonds d’archives des groupes maoïstes En Lutte!, du PCO – auparavant connue sous l’appellation Ligue communiste (marxiste-léniniste) avant sa transformation en parti – , de la Collection Paul Lin (Lin Papers). Elle a aussi mis la main sur un document explosif conservé au Centre d’archives de la Ville de Shanghai.

La naissance du maoïsme québécois

Le Canada a reconnu la République populaire de Chine en 1970, sous l’influence des Mish Kids, ces enfants de missionnaires protestants canadiens en Chine présents dans l’administration fédérale, mais également de professeurs en médecine de l’Université McGill qui sont allés à Pékin pour des séjours allant de deux semaines à un an, dans le contexte du programme d’échange Norman Béthune.

Quelques années plus tard, la gauche québécoise découvre le maoïsme. Yuxi Liu attribue une grande partie de cet intérêt à Charles Gagnon, qui publie en 1972 Pour le Parti prolétarien, qu’elle considère comme le texte fondateur du mouvement maoïste au Québec. Gagnon est l’initiateur du groupe En Lutte!, dont le journal voit le jour le 1er mai 1973.

Mais la véritable impulsion intervient avec la parution du Document d’entente politique pour la création de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada en 1975, issue de la fusion du Mouvement révolutionnaire des étudiants du Québec (MREQ), de la Cellule militante ouvrière (CMO) et de la Cellule ouvrière révolutionnaire (COR). Dès le début, la Ligue s’affirme comme étant un groupe non seulement maoïste, mais aussi prochinois. Ainsi, le projet politique est étroitement associé à la politique extérieure chinoise.

Pour comprendre la genèse de cet engouement pour la Chine, il faut considérer le rôle de Paul Lin. Yuxi Liu résume ainsi son parcours. Chinois né au Canada, Paul Lin y a fait ses études ainsi qu’aux États-Unis avant de s’installer dans la nouvelle Chine en 1950 et d’y demeurer pendant quinze ans. En septembre 1964, à la veille du déclenchement de la Révolution culturelle, il quitte la Chine pour revenir au Canada. Il est engagé par l’Université McGill à titre de professeur d’histoire et de responsable du projet de création d’un site de recherche sur l’Asie de l’Est.

Pendant son séjour à Montréal (de 1965 à 1982), Paul Lin a tissé des liens entre les acteurs étatiques, les universités et la société civile. Lin a des contacts avec plusieurs personnages politiques qui occupent des postes importants dans le gouvernement chinois et aussi dans d’autres secteurs, ainsi qu’avec les chercheurs d’autres départements d’études de l’Asie de l’Est à l’intérieur du Canada. L’autrice a été la première à procéder au dépouillement de la Collection Paul Lin (Lin Papers).

Un document révélateur

Dès 1972, Lin est à l’origine du voyage d’un premier groupe de trente étudiants canadiens, qui passe un mois en Chine. Mais ce qui nous intéresse, c’est le voyage, en mars 1974, de six membres du MREQ, qui séjourneront cinq semaines en Chine. Le MREQ est né à l’Université du Québec à Montréal en 1971 et il regroupe des étudiants militants dans quatre universités montréalaises et plusieurs cégeps. Au sein de la délégation, on trouve aussi quatre membres du groupe En Lutte! qui ont collaboré avec le MREQ pendant quelque temps.

Dans les archives d’En Lutte! et de la Ligue, qui deviendra officiellement le Parti communiste ouvrier (PCO) le 1er mai 1979, Yuxi Liu n’a trouvé que peu d’informations sur le déroulement de ce voyage. Mais elle a déniché un document intitulé « Formulaire d’inscription pour la réception des invités étrangers », conservé au Centre d’archives de la Ville de Shanghai, où on apprend quelles ont été les activités planifiées par les Chinois pour leurs invités québécois.

