Je le jure sur la tête de la mère à Paul

Paul Rose 1943-2013

Très jeune, j’ai appris qui était Paul Rose. Je ne me souviens pas comment ou par qui. C’est comme si je l’avais toujours su. Je m’appelle Félix, j’ai 25 ans et Paul Rose, c’est mon père.

Il est difficile pour un fils qui aime inconditionnellement son père de réaliser que ce dernier a été condamné à une peine aussi grande. Enfant, je me questionnais secrètement : comment une personne aimante et dépourvue de méchanceté pouvait avoir fait toutes ces années de prison ? Comment expliquer l’inexplicable ?

Adolescent, j’étais inconfortable d’en parler sérieusement avec lui. Je me suis rabattu sur les livres d’histoire et articles de journaux. Submergé de questions sur nos origines, j’entrepris la création d’un arbre généalogique.

Mon père s’est grandement impliqué dans mon projet. Ensemble, nous avons trouvé des noms, des dates, des photos, mais surtout des récits qui ont façonné notre lignée. Cette passion commune nous a énormément et magnifiquement rapproché.

Je n’ai pas connu ma grand-mère, Rose Rose (1914 - 1981), mais pourtant, c’est tout comme. Très éveillée socialement et politiquement malgré son peu d’instruction, elle a eu une influence majeure sur ses enfants. Elle revient souvent dans les conversations et son portrait format géant (lors d’une arrestation pour affichage illégal) trône à la maison.

Travailleuse dans le textile, elle conçoit elle-même les vêtements de sa famille. Ne pouvant tolérer la misère, ma grand-mère aidait les plus démunis de Jacques-Cartier. Dotée d’un esprit de sacrifice, son bonheur passe par celui des autres.

Après l’arrestation de ses fils en 70, elle leur sera d’un appui inconditionnel et multipliera les sorties publiques pour l’amnistie des prisonniers politiques et leur libération. Elle devient porte-parole du CIPP et va jusqu’à l’ONU pour défendre mon père. Ma grand-mère meurt du cancer du sein quelques mois avant la libération de Paul. On n’autorise pas mon père à la voir une dernière fois.

Quand mes parents veulent vérifier si je dis la vérité, ils me demandent de « jurer sur la tête de la mère à Paul ». Trente ans après sa mort, elle est encore omniprésente dans l’esprit des Rose.

Peu intéressé à la chose publique et plutôt suspicieux devant tout engagement politique, mon grand-père Jean-Paul Rose (1917-1980) fut dépassé par le vent d’émancipation des années soixante.

Comme son père et ses frères, il a bûché toute sa vie à la Redpath Sugar. Travaillant 16 h par jour avec seulement deux semaines de vacances par année, il était rarement à la maison. C’était un excellent travailleur manuel autodidacte toujours prêt les fins de semaines à dépanner les gens du quartier.

Orgueilleux et conservateur, il accepte mal que ma grand-mère se trouve un emploi. Dépassé par les évènements de 1970, Jean-Paul soutient discrètement son épouse dans sa lutte pour faire libérer Paul et Jacques. Inconfortable avec la prison, il va visiter Paul deux fois en dix ans. Très malade à cause de sa grande exposition au sucre, il meurt du diabète en 1980.

Malgré tous les reproches adressés par son frère et ses sœurs, Paul est toujours le premier à défendre son père. S’il n’était pas ouvert aux changements sociaux, c’est qu’il ne voulait pas perdre le peu qu’il avait. Mon grand-père a tout fait ce qu’il pouvait pour nourrir ses enfants et leur donner une « bonne vie ».

La Redpath Sugar, l’entreprise où quatre générations de Rose ont travaillé, a fermé ses portes en 1980. L’édifice abrite aujourd’hui de nombreux lofts luxueux et les silos ont été transformés en centre d’escalade. Il reste quelques vestiges des « catacombes » où mon grand-père a sué une grande partie de sa vie.

Paul, Jacques et moi marchons sur le bord du canal Lachine, près de la façade de l’ancienne usine. Les frères Rose font un retour sur l’histoire ouvrière de nos ancêtres et sur les réticences de Jean-Paul à lutter pour changer ses conditions de travail.

Ils se souviennent de leur première visite dans « les catacombes » de la Redpath. Le sucre brun débordant de gigantesques bouilloires était ramassé à la pelle par des hommes au torse nu. Sans système d’aération, sans fenêtre et avec des vapeurs étourdissantes, les conditions étaient tout simplement « horribles ».

Pour des jeunes comme eux, ce premier contact les marqua pour la vie. Jacques se remémore d’une conversation entre ses parents. Jean-Paul, ayant de la misère à rejoindre les deux bouts, a évoqué l’idée que ses deux gars puissent le rejoindre à « shop ». Le non de ma grand-mère fut catégorique.

Paul me raconte qu’un collègue de son père était tombé dans l’une des grosses « marmites ». Après une longue recherche, seule sa montre fut retrouvée. Cet accident a mené à une « occupation » de l’usine par des employés afin d’améliorer les conditions de sécurité. Pour une des rares fois, les frères Rose ont vu leur père protester. Jacques et Paul parlent de l’appui qu’ils ont apporté à leur père pendant ces semaines difficiles. C’est la goutte qui avait fait déborder le vase.