Comment réaliser sa vie comme un film

À force de vivre, de Claude Fournier

À force de vivre est le catalogue d’une vie dont l’auteur, Claude Fournier, se réjouit qu’elle n’ait pas été vécue par quelqu’un d’autre. On n’oserait le contredire?! Journaliste, poète, scénariste, directeur photo, monteur, documentariste, réalisateur ou producteur, il était là quand le Québec est sorti de sa torpeur avec la naissance conjuguée de la télévision et du cinéma québécois et l’essor de la poésie autour de Gaston Miron et de l’Hexagone.

Fournier a le talent rare d’être toujours là au bon moment et d’avoir connu tout le monde avant que leur renommée dépasse le cadre relativement restreint du milieu des arts. Qu’il s’agisse de Claude Jutra dont la mère était si fière qu’il ait laissé tomber le?«?s?» de leur nom de famille ou le futur réalisateur sulfureux d’El Topo, Alejandro Jodorowsky, alors qu’il gagnait sa croûte en assurant la mise en scène d’un spectacle de Maurice Chevalier, après avoir quitté la troupe de mime de Marcel Marceau.

Dans ses mémoires, Claude Fournier manifeste une empathie certaine pour le personnage de délinquant insouciant qu’il a aimé camper, une complaisance pour le Casanova impénitent qu’il a été et une rancune vivace pour tous les pisse-vinaigre qu’il a croisés dans sa vie professionnelle. Le mémorialiste n’est pas toujours flatteur pour ses compagnes ou ses amis, mais le portrait de groupe qui s’en dégage est sans doute le plus fidèle à l’époque qu’on puisse trouver à ce jour. Sans oublier que, premier scénariste des clowns Bim et Sol de la Boîte à surprises, Fournier a le sens du comique et de l’absurde.

Au hasard des rencontres, on prend un coup dans une taverne de Sherbrooke, en compagnie du rédacteur en chef de La Tribune, Alfred Desrochers, qui a guidé ses premiers pas journalistiques. Sur un transatlantique, on joue au ping-pong avec le poète Roland Giguère et une fois débarqué en France, on tente de maîtriser avec lui la conduite p-p-roblématique d’une d-d-eux chevaux.

Sa liaison amoureuse avec Judith Jasmin, la grande dame du journalisme, nous permet de rétablir l’ordre de ses amants : d’abord René Lévesque et ensuite l’impressario Nicolas Koudriatzev. L’écheveau des désamours successifs de la comédienne Thérèse Arbic est plus ardu à désentortiller, mais ça nous donne l’occasion de croiser Marilyn Monroe et Montgomery Clift dans le cadre newyorkais d’un party de l’Actor’s Studio.

En visitant la demeure westmountaise de Mimi d’Estée – elle a une chambre à louer – cette dernière lui demande avec tout le savoir-vivre déluré des comédiennes d’un autre temps?: «?Vous êtes bien l’ami de Thérèse Arbic ??» Elle craignait que la largeur du lit ne convienne pas à ses besoins. Un moment de grâce exquise ! En revanche, le striptease intégral de Monique Lepage, dans une Triumph décapotable filant dans le vent à toute allure et répandant dans sa traînée chemisier, jupe et dessous, est empreint d’une démesure fellinienne.

On ne s’ennuie pas avec Claude Fournier ! Le cadrage et le montage des images de sa vie est syncopé, sur un fond de gaudriole, comme les entrées et les sorties des Deux Femmes en or (1970), le film qui l’a fait connaître.

S’il a un peu de Casanova, il n’a rien de Don Juan. Pas question pour le mémorialiste de se découvrir une fibre moralisatrice sur le tard ! Mécréant, il était, mécréant, il demeure ! Et sa tendance naturelle à prendre les choses de la vie et du sexe comme elles sont, sans retenue et sans fausse pudeur, traduit bien un milieu artistique qui a pratiqué l’amour libre avant d’obtenir ses lettres de créance.