Il apparaît que le principal intérêt du voyage n’est pas tant de faire découvrir la Chine que de favoriser l’imposition de la « ligne juste » au sein de la délégation, dont les membres devaient faire le bilan de leur évolution idéologique. Les auteurs chinois du document précisent :

« Il y a eu certains problèmes, mais dans l’ensemble, le travail a été bien mené. E. s’est rapprochée de nous de manière significative, R. et L., qui étaient clairement sur les positions de l’EDJ (Équipe du journal En Lutte !) avant le voyage, en vinrent à comprendre nos positions sur la question nationale et la construction d’un nouveau parti communiste. »

Selon Yuxi Liu, le résultat de ce voyage se révèle dans l’affirmation de l’orientation politique du MREQ, qui sera confirmée dans le Document d’entente des trois groupes qui formeront la Ligue. La question nationale québécoise, qui avait jusque-là une place centrale dans la gauche québécoise, est reléguée au rang de « contradiction secondaire » et le projet d’indépendance du Québec est combattu. En fait, toute l’orientation politique du MREQ découle de la théorie des trois mondes, qui est la politique extérieure de la Chine. Cette fidélité à la théorie des trois mondes a, selon Yuxi Liu, assuré des rapports cordiaux entre la Ligue-PCO et le gouvernement chinois qui se manifestent au cours des voyages subséquents. Voyons en quoi consistait cette théorie.

La théorie des trois mondes

Au milieu des années 1970, poussent comme des champignons à travers la planète une multitude de groupes et de partis « marxistes-léninistes » qui se réclament de la « pensée Mao Tsé-toung » et adhèrent à la « théorie des trois mondes ». Élaborée par Mao, elle a été présentée devant l’ONU en 1974 par Deng Xiaoping.

La théorie communiste classique prônait l’alliance des pays socialistes avec la classe ouvrière des pays avancés et les mouvements de libération nationale des colonies et des pays dominés, contre les bourgeoisies impérialistes et les bourgeoisies locales qui leur étaient inféodées, dans le but d’instaurer le socialisme.

La « théorie des trois mondes » chamboule complètement le portrait. Elle n’aborde plus le monde en termes de classes, mais de pays. Elle prône une alliance entre les pays du tiers-monde, toutes classes confondues, avec les pays du « second monde » (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Canada, etc.) – toutes classes également confondues – contre les deux superpuissances que sont les États-Unis et l’URSS. L’objectif n’est plus l’instauration du socialisme à l’échelle du globe, mais la mise en place d’un Nouvel ordre économique mondial.

Un élément central de la théorie va révéler les visées véritables de ses promoteurs. Selon ces derniers, la guerre est inévitable entre les deux superpuissances. La théorie des trois mondes a donc pour objectif la formation d’alliances militaires. De plus, comme ses promoteurs ont décrété que l’URSS est la superpuissance la plus dangereuse, l’alliance du tiers-monde avec le second monde s’élargit rapidement pour inclure l’autre moitié du « premier monde », c’est-à-dire les États-Unis.

La référence aux pays socialistes disparaît et est remplacée par le tiers-monde – comprenant bien entendu la Chine – qui est « élevé au rang de force motrice de l’Histoire ». Dans le contexte de la guerre annoncée, les classes exploitées du tiers-monde et du second monde sont prestement invitées à s’allier à leur propre bourgeoisie qui, fût-elle impérialiste, devenait par un coup de baguette magique progressiste.

Dans le tiers-monde, les régimes les plus proaméricains comme ceux du Shah d’Iran, de Pinochet au Chili, de Marcos aux Philippines, de Duvalier en Haïti, de Suharto en Indonésie, doivent être soutenus et considérés comme faisant partie de « la force motrice de l’Histoire ».

Au Canada, selon la Ligue-PCO, la classe ouvrière mène la « lutte de classe » pour de meilleurs salaires contre la bourgeoisie canadienne, mais doit se préparer à s’allier avec son « ennemi principal » pour la guerre inévitable contre « le social-impérialisme soviétique, l’ennemi le plus dangereux de tous les peuples ».

Évidemment, il était difficile au Canada de ne pas dénoncer à l’occasion l’autre superpuissance, les États-Unis. Après tout, la gauche québécoise venait du mouvement anti-impérialiste d’opposition à la guerre au Vietnam. Mais l’impérialisme américain n’est dénoncé que dans le cadre de la défense de l’« indépendance » du pays. Le Canada doit se joindre à la coalition militaire contre l’URSS, mais en toute « indépendance ».

Il est aujourd’hui admis par tous les analystes de la politique internationale que la « théorie des trois mondes » a été développée par Mao Tsétoung pour justifier l’alliance de la Chine avec les États-Unis qui s’est concrétisée par le voyage de Nixon à Pékin en 1972.

