Jacques Ferron le Docteur Admirable

Le portulan de l’Histoire

2018/03/23

Nous avons cette chance inouïe que le plus grand écrivain québécois ait été notre contemporain. Ce qui nous donne sans doute le privilège de le méconnaître avec la même souveraine insouciance qu’eurent les paroissiens du  curé de Meudon pour Alcofribas Nasier.  

À la limite, tant il est vrai qu’avant de connaître, il faut d’abord reconnaître, on peut encore se laisser croire que du trémolo de Nelligan au souffle au  cœur de Saint-Denys Garneau, la littérature québécoise n’oscille toujours qu’entre les champs de bleuets sylvestres de Félix Leclerc et la folie impériale de Claude Gauvreau. Et de n’avoir eu vent de l’existence de Jacques Ferron que par ouï-dire.

Or, le docteur Ferron, c’est notre Rabelais, entrelardé du meilleur Voltaire, avec un soupçon du flegmatisme d’Alphonse Allais et la dent dure de Swift. Comme quoi dès qu’on sort des sentiers battus et qu’on pousse une pointe vers l’Isle Sonante, tous les cheminements et toutes les pérégrinations se  croisent invariablement devant la porte d’une ancienne abbaye – toujours à l’enseigne de Thélème – transposé depuis peu en gîte du passant, dont la seule distinction est d’avoir pour clientèle tous les pataphysiciens de ce monde dont la science est celle des solutions  imaginaires. Ou plutôt dans et par l’imaginaire ! Le docteur Ferron y a ses entrées fabuleuses et y fréquente en excellente compagnie. Lorsque Alfred Jarry apprit la création du parti Rhinocéros, on dit qu’il en verdit de joie et s’écria : « De par ma chandelle verte ! si ce pays existe déjà, il mérite qu’on l’imagine tel qu’il est ! »

L’œuvre du Docteur Admirable n’entre pas dans la catégorie des témoignages attendris ou des souvenirs compassés : C’est un passage obligé. En fait, le premier pont entre les deux rives de notre être collectif. Autrement dit, par la vertu même de l’écrit ferronnien, le pays incertain devient non seulement vraisemblable mais incontestable puisqu’en arrimant solidement les deux rives de sa réalité l’une à l’autre, le « pont-à-Ferron » transmute les fantasmes de la chimère en rêve commun, le folklore  en histoire et met fin à la tradition de l’errance parallèle du vague à l’âme et de l’historicité. Le  poète ne marche plus à côté de ses mocassins.

« Je suis le dernier de la tradition orale, a dit  Ferron dans le Mythe d’Antée, et le premier de la transposition écrite. D’une façon, il aurait bien pu être le compagnon de table de  Louis-Joseph Papineau, le précurseur prématuré de la transposition politique. Ils sont tous deux des hommes du XVIIIe siècle. L’auteur des  Grands soleils, qui n’a rien d’un romantique à la Louis Fréchette, a tout d’un libertin encyclopédiste égaré dans le XXe siècle. Tout comme le grand tribun l’était dans le XIXe.

La tâche et le projet du Docteur Admirable sera précisément de démêler la confusion de nos temps et de régler, pour la première fois, l’heure culturelle sur le pays réel. C’est-à-dire lui donner l’heure. Ce qui pour un pays n’est pas nécessairement le moment de sa transposition historique mais le battement de sa vie même. Notre lot collectif aura souvent été – non de produire – mais d’hériter de divers grands hommes dont la désespérante constance est de rêver l’ancien rêve dans le nouveau temps : en ce sens la « grande noirceur »  se résume à une simple arythmie entre le temps d’un songe creux ruralisant et celui d’une réalité moderne du dernier cri. 

Grand horloger à l’image mécaniste d’un dieu du XVIIIe siècle, Ferron a poursuivi l’entreprise prométhéenne de récupérer le temps et l’heure du rêve québécois dans ses ailleurs pour l’asseoir dans son ici. Ce faisant, il, a permis au pays de devenir la transposition, ni au passé, ni au futur, mais au présent de sa culture. En somme, le Docteur Admirable nous a tous mis au monde tant que nous sommes. Et avec ironie. Ce qui dans la vie des littératures demeure le plus proche équivalent d’une naissance naturelle. 