En vieillissant, Claude Fournier s’est assagi et, comme tous les créateurs du cinéma et de la télévision, il a consacré plus de temps à régler ses problèmes de fonctionnaires que ses relations de couple. Aussi bien dans la vie qu’à l’écran avec Bonheur d’occasion (1983), Les Tisserands du pouvoir (1987) et Juliette Pomerleau, il n’a pas cessé pour autant de pratiquer son métier de réalisateur. Ce qui donne le plan séquence le plus réussi de ses mémoires. On ne pourra plus raconter la vie de ses deux protagonistes sans s’y référer.

En 1995, bon ami de Lucien Bouchard, Claude Fournier entretient également des relations amicales avec l’ex-premier ministre Robert Bourassa, un gourmand délicat avec lequel il partage la même passion pour le bon vin et la cuisine. Ce dernier lui ayant confié au détour d’une conversation qu’il regrettait fort de n’avoir jamais rencontré Lucien Bouchard en dehors des occasions officielles, le metteur en scène se charge aussitôt de combler cette lacune.

En deux coups de cuillère à pot, le couple Bourassa et le couple Bouchard sont invités par le couple Fournier-Raymond à un repas à leur maison d’Abbotsford. La description du mémorialiste est à la hauteur du choix des vins et des plats.

«?Le mardi 5 septembre est une soirée sublime, l’air est tiède et le soleil qui se couche darde ses rayons rouges à travers les grands sapins qui bordent la véranda où nous prendrons l’apéro : du champagne accompagné de canapés au foie de morue frais des îles de la Madeleine et au saumon fumé. Cette première partie se déroulera comme les premières rondes d’un combat de boxe de championnat ; les deux hommes, qui paraissent vraiment se respecter l’un l’autre, commencent par s’étudier avec précaution.

La portée de Bourassa est plus courte, mais il possède beaucoup d’aplomb et même s’il ne fait pas physiquement le poids face à son adversaire, il est clair que sa vaste expérience compensera. Lucien paraît très content d’avoir accepté la rencontre et on le sentirait presque impressionné par la qualité de l’homme qu’il affronte.

Les premiers échanges : quelques directs par Bourassa pour évaluer la résistance de la mâchoire de son adversaire dans les secteurs de la finance et de l’économie. Lucien réplique par quelques coups à la tête. Lui, le féru de littérature et de philosophie, veut savoir s’il trouvera un peu de Proust ou de Spinoza dans la tête de son adversaire.

Après quelques rondes, au moment où la cloche sonne pour passer à table, on pourrait annoncer que chacun a marqué le même nombre de points. Le score est nul avec peut-être un léger avantage pour Bourassa. Le combat s’annonce passionnant?».

Le mémorialiste fait une pause pour déguster avec ses invités un carré d’agneau québécois, cuit sur le gril, servi, précise-t-il, avec une sauce à la gelée de pomme et une casserole de légumes à la Missoni, arrosé de Grands Echézeaux 1982.

La joute reprend, les sujets se corsent «?On en vient rapidement à l’entente de juin entre le Parti Québécois, l’Action démocratique et le Bloc québécois qui conduit au deuxième référendum sur la souveraineté du Québec, qui aura lieu le 30 octobre suivant. Les coups se font de plus en plus précis, Bourassa cherchant obliquement par des crochets à éprouver les convictions souverainistes de Lucien, qui réplique par d’impressionnantes combinaisons de coups, des coups qui portent et semblent ébranler Bourassa, lequel continue cependant à douter de la détermination des Québécois?».

Depuis que la rencontre entre les deux hommes politiques a été arrangée, Marie-José Raymond, ex-membre fondateur du RIN, a résolu de profiter de la circonstance pour qu’à tout le moins Robert Bourassa ne prenne pas position contre le camp du oui au référendum qui approche. Ce dernier reprend à peine son souffle après une deuxième ronde assez vive, quand Marie-José lui demande de but en blanc s’il se souvient de sa déclaration à l’Assemblée nationale après l’échec de Meech.

«?– Oui, dans ses grandes lignes, mais je ne pourrais sans doute pas vous la répéter mot à mot.