La Ligue-PCO aux ordres de Pékin

S’affirmant comme dépositaire officiel (et exclusif) de la théorie des trois mondes au Canada, la Ligue-PCO s’opposera fermement à la lutte pour l’indépendance du Québec. Celle-ci risquait d’affaiblir le Canada, un pays du deuxième monde qui doit servir de contrepoids aux prétentions hégémoniques des deux superpuissances. Elle s’attaquera principalement à En Lutte! en lui reprochant de ne pas avoir saisi la nature du Canada comme pays du deuxième monde. En Lutte! capitulera. Il abandonnera sa position originale qui présentait la contradiction principale comme opposant la nation québécoise aux impérialismes canadien et américain. Il flirtera avec différentes variantes de la théorie des trois mondes.

Le combat pour faire adopter la politique extérieure de la Chine se mènera également dans les organisations progressistes québécoises. Yuxi Liu analyse en détail cette lutte dans deux organisations mises sur pied pour favoriser un rapprochement entre les peuples québécois et canadien avec la Chine : la Société Canada-Chine (SCC) et les Amitiés Québec-Chine.

La Ligue-PCO s’en prendra à l’organisme Amitiés Québec-Chine, fondée en 1973 et présidée par Victor Levant. Évidemment, du point de vue maoïste, sa seule présence « divisait » le mouvement. Aussi, la Ligue se félicite d’avoir « mené la lutte pour écraser les tentatives de Victor Levant qui visait à maintenir la division du mouvement d’amitié » et se vante d’avoir « réussi à dissoudre les Amitiés Québec-Chine, à unir le mouvement autour de la Société Canada-Chine (SCC) ».

De 1973 à 1975, la SCC est une association essentiellement montréalaise en dépit de son nom. Elle comprend des représentants des gouvernements du Canada et de la République populaire de Chine, de la Ville de Montréal, du ministère des Affaires intergouvernementales du Québec, des universitaires de McGill, des individus et des maoïstes. Elle compte environ 400 membres.

La Ligue-PCO l’oriente vers la création d’une fédération avec d’autres groupes d’Amitiés du Canada, mais cette proposition se bute à de nombreuses résistances de leur part parce qu’elles craignent de voir des groupes maoïstes exercer leur contrôle sur une organisation nationale.

Plusieurs autres documents provenant du fonds d’archives de la Ligue-PCO montrent que l’unification des groupes d’amitié à travers le Canada constitue depuis 1977 une tâche prioritaire. La Ligue s’était alors donnée pour mandat, « tout d’abord de gagner le soutien de la majorité des délégués, et ensuite d’isoler et de détruire l’influence des opportunistes et des anticommunistes qui contrôlaient les sociétés à Halifax, Edmonton, Saskatoon et peut-être Winnipeg ». Toute personne s’opposant à la ligne qu’impose la Ligue est qualifiée d’opportuniste et d’anticommuniste. Ces pratiques ont fait en sorte que de 200 à 300 personnes auraient abandonné la SCC de Montréal lorsque les membres de la Ligue en ont pris la direction.

Les militantes et militants des années 1970 reconnaîtront les méthodes utilisées par la Ligue-PCO pour détruire ou soumettre à sa direction les organisations populaires québécoises, privant ainsi le mouvement indépendantiste d’une importante base organisationnelle. Témoin privilégié de cette époque, Gaston Michaud le rappelle dans un texte publié récemment.

Le PCO largué…

Pour prouver la justesse de sa ligne et de son rôle de direction dans le travail d’amitié, la Ligue a eu besoin de l’appui de la Chine. C’est dans ce contexte qu’en mai 1978, une délégation de l’Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger visite le Québec.

Selon le rapport des échanges trouvé dans le fonds d’archives du PCO, les représentants chinois ont donné, dans un premier temps, leur accord pour une organisation nationale qui « permettra aux Chinois de mieux gérer la communication du Canada avec les amis de la Chine ». Mais c’est rapidement le désaveu : « Dans certains cas, nous avons constaté des erreurs gauchistes dans le travail d’amitié, qui ont réduit le nombre de membres et saboté le front uni sur lequel repose le travail d’amitié ».

