L’alias du non et du néant

Le portulan de l’histoire

2021/01/29

Pour souligner le centième anniversaire de la naissance de Jacques Ferron, nous reproduisons un texte publié dans Le Devoir, un mois avant le référendum du 20 mai 1980. 

Aux approches de la soixantaine, j’ai perdu le profit de vivre. Je ne suis plus ce que je serai. Je suis ce que j’ai été, c’est-à-dire beaucoup moins. À chercher, j’ai trouvé l’impasse et je me tiens devant le mur des ténèbres. Derrière, qu’y a-t-il ? Le néant ? Avant d’être dans l’impasse, j’étais porté à le croire, mais sans m’en faire un grand souci. Maintenant j’y répugne. Le néant m’apparaît un alias, l’alias suprême, l’alias parfait.

Non seulement je me dépouillerais complètement de moi-même, de mon corps certes, mais aussi de mes enfants et de mon pays, mais encore, je me retrouverais à rien, comme si je n’avais jamais vécu, et cela m’apparaît insensé. Ce n’est donc pas la mort que je crains, ce serait cette inconséquence décisive et finale, c’est mon reniement. Quoi ! après m’être tenu responsable de tout, même si je l’étais si peu, je sais (mais la responsabilité devait commencer par moi à qui seul je pourrais l’imposer), après m’être conféré une autorité que je n’ai jamais détenue, je le savais, sous l’impression du moins d’exercer quelque pouvoir par l’écriture, un pouvoir usurpé, je l’admets, puisque personne ne m’avait demandé d’écrire, un pouvoir quand même auquel je tenais d’autant plus que je l’avais pris et dont je devais répondre, seul; quoi ! tout cela ne serait que vanité !

Il se peut, en effet, il se le pourrait. Je ne suis pas tellement fier de mes livres, je ne l’ai jamais été. Je n’ai jamais pensé au monde entier en les faisant. Il m’aurait semblé incongru d’envoyer un manuscrit en France. Mes livres je les ai faits pour un pays comme moi, un pays qui était mon pays, un pays inachevé qui aurait bien voulu devenir souverain, comme moi, un écrivain accompli, et dont l’incertitude est même devenue mon principal sujet, ce qui m’a forcé à mêler au beau livre dont je rêvais de la rhétorique, un discours politique plus ou moins camouflé. Tout cela assez mal assemblé, avec de l’ambiguïté, de la confusion et même du radotage, comme l’a noté Gérard Bessette qui fut déjà mon ami. En dépit de tout cela, je tiendrais, je tiens, à garder la responsabilité de mes œuvres et de ma vie, et d’en répondre après ma mort si l’on daigne alors me faire l’honneur d’un procès.

Ah ! je sais que les morts n’en mènent pas large, qu’à lutter pour garder leur identité, grugés de toute part, ils vivotent quelque temps et finissent par mourir, eux aussi. Mais alors, au lieu de se dissoudre à jamais, sans plus de contour ni de couleur, dans l’immatériel, qu’il fût l’absolu de Dieu ou le vide du néant, ils pourraient le faire plus simplement dans le sein de leur pays, pourvu que ce pays en soit devenu un, non plus un pays de fait, mais un pays de droit, un pays reconnu, un pays qui ait un dedans et un dehors. C’est à ce pays dont on n’aurait plus à discourir à longueur de vie et de génération, où les vivants n’auraient plus à brandir des drapeaux et des proclamations, où les morts pourraient reposer en paix, tels qu’ils ont été, en gardant leur identité, c’est à ce pays que je pense et dont je rêve en 1980.

Mes rapports d’écrivain avec la politique sont devenus plus discrets. Aussi longtemps que l’imaginaire occupait toute la place, parce que nous n’avions pas d’homme d’État dans le gouvernement, mais des politiciens craintifs qui frôlaient les murs, ces rapports avaient plus d’importance, trop même, à mon gré, dans mes livres. Je ne les ai pas faits avec la sérénité que j’aurais eue dans un pays ordinaire dont la pérennité m’aurait permis plus de patience, un meilleur métier. Y avait-il urgence ? Je l’ai cru.

En passant de la Gaspésie, province de langue verte, à Montréal, ville frontière comme l’avait déjà été Lowell, où deux langues se salissent, où le français se décompose pour mieux être digéré par l’anglais, consterné, je me suis dit : « À quoi bon écrire pour un peuple qui risque de me fausser compagnie ? » Et plus encore que la perte du lecteur, j’appréhendais le tarissement de la langue verte, indispensable à l’écrivain. J’avais un sacré respect pour la littérature et rien ne me console autant de ma prose utilitaire, de ma prose mineure, que la prose somptueuse d’un Lévy Beaulieu et le beau livre imperturbable que j’aurais aimé faire, que mes cadets écriront.

Depuis 1976, ici et maintenant, comme vous dites, des politiciens sérieux, qui connaissent leur métier, que j’admire et que je respecte, ont pris la politique en main. Je n’ai plus qu’à me taire et je me tais. Je me rends compte, aux approches de la soixantaine, que je n’ai plus la verve que j’avais et que décidément, mon beau livre, je ne l’écrirai jamais. Je lis de la littérature pieuse dont l’humilité me plaît. Je ne crois pas beaucoup à la prédestination parce que je ne la tourne pas à mon avantage comme le font les protestants, qui ne doutent pas d’être sauvés, et qui, par la prédestination, acceptent aisément le code génétique, parce qu’il leur permet de se croire supérieurs.

Je regrette que le catholicisme ait cessé d’être pour nous une religion nationale. Et il l’était vraiment. Et quand il a décidé de ne l’être plus, à partir de 1945, parce qu’après tout ce n’était pas là sa mission, lui qui était tout, il est tombé à rien parce qu’il avait perdu sa raison d’être. Ces Messieurs de l’Action catholique se sont recyclés dans la politique fédéraliste, par ressentiment. Ils ont trop voulu notre salut; maintenant, avec le froid calcul des sacristies, ils cherchent notre perte. Le pouvoir qu’ils ont perdu, ils le reprennent ailleurs. Des gens aussi avides et vindicatifs n’avaient probablement de la religion que la défroque, comme Monsieur Tartuffe… Je me plais donc dans les humbles livres que leur conversion politique a purgés de toute malice. Je suis peut-être entré déjà au royaume des morts. C’est ainsi que l’idée du néant m’est venue, l’idée qu’il fut un alias, une fraude contre soi-même, un abandon des siens, la perte de tout honneur ; qu’il fut le NON majuscule que ces Messieurs, dont je viens de parler, nous demandent si pieusement de tracer en minuscules.

La charrette des mots. Jacques Ferron. Éditions Trois-Pistoles, 2006