J’ai encore moins de mémoire que vous, lui confie Marie-José en souriant, alors je l’ai notée?: Le Canada anglais doit comprendre de façon très claire que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le Québec est aujourd’hui et pour toujours une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement. C’est bien ce que vous avez déclaré le 22 juin 1990, trois jours avant la Saint-Jean-Baptiste ? M. Bourassa acquiesce.

Et tout le monde vous appuyait, poursuit Marie-José, tous les partis et, plus important encore, la majorité de la population.

Oui, dit-il en riant, pour une rare fois dans ma carrière politique, j’avais rallié tout le monde.

Si vous aviez décidé alors de décréter la souveraineté du Québec, toute la population vous aurait suivi, y compris les partis politiques ? Vous auriez réussi là où René Lévesque a toujours échoué. C’est à vous qu’on devrait le pays.

Robert Bourassa réfléchit longuement, mais il ne répond pas.

Franchement, vous aviez le Québec à vos pieds, vous auriez pu proclamer la souveraineté...

Nous sommes évidemment tous suspendus aux lèvres de Bourassa, mais ce ne sera pas lui qui répondra. Andrée, sa femme assise à ma droite, et qui n’a pas parlé beaucoup de la soirée, s’écrie sur un ton autoritaire, presque véhément:

Robert, tu sais très bien que je ne t’aurais jamais laissé faire !

Et Andrée Simard jeta à Robert le regard foudroyant qu’une mère lance à son enfant pour lui éviter de commettre une grosse bêtise.

Le combat magnifique engagé entre Bourassa et Bouchard venait de se terminer brutalement par K.-O., et le coup de grâce n’avait même pas été porté par un des protagonistes.?»

Cette fois le mémorialiste fait confiance à la douceur d’un gâteau au fromage et de sa confiture pour réchauffer un peu l’atmosphère glaciale qui s’est répandue dans la salle à manger.

Néanmoins, Marie Josée Raymond, usant de tout le charme dont elle est capable, ramène la conversation sur le référendum.

«?– Monsieur Bourassa, nous en avons discuté et vous pourriez nous rendre un grand service, à Lucien et à nous tous qui croyons en la souveraineté du Québec.

Vous n’allez pas me demander de changer de camp, dit-il en jetant un coup d’œil vers Lucien pour jauger si ce dernier était vraiment inclus dans ce « nous en avons discuté ». Lucien demeura imperturbable.

Ce qui serait extraordinaire, c’est que vous ne fassiez pas campagne pour le non contre nous, que vous décidiez de rester à l’écart. Lucien sourit. Andrée Simard resta muette.

De toute manière, fit remarquer Audrey, les gens savent de quel côté vous êtes !

Qu’est-ce qu’on lui doit, au Canada anglais ? Est-ce qu’il a fait assez pour vous pour que vous continuiez à vous battre contre nous ?

Je ne peux pas vous le promettre formellement, ce serait contre ma nature, répliqua M. Bourassa avec ce sourire intrigant et madré qui lui seyait si bien, mais je ne ferai pas campagne pour le non, je n’en ai pas l’intention?».

Là dessus, le mémorialiste s’interroge. «?Je ne sais pas si M. Bourassa, à ce moment précis, jetait la serviette, j’eus plutôt le sentiment qu’il en avait assez de ces batailles dont il n’était jamais sorti victorieux et que, ma foi ! si l’avenir du pays devait changer de direction grâce à quelqu’un comme Lucien, qu’il semblait franchement estimer, eh bien ! pourquoi pas ??»

Et Claude Fournier conclut la séquence par une observation qui éclaire le destin des deux couples. «?Autant Andrée Simard n’eût jamais aiguillonné M. Bourassa vers la souveraineté, autant Audrey Best ne se sentait pas d’affinités avec le statut de première dame du Québec. Elle ne perdait d’ailleurs jamais une occasion de répéter avec un certain mépris que le premier ministre du Québec ne représentait pas plus que le gouverneur de l’État américain le moins important. Qui, demandait-elle, rêverait d’être la femme du gouverneur du Wyoming ? Certainement pas Audrey, la Californienne?».

Encore une scène que les comités de lecture de Téléfilm ou de la Sodeq jugeront invraisemblable !

À force de vivre, Claude Fournier, Libre Expression, 2009