Les délégués chinois critiquent sévèrement les conditions d’adhésion (l’accord avec le marxisme-léninisme) que certains groupes marxistes-léninistes ont imposées aux associations d’amitié. Ils soulignent que la Ligue-PCO a de la difficulté à comprendre « pourquoi il faut inclure des personnes de la droite et appartenant aux échelons supérieurs. Ces personnes font partie des principaux groupes gouvernementaux ou des milieux d’affaires ».

En fait, le document témoigne que la donne politique a changé. Après la mort de Mao en 1976, c’est l’ouverture commerciale et financière de la Chine. Elle fait appel aux capitaux étrangers et les échanges commerciaux et culturels se multiplient. L’année 1979 est une année charnière. Le 1er janvier, les États-Unis reconnaissent la République populaire de Chine. La même année, Liu Shaoqi, une des victimes emblématiques de la Révolution culturelle, accusé d’être « un dirigeant engagé dans la voie capitaliste » est réhabilité par Deng Xiaoping. Toujours en 1979, un rapport présenté à la 11e session de la Ve assemblée populaire nationale affirme que les propriétaires fonciers, les paysans riches et les capitalistes ont disparu en tant que classe et que la lutte des classes n’est plus la contradiction principale dans la société chinoise. La nouvelle contradiction principale que le pays doit résoudre se définit ainsi : Réaliser les quatre modernisations axées sur le développement des forces productives. Au rebut, la lutte des classes et la théorie des trois mondes.

Le PCO est pris de court. Désemparé, il est incapable de fournir à ses membres une explication convaincante de la situation en Chine. Mais cela ne l’empêche pas, l’année suivante, de dénoncer avec En Lutte! le référendum de 1980 en caractérisant la revendication de l’indépendance du Québec comme « un appel bourgeois divisant la classe ouvrière canadienne devant le projet d’un éventuel Canada socialiste ». Le virage à 180 degrés de la Chine et la position erronée sur le référendum auront raison des groupes maoïstes. Le groupe En Lutte! se dissout en 1982, le PCO en janvier 1983.

… au profit de Desmarais

Mais la Chine ne reste pas sans répondant au Canada. Des personnes des « échelons supérieurs » et « des principaux groupes gouvernementaux ou des milieux d’affaires » prennent la relève. Il faut dire que la « théorie des trois mondes » avait tout pour plaire aux classes dirigeantes du Canada, particulièrement sa condamnation de la lutte pour l’indépendance du Québec. Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau avait effectué un voyage en Chine dans sa jeunesse et son gouvernement avait été un des premiers à reconnaître la Chine à l’ONU à la place de Taïwan. Dans sa biographie de Paul Desmarais, Un homme et son empire (Les éditions de l’Homme), le journaliste Dave Greber décrit le rôle central joué par Paul Desmarais à partir de 1978 dans le développement des relations commerciales entre le Canada et la Chine. Greber écrit que « ce sont des enseignants du Centre d’études est-asiatiques de l’Université McGill qui attirèrent l’attention d’industriels et de financiers tels que Paul Demarais sur la Chine ». Le Centre avait été mis sur pied par Paul Lin.

De l’importance des questions internationales

Aujourd’hui, les alliances internationales sont renversées. Les États-Unis veulent conserver leur hégémonie en cherchant à contrer l’expansion de la Chine, qui a renoué avec la Russie.

Pékin met de l’avant une nouvelle version de la « théorie des trois mondes » dans laquelle elle se présente toujours comme étant la « force motrice » des pays en développement (pays du BRICS et autres) en proposant au pays du « second monde » européen une alliance économique pour affronter la superpuissance américaine dans l’objectif d’instaurer un Nouvel ordre économique, rebaptisé « monde multipolaire ».

Le Canada est sommé par Washington de mettre fin à sa lune de miel avec la Chine. Une partie de la gauche indépendantiste québécoise poursuit sa croisade contre la « superpuissance » russe en appuyant la guerre en Ukraine, mais sans se sentir obligé de maquiller le tout sous des incantations « marxistes-léninistes ». Une autre section de la gauche refuse de reconnaître le caractère impérialiste de la Chine et continue à la peindre aux couleurs du « socialisme ».

Plus fondamentalement, la très grande majorité de la gauche, aujourd’hui comme hier, s’intéresse peu aux questions internationales, alors que celles-ci peuvent avoir une importance déterminante comme nous venons de le démontrer avec l’exemple de la Ligue-PCO, qui prenait ses ordres de Pékin.