« Je bâtis de pierres vives, ce sont hommes ! » aurait-il pu écrire comme son illustre collègue accoucheur, Maître François. Le Docteur Admirable ne croyait pas que le Québec était assez nombreux pour ne pas inviter  tout le monde au théâtre et qu’il devait faire en sorte que tout un chacun s’y reconnaisse dans  ses mots, ses images et  ses musiques. 

Pas plus qu’il ne le croyait assez parvenu pour faire la fine bouche sur ses contes, ses légendes, ses mythes et ses héros populaires, ses historiettes et son héritage sauvage, sans oublier la ceinture fléchée de tous ses innombrables métissages, amérindiens,  anglais, écossais, irlandais, portugais, espagnols, français, italiens, grecs et maintenant africains, haïtiens, maghrébins, chiliens, argentins,  mexicains, libanais, vietnamiens et chinois.

À quoi bon écrire si c’est pour redire ce que tout le monde a dit ?  Pour penser ce que tout le monde pense ? Pour revoir ce que tout le monde a vu ? À force de la répéter en boucles, on finit par prendre l’image qu’on s’en fait pour la réalité ! On n’écrit pas pour un focus group ! 

 « Lorsque tout le monde est d’accord avec moi, disait George Bernard Shaw, je commence à m’inquiéter ». Jacques Ferron savait très bien que pour le commun des mortels, la fonction de l’écrivain est de faire voir ce qu’on ne voit pas, dans l’ordinaire ou l’extraordinaire, faire entendre ce qui se tait, comme ce  qui s’est tu, et encore plus que de savoir raconter les péripéties d’un geste, d’une vie, d’un destin ou d’un événement, en accoucher  le sens.

« Rimbaud a-t-il jamais su qu’il était Rimbaud ? Je ne le pense pas ! » écrivait Maître Jacques dans une historiette, La folie d’écrire, en 1974. « Et ces gens, Molière, Shakespeare et Dickens, avaient-ils  appris de leur vivant, au bout de la boucle, qu’ils étaient les susdits, qui MOLIÈRE, qui  SHAKESPEARE, qui DICKENS ? J’en doute. Peut-être un peu. Mais si peu ! Pour une fraction, le dixième, pas plus, de ce qu’ils sont devenus. Ils vivent dans le quotidien, dans l’incapacité d’apprécier la portée de leurs œuvres. […] 

« L’écriture que je pratique me semble un circuit solitaire et muet, une boucle hors de la parole, qui vient de la parole et doit retourner à la parole, d’une façon ou d’une autre, un peu comme le poisson saute mais doit revenir à l’eau, le marsouin plonge mais devra refaire surface. J’écris hors de mon élément, dans un lieu d’écoute et de réflexion. Il ne saurait être question que je le fasse comme je parle. Par la même occasion, je tente assez vainement de m’avantager d’une œuvre personnelle avec les mots de tout le monde. Est-ce possible ? En ai-je  seulement le droit ? Cette digression n’est-elle pas une transgression ? […]

« Cela dit, que j’ajoute que dans le circuit solitaire et muet, où l’on se met pour écrire, il règne un temps mort et que faute de stimulation, on ne fabrique pas le conte, la nouvelle, le p’tit roman à la façon des véritables conteurs qui œuvrent sur un vieux fond et content comme il se doit avec les nuances du moment, le concours des auditeurs, généralement à la veillée et selon une mise en scène déjà connue. On écrit dans l’à-propos de ceux-ci, dans une sorte d’absolu désolant qui oblige à faire vite, d’une plume lente, tout autrement que par la parole où d’une voix vive, où on se donne l’aise de la lenteur. 

« Les conteurs naturels savent d’avance où ils vont, car ils ne peuvent se permettre de ne rien inventer, tandis qu’on écrit à l’aveuglette  pour se piquer de curiosité. Avec 
le concours d’invraisemblables muses, avec l’aide de l’alcool, du thé et du café pour ne parler que des bénins, les moins nocifs, pout oublier Mithridate (devenir insensible par accoutumance), voué à la perte toujours tyrannique en dépit de ses défaites : qu’on écrit sous l’impression d’inventer, se payant même l’illusion d’être des créateurs, sinon des dieux, en tout cas de fameux mégalomanes ».

Extrait d’un texte publié dans L’Apostrophe (9) (2006)